Une contre-lecture d’ Etre et temps, partie 1 – Blog-séminaire sur Heidegger et le nazisme : « Heidegger et Hitler sont la même chose ».

HEIDEGGER ET HITLER SONT LA «MEME CHOSE »

La thèse autour de laquelle s’organise et se développe cette contre-lecture d’Etre et temps est celle-ci : l’essentiel de la pensée de Heidegger demeure voilé à la critique tant qu’il n’est pas reconnu que Heidegger et Hitler sont la « même chose ».

Des textes, à l’origine des conférences, comme L’homme habite en poète ou Bâtir, habiter, penser demeurent incompréhensibles tant qu’on ne tient pas précisément compte qu’ils s’adressent d’abord et avant tout, de manière privilégiée et idéalement exclusive à un public d’« aryens », au public des aryens. Par ce mot d’ aryen, que j’emprunte au lexique nazi, je désigne l’ensemble des individus, constitutif d’un peuple homogène et que l’idéologie nazie construit, en vertu de la pureté de leur origine, comme êtres supérieurs appelés à la Domination et devant être, de ce fait, soustraits à toute légalité universelle.

Une fois compris ces textes ne devraient plus appartenir au trésor philosophique mondial. Ce ne sont plus que les documents d’une rhétorique virtuose destinée à justifier la criminalité de masse d’état en tant que cet état est exclusivement celui du groupe des aryens (et accessoirement ceux de leurs « auxiliaires » et vassaux). Ils peuvent cependant susciter la création de textes contradictoires qui, reprenant certains de leurs motifs, arrachent de cette manière quelques-unes des promesses de l’auteur au site abject auquel il les a dédiées.

Je rejette par conséquent dans ses études le modèle de Heidegger en grand philosophe seulement coupable de compromissions plus ou moins graves   avec le nazisme. Cette figure présente l’inconvénient majeur de faire obstacle aux interrogations relatives à la signification du projet d’ensemble de Heidegger. C’est ma conviction, mais qu’il est d’abord possible de considérer comme une hypothèse de travail légitime, que Hitler et Heidegger sont la « même chose ». J’emprunte cette dernière formule à Heidegger lui-même. Il la propose dans L’homme habite en poète pour justifier que la pensée d’un poète comme Hölderlin peut aussi s’exprimer dans les termes de sa propre pensée. Il précise en l’occurrence que le « même » ne signifie pas « égal ». « Le même et l’égal ne se recouvrent pas, non plus que le même et l’uniformité vide du pur identique (…). Poésie et pensée ne se rencontrent dans « le même » que lorsqu’elles demeurent résolument dans la différence de leur être et aussi longtemps qu’elles y demeurent ».  Très attentif à son image internationale notamment après la seconde guerre mondiale il était naturellement mieux venu et plus aisé pour Heidegger de déclarer cette relation de mêmeté entre sa pensée et celle du poète Hölderlin qu’avec celle du dictateur assassin Hitler.

Cependant on méconnaît généralement que le troisième Reich a fêté par deux fois et en grande pompe Hölderlin. Une première fois, en 1933,  à l’occasion du 90ème anniversaire de sa mort ; une seconde fois en 1943, lors du centenaire de la mort du poète. Lors de la cérémonie de 1933 Paul Kluckohn avait notamment déclaré en faisant un lien entre la mort de Hölderlin, divinisé à l’occasion, et la naissance du IIIème Reich : « Aujourd’hui est donné de vivre un grand tournant : l’idée de communauté raciale populaire se voit revivifiée et raffermie, les divisions semblent dépassées, et aussi cette conception tendancieuse combattue par Hölderlin qui, selon le cas, réduisait l’individu à être un intellectuel ou un manuel rivé à sa machine. Notre communauté raciale populaire doit retrouver son unité afin que chacun se sente comme le membre d’un corps auquel il appartient de tout son être. » Dix ans plus tard, pour le centenaire de la mort du poète, le professeur Jakob Wilhelm Hauer déclara quant à lui, et alors que les chambres à gaz avaient commencé leur office : « Il nous est autorisé de nourrir l’espoir que le peuple allemand de sang pur – car ce n’est que pour lui que Hölderlin parle de manière intelligible – entendra son message et se laissera guider par lui […] ».

Il est toutefois probable que si le III° Reich avait tenu ses promesses de longévité Heidegger, surtout s’il avait en vue d’adresser certaines critiques, n’aurait eu aucune réserve quant à l’affirmation de la mêmeté de sa pensée et de celle de Hitler. La prise du rectorat de Fribourg en 1933 ; l’adhésion au parti nazi ; la mise à jour de son apparence physique en l’espèce d’une paire de moustaches « adolphiques », d’une veste völkisch ornée de l’aigle et de la croix gammée de l’insigne du parti ne témoignent d’aucun opportunisme seulement de l’extrême attention, accompagnée de prudence tactique, que Heidegger a porté à la trajectoire politique de celui qu’il a depuis longtemps reconnu comme Führer. Heidegger pouvait abattre le masque. Pour le philosophe prodige qui avait écrit Etre et temps il était temps de laisser parler son être : le « messie » aryen était arrivé. Et c’est parce que Heidegger était profondément raciste que cette « mêmeté » était possible. Il a vu en Hitler l’homme providentiel qui pouvait sauver la race d’un peuple de penseur et de poète aspirant à une domination faite d’esclavage et de tueries. Là où nous voyons une contradiction choquante entre une génialité philosophique et un délire brutal qui sent la politique de brasserie Heidegger n’y voyait qu’une « identité différenciée » expressive de l’unité fondamentale d’un peuple aryen menacé dans son existence et son intégrité spirituelle par la modernité en tant qu’alliance entre technique, science et idéal social d’égalité. Il y a un autre point commun, décisif, entre Heidegger et Hitler, point commun qui scelle l’unité différenciée de leur mêmeté : les juifs sont les ennemis principaux des aryens et ceux-ci doivent les détruire. C’est là même que se scelle une fois pour toutes la « mêmeté » de Hitler et de Heidegger.

