Le concept cartésien de préjugé

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Dans la lettre à Clerselier, où Descartes répond à des « instances », ou objections, de Gassendi à certaines réponses faites par lui à des objections antérieures le philosophe précise ce qu’il en est plus précisément d’un concept de préjugé. Il s’agit notamment de justifier le fait que la destruction de « toutes [nos] anciennes opinions » – terme que nous considérons nous-mêmes ici comme un synonyme de préjugé – ne signifie nullement se défaire de « toutes les notions qui sont en notre esprit ».

L’hypothèse serait tout d’abord que notion et préjugé ne sont pas, quant à eux, synonymes. Notamment préjugé ne signifie pas exactement « ce qui vient avant le jugement », lors même que cela est sans doute le cas des notions, mais ce qui est le résultat d’un jugement dont nous avons mémorisé la conclusion alors que nous ne possédions pas les principes permettant de s’assurer de la validité de ce jugement. Le préjugé est en somme non quelque chose qui ne serait pas le fait d’un jugement mais le fait d’un jugement hâtif, aux attendus et aux enchaînements non examinés et questionnés dans leur signification réelle. Avoir des préjugés, ou « opinions », c’est garder en mémoire les conclusions de jugements dont nous n’avons pas problématisé le contenu et examinés en conséquence. Il s’agit bien en effet d’examiner et, ainsi, de porter un « jugement sur le jugement ». En général l’examen aboutit à une destruction des jugements.

Mais cette destruction, souhaitable et à rechercher, ne signifie nullement priver l’esprit de ses notions. Descartes le précise clairement : l’examen critique des préjugés n’a pas pour conséquence de ne pas « retenir toutes les mêmes notions en sa mémoire ».

Le fait, par exemple, de détruire le préjugé selon lequel « la terre est plate » ne signifie nullement s’amputer des notions de terre et de platitude. C’est en tant que raisonnement et liaison de notions que le préjugé appelle la destruction. Le doute cartésien ne vise donc pas à priver l’esprit de ses ressources notionnelles mais à lui procurer les moyens de s’assurer du bien-fondé de la relation qu’il établit, par l’acte de jugement, entre ces mêmes notions. Que la terre soit ronde n’implique pas l’absurdité de la notion de platitude.

La philosophie trouverait ici sa justification. Elle serait la discipline nous permettant d’évaluer la consistance logique, sémantique et surtout ontologique des liaisons que nous mettons entre les notions. Elle guide et même forme la volonté dans sa recherche de vérité. À tout moment nous pouvons mettre en doute nos préjugés et les soumettre à l’examen.

A la fin de l’extrait de la lettre ici publié Descartes recommande qu’on apporte tout notre soin à cette question tant il est aisé d’oublier la nécessité même de ne pas dépendre de préjugés en tant que jugements acceptés et souvent proférés par nous-mêmes tout d’abord avec conviction. Nous sommes mus par la force du doute quant à la reconnaissance de la nécessité de l’examen des préjugés. Mais nous pouvons oublier d’en faire une règle pratique tant il faut opposer à la mémoire des préjugés eux-mêmes celle de la nécessité de leur critique.

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Extrait de la lettre à Clerselier :

… Le mot préjugé ne s’étend point à toutes les notions qui sont en notre esprit, desquelles j’avoue qu’il est impossible de se défaire, mais seulement à toutes les opinions que les jugements que nous avons faits auparavant ont laissées en notre créance ; et, parce que c’est une action de la volonté de juger ou ne pas juger, ainsi que j’ai expliqué en son lieu, il est évident qu’elle est en notre pouvoir ; car enfin, pour se défaire de toute sortes de préjugés ; il ne faut autre chose que se résoudre à ne rien assurer ou nier de tout ce qu’on avait assuré ou nié auparavant, sinon après l’avoir derechef examiné, quoiqu’on ne laisse pas pour cela de retenir toutes les mêmes notions en sa mémoire. J’ai dit néanmoins qu’il y avait de la difficulté à chasser ainsi hors de sa créance tout ce qu’on y avait mis auparavant, partie à cause qu’il est besoin d’avoir quelque raison de douter avant que de s’y déterminer (c’est pourquoi j’ai proposé les principales en ma première Méditation), et partie aussi à cause que, quelque résolution qu’on ait prise de ne rien nier ou assurer, on s’en oublie aisément par après si on ne l’a fortement imprimée en sa mémoire ; c’est pourquoi j’ai désiré qu’on y pensât avec soin.

Descartes, Oeuvres et lettres, Pléiade 1963, page 510.

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1 commentaire

  1. Merci pour ces précisions. Juger trop vite nous conduit à dire des bêtises. Descartes veut fonder la science et la conduite de sa vie sur une vérité à partir de laquelle, il pourra juger rigoureusement de ce qui est vrai. Il détruit tout « en pensée ».
    Cette expérience est celle d’un effondrement. Est-ce que l’on ne peut pas dire que c’est notre « monde » qui s’effondre et cela jusqu’à Heidegger et sa tentative de sauver « l’être » en faisant d’un peuple, ou d’une langue le « gardien » de l’ultime roc qui subsiste : je suis ?

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