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Dans un entretien récemment paru, Élisabeth Roudinesco m’accuse d’avoir affirmé qu’Emmanuel Lévinas , Jacques Derrida et Jacques Lacan seraient devenus « nazis » sous l’influence de Heidegger. Or, rien dans mes publications ne permet d’étayer une affirmation aussi insensée, tout au contraire. Cette accusation sans fondement apparaît emblématique d’un problème culturel général, à savoir que, malgré son importance internationale, la réception de la pensée heideggérienne n’a guère fait l’objet jusqu’à présent d’analyses rigoureuses. C’est exactement la raison pour laquelle j’ai écrit une étude d’ensemble sur Arendt et Heidegger, où je restitue, sur la base de lettres inédites, l’évolution de la pensée d’Arendt, de sa critique de Heidegger en 1946 à son retournement apologétique à partir de l’été 1949, après qu’elle a lu la Lettre sur l’humanisme de 1947 et qu’elle a été fascinée par la violence avec laquelle Heidegger avait entrepris de « dynamiter » la pensée et la culture occidentales . À partir des années 1950, Arendt a travaillé plus que quiconque à faire connaître l’œuvre de Heidegger et à le défendre, en concertation avec son épouse Elfride, et elle est allée jusqu’à ériger celui-ci en « roi secret » dans le royaume de la pensée.
L’heideggérianisme d’Arendt mérite entre tous une étude approfondie car son paradigme aristocratique et inégalitaire du politique lui doit beaucoup.
L’évolution d’Emmanuel Levinas apparaît radicalement différente, comme je l’ai montré dans un entretien avec la philosophe Michèle Cohen-Halimi publié sous le titre « Heidegger ou la traversée de la nuit ».
Levinas n’a jamais caché qu’il éprouvait une sorte de fascination pour Être et temps, mais il faut voir ce qu’il a retenu du livre. L’étude que lui consacre Levinas en 1932 reste au seuil de l’ouvrage. Il s’intéresse aux premières descriptions de l’existence, mais ne dit pas un mot de la section centrale sur l’historicité, avec la conception du destin authentique ramenée à la communauté du peuple (§ 74) et la critique heideggérienne contre « tous les relativismes dépourvus de sol » (§ 77). Heidegger appelle à travailler « dans l’esprit du comte York », alors que les lettres de York à Dilthey manifestent, comme je l’ai montré en 2012, un esprit ouvertement antisémite .
Lorsque Levinas a compris ce que représentait réellement Heidegger, il a composé quelques-unes des pages les plus dures jamais écrites contre lui. En 1957, dans La philosophie et l’idée de l’Infini, Levinas présente Heidegger comme « l’aboutissement d’une longue tradition de fierté, d’héroïsme, de domination, de cruauté ». Celui-ci « maintient un régime de puissance plus inhumain que le machinisme », une « adoration féodale des hommes asservis pour les maîtres et seigneurs qui les commandent », sur laquelle repose, selon Levinas , le national-socialisme. C’est une « maternité de la terre » qui engendre la « tyrannie politique » et la « guerre ». Et dans Heidegger, Gagarine et nous, Levinas a bien mis à jour la « cruauté » de « la scission de l’humanité en autochtones et en étrangers » auquel conduit le mythe heideggérien de l’être.
L’éthique du rapport à l’autre de Levinas est aux antipodes de Heidegger. Elle repose sur une métaphysique de l’infini inspirée de Descartes, proche de la philosophie de l’infini d’Alexandre Koyré et de la métaphysique de l’éternité développée également contre Heidegger par Édith Stein.
Lorsque Jacques Derrida met sur le même plan dans De l’esprit l’engagement nazi de Heidegger et son « geste encore métaphysique », il apparaît certes moins lucide que Levinas . Ma réserve demeure néanmoins mesurée dans la mesure où il est difficile de lui reprocher de ne pas avoir vu ce qui est aujourd’hui manifeste à la lecture des Cahiers noirs, à savoir que le « dépassement de la métaphysique » recherché par Heidegger n’est pas un thème philosophique, mais une volonté de substituer à la métaphysique ce qu’il nomme « la métapolitique du peuple historique », dont il voit l’accomplissement dans le « nouveau rapport à l’être » instauré par le « national-socialisme spirituel».
Le rapport de Lacan à Heidegger est encore une tout autre question. Il le cite beaucoup au début de son enseignement, nettement moins à la fin, et, comme l’a rappellé récemment Yann Diener, il dira en 1967 ne s’être réclamé de Heidegger que « pour y trouver une formule frappante ».
Si combattre aujourd’hui le racisme et l’antisémitisme passe par une critique avertie de Heidegger, l’étude de son influence, de Levinas à Arendt, exige des analyses différenciées.
Emmanuel Faye
L’article en italien est traduit du français par Livia Profeti
Quelques références ont été supprimées pour des raisons de longueur autorisée de l’article.