DES 1919 HITLER PROMETTAIT L’EXTERMINATION DES JUIFS

Il n’y avait aucune impossibilité, en effet, à ce que le jeune intellectuel antisémite Heidegger prenne connaissance d’une déclaration de Hitler faite en 1919 et qui fixe la ligne essentielle de la politique nazie : « Les faits sont : premièrement le Judaïsme est absolument race et non association religieuse (…). Son action devient par ses conséquences une tuberculose de race des peuples. Et de cela il s’ensuit : l’antisémitisme fondé sur des motifs purement sentimentaux, trouvera son expression ultime sous la forme des pogroms. L’antisémitisme selon la raison doit, lui, conduire au combat législatif planifié contre les privilèges des Juifs et à l’élimination de ces privilèges… Son but ultime [le but de l’antisémitisme « rationnel »] – cependant doit, immuablement, être l’élimination des Juifs en général ».

Cette déclaration est significative de la manière dont Hitler, et ses proches, ont racisé biologiquement les juifs. On se félicite parfois que Heidegger n’ait jamais cédé au biologisme. C’est au reste relatif puisqu’aussi bien il a vigoureusement soutenu le principe d’une création d’une chaire de biologique raciale à Fribourg. Mais, par ailleurs, en quoi un antisémitisme spirituel serait moins potentiellement criminel qu’un antisémitisme biologique ? Les frontières de la nuisance de l’ennemi ne s’élargissent-elles pas dès lors qu’il s’agit de combattre une influence spirituelle ? Précisément, en relevant un biologisme qu’on pourrait qualifier de primaire par un antisémitisme spirituel à caractère ontologico-linguistique Heidegger se situait à la droite de l’extrême-droite. Il se proposait ainsi comme chef spirituel devant servir de « mesure » pour déterminer ce qu’était au juste l’enjuivement. Dans cette perspective un savant qui, même absolument étranger à la judéité, s’efforcerait d’avoir une pratique libre de la recherche notamment en l’associant à un exercice soutenu de la pensée, pourrait se voir reprocher un « enjuivement spirituel ». On connaît en effet la sentence du « mesureur » Heidegger : « La science ne pense pas ». On nom de l’être et de sa vérité Heidegger s’érigeait ainsi en dictateur spirituel.

Ce serait à l’histoire fine d’établir un jour si oui ou non Heidegger connaissait cette déclaration orale, répercutée dans la presse et si, bien entendu, il y avait ou non souscrit. Il s’agit surtout et tout d’abord de situer Heidegger dans un contexte où Hitler a la réputation de s’être engagé fermement à trouver une solution au « problème juif ». L’importance de la déclaration, amplifiée par le fait que Hitler était alors en passe de devenir l’ orateur vedette du jeune parti nazi, parti auquel il adhéra précisément en 1919, consistait dans le fait que, de cette manière, la promesse s’adjoignait de quoi justifier la foi en son accomplissement. C’est elle, sans doute, qui rend compte de la dynamique du parti nazi. Plus il prospéra et plus cet engagement s’avérait essentiel et destiné à être coûte que coûte tenu. L’antisémitisme meurtrier fut le moteur principal de la dynamique du parti d’Adolf Hitler. Mais c’est aussi ce qui motiva le ralliement « spirituel » de Heidegger.

Ce n’était certes pas la première fois qu’était émise l’idée d’une «élimination des Juifs ». Mais, dans la situation de l’Allemagne vaincue des années 20 de nombreux  esprits cherchaient un chef de guerre, un Führer qui fasse non pas seulement ce qu’il disait mais fasse ce qu’une partie de la  population attendait pour, l’espérait-t-elle, sa sauvegarde. Elle s’est crue, elle s’est voulue croire, et c’est l’ « histoire » qu’a largement popularisé les nazis, victime d’un vaste complot juif et celui-ci devait être absolument déjoué. On sait combien ce scénario a la vie dure.

Je situe par conséquent la formulation d’ Etre et temps dans ce contexte, contexte caractérisé par l’engagement hitlérien d’assurer le passage de l’antisémitisme « sentimental » du pogrom  à un antisémitisme « selon la raison » et à vocation exterminatrice. Etre et temps, je le soutiendrai, marque une étape décisive dans cette relève « rationnelle » de la tradition notamment allemande des « éruptions » de violence antisémite. Du point de vue antisémite  ces éruptions ne sont naturellement pas d’injustes persécutions mais des preuves de l’existence d’un « mal juif », mal auquel il faut trouver désormais une solution « finale ».

Etre et temps, tout en étant dans le champ philosophique, une critique « allemande » de la phénoménologie husserlienne – et il était déjà scandaleux qu’un jeune génie allemand doive ses premiers grands élans de penseur à un juif converti tel que Husserl – aura ainsi élaboré la première grande tentative, par ailleurs placée sous le sceau du secret, pour faire de l’antisémitisme une forme de savoir théorisé, sûr de ses bases, et capable de cette manière de soustraire à terme la totalité du système universitaire au processus « d’enjuivement » clairement caractérisé et dénoncé par Heidegger notamment dans des lettres à Elfride. L’innovation d’esprit hitlérien de Heidegger a été ainsi de ne pas se contenter du ressentiment et de la dénonciation mais de proposer, dans un premier temps dans les formes de l’héritage husserlien, les linéaments d’une « pensée allemande » restituée à son propre et se déployant en toute souveraineté en opposition aux thématiques supposément issues de « l’enjuivement » : égalité, droits de l’homme, « sécurité sociale », liberté d’interprétation et d’expression, interdit de meurtre. L’œuvre complète de Heidegger était appelée à devenir la forteresse spirituelle de l’âme allemande, aryenne, en tant qu’ensemble de ressources offertes à un peuple pour se penser comme peuple maître, destiné à livrer une guerre interminable à  la modernité, et légitimé conjointement à mettre en esclavage et à exterminer.

Le nazisme est une machine de guerre contre la fraternité et la solidarité humaines et destinée à maintenir, en l’approfondissant, une séparation absolue entre un peuple-maître et des peuples asservis quand ils ne sont pas exterminés au prétexte de la nocivité de leur race.

Heidegger s’est construit comme le chef spirituel de cette machine.

 

COMMENT LIRE ETRE ET TEMPS?

Qu’en est-il alors d’ Etre et temps, œuvre hissée au rang de classique de la philosophie du XX° siècle? Comment vais-je procéder ?

Il ne peut manquer de paraître autant téméraire qu’absurde de prendre de cette manière le contrepied d’une tradition bien établie et à laquelle ont pris part de grands esprits, et pour n’en citer ici qu’un petit nombre, tels que Emmanuel Levinas, Jean-Paul Sartre, Jean Wahl, Michel Foucault et Hannah Arendt.

Il s’agit effectivement d’emprunter un chemin aventureux quoique partiellement éclairé, mais de manière décisive, par les recherches d’Emmanuel Faye, François Rastier, Sidonie Kellerer, Stéphane Domeracki. Il n’est plus possible de lire Heidegger comme le créateur d’une pure pensée, profonde et seulement entachée, même de manière indélébile, de quelques compromissions avec le crime de masse d’état.

Une certitude s’impose parmi d’autres : l’originalité de Heidegger dans le champ philosophique aura été d’affiner sans cesse un dispositif langagier qui, dans la forme de l’universalité, détruit à ce point celle-ci, en tant qu’horizon de communication et de coopération, qu’il se fait l’agent de légitimation des pires exclusions qu’il soit possible de concevoir. On a saisi la pointe d’ironie. Si Heidegger introduit le nazisme dans la philosophie il introduit aussi cette rhétorique de la duplicité et, conséquemment le droit de mentir, notamment  « sur des gens », dans un but criminel ; le droit de mentir, aussi, sur les crimes dont des populations entières ont été victimes ainsi que sur les responsabilités des criminels. La quasi sanctification de Heidegger, si elle devait se confirmer, signerait la sanctification d’un « même » d’Adolf Hitler dans le champ de la culture philosophique. Les maîtres du racisme et de l’antisémitisme feraient ainsi un très joli coup : jetant Hitler au rebus – c’est un outil qui peut, mais pas toujours pour certains, avoir fait son temps – ils assureraient la longévité de leur doctrine en sanctifiant Heidegger. Et cette substitution, très utile pour communiquer en direction des milieux intellectualisés, peut même passer par un tour de magie intitulé  « critique du nazisme ». Pour les nazis les plus radicaux la « critique du nazisme » ce n’est que la critique de ses insuffisances, de son incapacité dont il a fait preuve à « simplement » tuer suffisamment en vue de la « paix » et de « l’harmonie ».

 

QUELLE EDITION ?

 

J’ai choisi comme texte de référence la traduction, dans l’édition hors commerce et disponible en ligne, d’Emmanuel Martineau. A chaque fois que cela s’impose je fais référence à la pagination de cette édition, sous PDF, telle qu’elle se présente à la lecture qu’on peut en faire sur internet.

Il va s’agir de « doubler » le développement  du discours heideggérien de remarques critiques induites par l’hypothèse de la « mêmeté » de Heidegger et de Hitler. Mon but est de parvenir à faire apparaître les ressorts de la duplicité heideggérienne, les ruses et les inventions d’un « hitlérien » en mesure de prendre le pouvoir à l’université et cela afin d’assurer aux Mensch, les vrais hommes, et contre la modernité comme aspiration de tous à d’égales possibilités d’épanouissement, une domination perpétuelle et dont la violence, même extrême, serait « normale », innocente et non criminelle.

« Sein und Zeit, écrit Emmanuel Martineau, est le chef d’œuvre de ce siècle, et, comme tel, un objet, terme par lequel nous entendons quelque chose de résolument autonome ». Cette déclaration se veut intimidante la notion de « chose… résolument autonome » clôturant le discours heideggérien en tant que purement philosophique et, de ce fait, d’avance exonéré de toute complicité politico-idéologique. Si Etre et temps est une chose autonome c’est en tant que machine de guerre théorique au service d’un combat qui pulvérise les frontières du « philosophique ».  La « chose autonome » est cette chose qui, à l’image du futur III° Reich, prépare la « libération » en tant que sortie hors du « carcan » de la légalité universelle. « Mein Kampf » disait Hitler : mon combat. « L’essence de l’être est combat », répondit Heidegger en « philosophe autonome ».

En réalité Etre et temps est bien plutôt la méprise du siècle. Il n’a pas été écrit pas un jeune philosophe – Heidegger n’a eu de cesse de se prendre ses distances à l’encontre de la figure du philosophe – mais par un jeune penseur et combattant aryen et dont la première victoire, remportée sur le terrain de la philosophie universitaire, aura été celle remportée sur la phénoménologie du « juif Husserl ». Tel serait l’événement-Ereignis d’ Etre et temps : par ontologie interposée la phénoménologie  a été  soustraite à un imposteur, à un étranger, à un ennemi de l’aryanité.

Comment cela s’est-il produit?.

L’édition qui a été traduite par Emmanuel Martineau est celle paru chez Max Niemeyer en 1963.

Elle est dédicacée à Edmund Husserl : « en témoignage de vénération et d’amitié ». Elle est datée et signée pour le soixante-septième anniversaire de Husserl : « Todnauberg, Forêt-Noire badoise, pour le 8 avril 1926 ».

Les éditions allemandes, nombreuses, n’ont pas toujours porté cette dédicace. Les éditions postérieures à la seconde guerre la portent bien entendu à l’image des premières éditions. Nous appréhendons, dès cette page dédiée à la dédicace,  la noirceur d’une tragédie dont Heidegger est un acteur au visage de Janus. Dans les premières éditions la dédicace avait pour fonction, sous couvert de sacrifier à l’usage universitaire de l’hommage rendu par l’élève à son maître, de signifier en fait clairement qui était désormais le maître, qui était le maître dans « la maison », dans la maison allemande. Etre et temps n’est pas une séquence, brillante, s’insérant dans le courant phénoménologique initié par Husserl, mais marque une profonde rupture avec celui-ci. Il s’agit bien plus d’une critique, normale en philosophie et qui plus est au regard d’une philosophie pensée originairement comme « science rigoureuse ». Le projet heideggérien est celui d’une « aryanisation » de la phénoménologie, d’une soustraction d’une méthodologie et d’une problématique à un auteur qui, malgré sa conversion, demeurait juif. La dédicace, provocatrice et perverse, était un acte parfaitement hitlérien. L’auteur d’un objet « résolument autonome » plaçait non moins résolument le  dit objet sous l’autorité de la « Führung » hitlérienne.

S’agit-il de ma part d’une interprétation délirante, fantasmatique aurait pu dire un Jean-François Mattei ?

Lisons ce que chaque protagoniste, l’une victime l’autre déjà « exterminateur », pensait de l’autre. Et donnons tout d’abord la parole à Edmund Husserl sans qui, jamais, Heidegger n’aurait pu prendre l’élan qu’il a pris.

Voici ce que déclarait Husserl dans une lettre à Alexander Pfänder datée du 4 mai 1933 soit 7 ans après la dédicace.

  • « Avec d’autres (de mes anciens étudiants), j’ai dû faire les expériences les plus tristes – la plus récente, et qui m’a affecté le plus durement, avec Heidegger. Ce fut la plus dure parce que j’avais non seulement confiance en son talent mais aussi (ce que je ne saurais bien m’expliquer à moi-même aujourd’hui) en son caractère. La belle conclusion à cette entente philosophique censément si profonde, fit son entrée officielle (et en grande pompe) au parti national-socialiste le 1er Avant cela, il y avait eu la rupture complète de toute communication avec moi (achevée sans attendre, peu de temps après sa nomination à la chaire (celle de Husserl en 1928), et, dans les années précédentes, la révélation toujours plus manifeste de son antisémitisme – y compris à la faculté, envers ses étudiants juifs les plus fervents ». (Shoah page 37).

L’attitude de Heidegger colore inévitablement sa dédicace de cynisme et de mépris. Comment peut-on rompre toute communication avec un maître que l’on dit vénérer amicalement ? Il s’agit d’une rupture antisémite et elle signifie en même temps ce qu’il en est du projet heideggérien. Des magasins, des usines seront plus tard « aryanisés ». Heidegger dit clairement que Etre et temps est une aryanisation de la phénoménologie telle que l’a initiée Husserl.

Faut-il alors absolument commenter la dédicace mentionnée par les éditions postérieures à 1945 ? C’était la carte de visite idéale pour authentifier le fait que Heidegger, s’il avait quelque peu « erré », n’avait jamais cédé à l’antisémitisme. Cette innocence était utile et nécessaire, après la seconde guerre mondiale, pour recycler et blanchir Heidegger. La légende dura jusqu’à la publication des Cahiers noirs. Le temps aidant le programme, en effet, pouvait reprendre ses droits et l’antisémitisme de Heidegger proposé à nouveau à la clientèle. Elle ne manque pas.

Avant-guerre la dédicace fut une sorte de pied-de-nez enrobé d’une reconnaissance hypocrite et haineuse. Elle fut retirée pendant la guerre. Après-guerre la dédicace fonctionna comme certificat de bonne conduite.

Mais donnons la parole à l’auteur de cette dédicace si fervente et si sincère. Voici dans une traduction « prise » à un séminaire en ligne de Gérard Guest un extrait des Cahiers noirs où Heidegger abat le masque quant à ce qu’il pense de Husserl. Il est ici parfaitement aligné sur l’antisémitisme hitlérien. Mais il peut surtout, comme nous l’avons vu, se targuer d’avoir régler son compte à la phénoménologie husserlienne. Heidegger était du parti nazi bien avant d’y adhérer.

  • Mais la temporaire montée en puissance du judaïsme a son fondement en ce que la métaphysique de l’occident, surtout dans son déploiement aux temps modernes, offrit l’occasion de prendre toute la place à une rationalité, par ailleurs vide, et à une faculté de calcul qui par cette voie parvint à se créer une place dans l’esprit sans pouvoir jamais s’emparer par elle-même du domaine des décisions demeurées en retrait. Plus les décisions et les questions d’avenir se font originales et initiales et plus inaccessibles elles demeurent à cette « race ».

Heidegger dénonce la collusion entre la « métaphysique de l’occident » et le judaïsme, collusion à l’origine d’une « temporaire montée en puissance » de celui-ci. On songe aussi bien au développement du capitalisme aux USA qu’au bolchévisme soviétique. Ce sont là des topoï, des lieux, de la géopolitique hitlérienne. Il met au compte du judaïsme une « rationalité » et une « faculté calcul » en tant qu’elles sont incapables de décisions originales. Il vise par là aussi bien la rationalité juridique fondée sur les droits de l’homme que ce progrès qui ne se troue de crises aigues qu’en tant qu’il demeure une promesse de prospérité pour tous. Quant aux décisions originales elles relèvent d’un ordre qui se définit comme étant essentiellement et légitimement favorable à la domination d’un peuple allemand défini par la pureté de son origine et son unité de destin. Cette déclaration, de pure inspiration hitlérienne, est suivie d’une parenthèse où Heidegger rend des comptes vis-à-vis de son passé d’élève de Husserl, ce maître auquel il doit le lancement de sa carrière et, notamment, la première publication en 1927 aussi bien « en interne » – dans le tome VIII du Jahrbuch (« livre annuel ») de Husserl – que séparée d’ Etre et temps.

  • (Ainsi le pas accompli par Husserl dans le traitement de la considération phénoménologique, en prenant position contre l’explication psychologique et la computation historienne des opinions, est-il d’une importance qui restera mais sans que pour autant il n’atteigne nulle part jusqu’au domaine de décisions essentielles : il présuppose bien plutôt partout la tradition historiographique de l’histoire de la philosophie. La suite nécessaire s’en montre aussitôt dans l’inclination à la philosophie transcendantale néo-kantienne laquelle rend finalement inévitable un passage à l’hégélianisme au sens formel. Mon « attaque » contre Husserl n’est pas orientée contre lui seul et du reste est inessentielle. L’attaque porte contre le fait d’être passé à côté de la question de l’être, c’est-à-dire qu’il porte contre l’essence de la métaphysique en tant que telle sur le fondement de quoi la machination de l’étant peut donner le ton à l’histoire. L’attaque y fonde un instant historial, celui de la plus haute décision entre le primat de l’étant et la fondaison de la vérité de l’être). Heidegger, Cahiers noirs (encore inédits en français), Gérard Guest (séminaire Paroles des jours).

Il était impossible que la contribution de Husserl à la philosophie soit pleine et entière. Heidegger ne fait pas ici que s’adapter au nazisme auquel il a officiellement adhéré 6 ans après Etre et temps. Il ne fait que préciser dans des formulations maitrisées ce qu’il en a toujours été d’un rapport à la phénoménologie excédant l’exercice normal de la critique scientifique. C’est brutal et violent : juif, Husserl ne peut accéder à la sphère des décisions essentielles en tant qu’elles relèvent de ce que j’appelle l’ « Ordre aryen ». Or, précisément et par définition, celui-ci exclut d’abord les juifs en tant qu’impurs et sans racines. Observons que, dans la première partie, Heidegger parle de «race » entre guillemets à propos du judaïsme. Tel est l’apport, effectivement, de Heidegger à l’hitlérisme « spirituel » ! On l’a déjà mentionné Heidegger n’a jamais rejeté totalement le « biologique ». Mais, de manière classique, il reproche aux juifs de s’être pensés et identifiés comme « race ». Les guillemets, cependant, ont pour fonction de ridiculiser cette prétention. S’il y a une race, à tous les sens du terme, elle est aryenne. Elle sera aryenne ! En associant au biologique une « relève » spirituelle et ontologique Heidegger assure ainsi, le croit-il, une promotion de la race aryenne qui relègue loin derrière la « race juive ».

Regardons d’un peu plus près cette promotion. Les juifs sont quant à eux incapables d’entendre le sens de la question de l’être. Leur Dieu, même suprême, n’est qu’un étant. Ils sont voués à la seule « machination de l’étant ». Entendons par « machination » aussi bien les seules préoccupations vis-à-vis de l’étant que la « mise en machines » de cet étant en l’espèce de la technique cela même contribuant à la négation de l’aspiration légitime à la domination des Aryens. Le seul usage légitime de la technique, pour Heidegger, est celui qui permet l’instauration et la reproduction de la domination aryenne. Heidegger a peut-être lu ce Marx quand il explique que l’esclavagisme sudiste aux Etats-Unis n’a pas été détruit par les bons sentiments mais par la machine à vapeur en tant qu’elle permettait de surpasser largement les maigres prouesses du travail strictement esclave. On comprend pourquoi aussi le III° Reich a « consommé » avec avidité et délice l’idée que de nombreux esclaves travaillaient dans ses camps. La technique elle-même, même réduite au barbelé et au mirador, pouvait contribuer à la renaissance de l’esclavagisme ! Hideux paradoxe : la technique permettait aux aryens, en autorisant la tenue permanente du spectacle réel, tenu et maintenu comme dans un demi- secret, d’un monde d’esclaves, de se croire ainsi les maîtres du monde. Plus bas que leurs chiens ceux qu’ils transformaient ainsi en sous hommes les rassuraient quant à leur essence d’hommes véritables, de Mensch.

De récentes recherches ont revu à la hausse le nombre de camps de concentration, toutes natures confondues, qui ont été construits dans l’« empire aryen ». Le chiffre s’élèverait ainsi à quelques 42500. Certains étaient certainement utiles du point de vue de l’économie de guerre dicté par le III° Reich. Mais on ne peut négliger le fait qu’il était également idéologiquement indispensable pour répandre, même dans la pénombre, le spectacle de l’esclavagisme. Les aryens, et leurs collaborateurs, devaient pouvoir se rassurer sur leur essence supérieure en se prévalant de la proximité d’un lieu d’esclavagisme. Du même coup ils se trouvaient également comme captifs de la dimension de mise en scène de la servitude. Ils faisaient ainsi l’objet d’une manipulation qui  complétait celle consistant à leur donner l’occasion d’assister à certaines violences antisémites. Au-delà même des marques proprement germaniques, ou symboliquement aryennes du processus, l’encadrement nazi entendait instrumentaliser le peuple et le transformer en peuple de tueurs et comme en une sorte d’immense machine de guerre vivante et assassine. En massacrant ce qu’il lui avait été construit et proposé comme ennemis la population nazifiée ne voyait d’autant plus de quelle manière elle œuvrait du même coup à sa propre servitude. On oublie, en effet, d’autant plus sa propre servitude qu’on peut jouir du droit de tuer. Il faudrait, ailleurs, mieux décrire en quoi consistait cette servitude de ceux qui se prenaient si aisément pour des maîtres. La glorification du sacrifice nous en dévoile un premier aspect. Tuer « de l’autre » c’est se priver d’une partie du monde et se trouver en état, aliénant, de sur-territorialisation. Et cela est à mettre au compte de ce « sacrificiel » qui aura beaucoup fait pour la fabrique des assassins. Le consentement au sacrifice est en effet souvent une très mauvaise nouvelle pour de nombreuses victimes potentielles.

L’hommage de Heidegger à Husserl ne fait toutefois pas qu’être contredit par les déclarations que je viens de commenter. Il constitue après la guerre, sous le masque d’une vague et hypocrite amitié, à la fois la reconnaissance de la « puissance juive » en tant qu’elle est à l’origine de la défaite militaire du III° Reich, et un avertissement : Auschwitz peut être de retour. Jusqu’au bout Heidegger est resté le chef spirituel, « Führer du Führer », d’un Empire Aryen violemment antisémite et raciste. Etre et temps est le portique d’une Œuvre complète conçue comme la « constitution » d’un tel Empire, constitution irriguée par une religion de l’Etre.

SUR LA NOTE LIMINAIRE

Tournons la page et jetons un œil sur la note liminaire, due à la plume de Heidegger, de la page 15 (PDF Martineau).

Nous n’allons pas nous y perdre.  Elle est brève mais ne simplifie pas notre représentation des éditions d’Etre et temps. Il y en eut 14 et elles comportent des corrections, des ajouts, des variantes. Dans son introduction Martineau précise qu’il a opté comme texte de référence pour sa traduction l’édition N10 c’est-à-dire la dixième édition parue chez Max Niemeyer en 1963. Or la note liminaire affirme qu’elle est celle d’une réimpression constituant une neuvième édition. Pour quelle raison N 10 est-elle en réalité la 9eme édition ? D’où vient la différence dans le décompte ? N’insistons pas mais il faut savoir qu’il serait utile de pouvoir se faire une idée exacte de l’évolution d’un texte qui a été rédigé avant l’arrivée d’Hitler au pouvoir ; qui a constitué le premier grand fait d’arme de Heidegger sous le III° Reich ; qui a été remis en avant après la fin de la guerre et la découverte des camps et cela, pour certains, dans le but de « sauver le soldat Martin ». Déclaré classique du XX° siècle Etre et temps demeurait la carte de visite idéale de l’ancien recteur nazi de Fribourg. Mais qui n’a jamais, absolument jamais, été un « ancien » nazi.

PLAN SCHEMATIQUE D’ ETRE ET TEMPS

Un plan de l’ouvrage succède à la note liminaire. Le texte est constitué de 83 paragraphes. Ils sont répartis de la manière suivante.

  • Introduction (2 chapitres) >
  • Première partie>
    • Première section
      • 6 chapitres dont 2, les chapitres 3 et 5, sont subdivisés en deux parties A et B
    • Deuxième section
      • 6 chapitres.
  • Il n’y aura jamais de seconde partie

Prenons bien acte, avant de nous engager dans cette contre-lecture d’ Etre et temps, que ce livre n’a peut-être pas véritablement d’état unique définitif. Les variations signées par Heidegger sont en partie probablement dépendantes de l’évolution de la situation historique et politique de l’Allemagne. Etre et temps, comme livre unitaire et homogène, n’existe sans doute pas. Etre et temps est un mythe. Et il faudrait pouvoir lire les « être et temps » tels qu’ils se sont enchaînés parallèlement à une histoire pour le moins mouvementée et tragique et dans laquelle Heidegger s’est impliqué avec enthousiasme et virtuosité.

UNE CITATION DU SOPHISTE

Nous n’entamerons cependant pas encore la suite des paragraphes numérotés et titrés dans le plan. Entre le plan et le premier paragraphe Heidegger a placé une citation de Platon, tirée du Sophiste. Elle dit, selon la traduction française de la traduction allemande de Heidegger : « Car manifestement, vous être bel et bien depuis longtemps familiers de ce vous visez à proprement parler lorsque vous employez l’expression « étant » ; mais pour nous, si nous croyions certes auparavant le comprendre, voici que nous sommes tombés dans l’embarras ».

Heidegger ne dit rien sur ce qui aurait conduit L’étranger du dialogue à prendre conscience de l’embarras qu’il y a à caractériser ce qui est visé par l’expression « étant ». Il prend acte de cet embarras et justifie par lui qu’il faille aujourd’hui « poser à neuf la question du sens de l’être ». Heidegger annonce par-là que telle va être, en effet,  la question directrice d’ Etre et temps. Notons l’existence d’une sorte de saut : Heidegger passe de  « étant » en tant qu’expression à clarifier à « l’être » même, cet être dont il y a à s’enquérir de son sens.

Ce petit saut, qui parait être effectué ici en douce, subrepticement, peut cependant se justifier. Il y a un sens à l’expression « étant » dans la mesure où il y aurait une expérience de ce qui est, de l’être et sans laquelle une telle expression demeurerait une forme sans aucun contenu. Les mots « étant », « être » ne font sens que sur fond d’une expérience ou d’un savoir de l’ « être ».

Est entrevu néanmoins ici l’espace d’une problématique. L’embarras tient-il à une difficulté à mettre une « chose » au regard du mot « être » ou bien, plus simplement, découle-t-il du fait que nous sommes précisément portés à chercher une « chose » correspondant à « être » alors que « être » ne serait qu’une sorte d’opérateur de jugements d’existence ? Quand je dis : « Le ciel est bleu », « La droite n’est pas courbe », « Dieu est l’être suprême », « Etre ou ne pas être telle est la question », « Je pense donc je suis », « Je ne suis plus rien »… être renvoie-t-il nécessairement à une « chose » telle que l’ être même ? Faut-il qu’il y ait un savoir de « l’être en tant qu’être » pour produire des jugements d’existence qui ne s’exposent pas à l’erreur ?

Dans le Sophiste L’étranger, le personnage qui exprime ce qui fait l’objet de la citation déclare peu avant  : « Peut-être donc, qu’au fond de notre âme, nous n’en savons pas davantage sur l’être ; nous nous imaginons comprendre lorsque quelqu’un vient à en parler, tandis que nous avouons ne rien entendre au non-être, et peut-être en sommes-nous pour l’un où nous en sommes pour l’autre ». La difficulté à comprendre ce qu’il en est du « non-être » – peut-on dire par exemple qu’il y a du « non-être » ? – ne doit pas nous masquer la difficulté à comprendre ce qu’est « être ». Tandis que nous comprenons très bien des phrases comme « Claire est grande » sitôt que nous nous concentrons sur la signification de « être » quelque chose semble se dérober : « … au fond de notre âme, nous n’en savons pas davantage sur l’être » dit L’Etranger. Pascal avait vu le paradoxe : si penser l’être c’est penser ce qu’est l’être il faut savoir au préalable ce qu’est ce « est » quand je tente de dire et de penser l’être de l’être… Pour définir l’être sous la forme d’un jugement « l’être est… ceci ou cela » il faudrait avoir déjà une définition de « être ».

Heidegger présente Etre et temps comme susceptible de relever le défi du dépassement de l’incompréhension du sens de l’être. « Et sommes-nous donc aujourd’hui seulement dans l’embarras de ne point comprendre l’expression « être » ? Nullement ».

Le défi est par ailleurs lancé par Heidegger au nom d’un « nous » : «… sommes-nous donc aujourd’hui… ». S’agit-il d’un simple « nous » de politesse en tant qu’il conjoint l’auteur et le lecteur dans le commun d’une démarche indéfiniment répétable ? Ne pointe-t-il pas déjà ceci que Heidegger parlerait depuis l’appartenance à une communauté particulière, celle des « aryens » et que, ce faisant, il importe qu’une notion très générale comme celle de « être » puisse servir, au cœur même d’une philosophie se présentant de manière rigoureuse comme une sorte de mot fourre-tout pouvant contenir des significations sinon secrètes du moins inavouables?

Comment  «être » était-il entendu par un auditoire de jeunes intellectuels allemands appelés à former une élite nationale et cela au regard de ces événements que sont la défaite de 1918 ; le succès de la révolution soviétique ; la poussée de forts mouvement sociaux ; l’éclatement d’une crise économique d’une rare violence ?

Pour le moins Heidegger savait qu’ils leur importeraient peu de demeurer concentrés sur des questions d’ordre strictement logique et sémantique. L’adieu à Husserl était, pour gagner leur ferveur, d’autant plus indispensable que la phénoménologie husserlienne semblait avoir bien établi sa demeure.

A l’extrême-droite de l’opinion des jeunes allemands il y avait de la place pour une forme de théorisation de l’inquiétude identitaire en tant qu’elle se nourrissait de croyances racistes et de la certitude de la supériorité du peuple aryen. La culture, hélas, se justifiait dans ce contexte de pouvoir légitimer ce qui se propagera comme barbarie.

En bravant l’étranger du Sophiste Heidegger savait qu’il tendait à cette « angoisse existentielle » un mot écran, celui de  « être ». Le mot, quand il est « ontologique », fera écran et cachera l’hitlérisme de Heidegger – il fonctionne encore massivement de cette manière encore aujourd’hui. Le mot, quand il est « idéologique », suscitera la projection d’auditeurs ou de lecteurs aux prises avec l’angoisse identitaire et à l’urgence d’y répondre dans les termes d’une révolution nationale intentionnellement criminelle et exterminatrice.

Comme nous allons voir à propos de l’analyse du premier paragraphe il nous faudra,  à propos de « être », jusqu’à formuler des hypothèses apparemment « invraisemblables ».

DE L’INTRODUCTION

Nous voici maintenant au seuil du texte proprement dit. Il comporte une introduction qui est bien plus qu’une présentation. Elle est elle-même composée de deux chapitres regroupant chacun 4 paragraphes. Cette introduction pèse, en paragraphes, un dixième du traité. Elle est titrée par Heidegger : « L’exposition de la question du sens de l’être ».

L’interprétation académique courante est qu’il s’agit, pour Heidegger, de soustraire la « Seinsfrage », la question de l’être (et de son sens), à un oubli millénaire, oubli qui se perpétue encore aujourd’hui en dépit du fait que « notre temps considère comme un progrès de réaffirmer la « métaphysique ». « Die gennante Frage ist heute in Vergessenheit gekommen… » dit Heidegger. « La dénommée question – la question de l’être et de son sens – est aujourd’hui tombée dans l’oubli… ». (Page 25/PDF.M ; page 2 MN).

Aristote définissait la métaphysique comme « la science des causes premières de l’être en tant qu’être ». De manière plus générale la métaphysique serait la science de l’être en tant qu’être : « Il y a une science qui étudie l’être en tant qu’être, et les attributs qui lui appartiennent essentiellement, dit Aristote. Elle ne se confond avec aucune de ces sciences particulières, car aucune de ces autres sciences dites particulières ne considère en général l’Être en tant qu’être, mais découpant une certaine partie de l’Être c’est seulement de cette partie qu’elles étudient l’attribut ».

Heidegger reprend cette idée d’une « science qui étudie l’être en tant qu’être… » à la différence près fondamentale qu’il ne s’agira pas d’une « science ». L’approche aristotélicienne est déjà oublieuse. C’est une approche qui, croyant atteindre son objet, l’enfonce dans l’oubli.

Ce que Heidegger annonce, dans ces premières lignes de l’introduction, c’est l’originalité d’une démarche qui, nourrie de phénoménologie – bientôt critiquée et rejetée – permettrait une approche de « l’être en tant qu’être » qui n’enfoncerait pas, en réalité, l’être dans l’oubli. Au reste, précisément, l’association de la métaphysique et de l’être condamne l’être et la question de son sens à l’oubli. Si je dis : « je pose l’être comme objet même de la métaphysique » j’enfonce l’être dans l’oubli et dans l’occultation. La Seinsfrage ne peut vivre et faire véritablement sens qui si l’être n’est pas institué comme objet de la métaphysique.

Soit et le geste mérite effectivement d’être médité. Mais s’agit-il, pour Heidegger, d’apporter une contribution à l’histoire de la question ? Ne vise-t-il qu’à dérober, en vue d’un événement seulement et purement philosophique, la question de l’être à une métaphysique nécessairement et comme « structurellement » oublieuse de celui-ci ? Au reste la critique de Heidegger du paragraphe 1 est elliptique et mériterait d’être davantage instruite. Pourquoi, en effet, la métaphysique est-elle vouée à destiner l’être à l’oubli ? L’ « être » est-il « physique » et malmené par la « méta-physique » ? Mais s’il est physique pourquoi et comment une pensée de l’être en tant qu’être ? Il est vrai que, dans le Sophiste, on se demande si l’être n’est pas une « chose » !

Nous devons, surtout, nous poser cette question : « Pourquoi la question de l’être » ? Qu’elle est l’économie réelle de la question ? Que vise en réalité la nécessité qu’il y aurait à la dérober à la métaphysique et à sa tradition ?

Dit autrement : pourquoi y-a-t-il une question de l’être, initiale chez Heidegger, et non pas une autre question ?

C’est que, et là j’accomplis un décrochement radical vis-à-vis des lectures jusqu’ici autorisées, Heidegger a vu dans cette question de l’être une brèche, il est vrai si ténue que beaucoup de lecteurs n’y ont d’abord vu que du feu, par où il pouvait s’engouffrer en tant qu’hitlérien. L’extrême généralité de la notion de « être » se prête admirablement à la tenue de discours secrets, « silencieux » et seulement audibles, pour un temps, par les initiés du temple de la nouvelle Allemagne.

« Etre », pour le dire de manière métaphorique, c’est la trinité Ein Volk – Ein Reich – Ein Führer. Un peuple – Un Etat – Un chef.

Nous n’en sommes certes pas encore là, en 1927, lorsque Sein und Zeit parait.

Cependant, « être », au sens où Heidegger en dérobe le sens, comme question, à la métaphysique, c’est une manière de planter la bannière nazie au cœur de l’université, à cet endroit  précis où la philosophie devenait phénoménologie du fait du juif Husserl.

LA SEINSFRAGE EST UNE CROIX GAMMEE

La croix gammée a un nom d’origine hindoue et s’appelle alors svastika. Le mot est composé de deux termes signifiant « être, existence » et « heureux ».

J’estime impossible qu’il ne s’agisse que d’une fâcheuse coïncidence. Les moustaches hitlériennes de Heidegger ne sont ni un effet de mode ni une rencontre fortuite entre une coquetterie de philosophe et une coquetterie de dictateur. L’adhésion de Heidegger au parti nazi n’est pas une coïncidence, par exemple entre le comportement inconscient d’un professeur Tournesol et le cynisme d’un parti violent et criminel.

Le Heidegger du parti nazi, à savoir de 1933 à 1945, n’est pas un épisode honteux et regrettable. C’est la vérité de l’être heideggérien. Il n’y a pas de rupture, même schizophrénique, entre un Heidegger penseur et un Heidegger idéologue. Il y a d’abord eu une tactique prudente mise au service d’une stratégie attentive à l’essor du mouvement nazi. Mais la prudence de Heidegger est la compagne d’une véritable audace. Sans autre chose qu’un mot, « être », mot apparemment plein de prudence, il plante audacieusement une bannière nazie au cœur de l’université en l’espèce de cette philosophie alors sous l’autorité de la phénoménologie.

Peu de lecteurs et d’auditeurs ont vu cet estoque symbolique. Un intellectuel tel que Heidegger, brillant élève admiré et défendu par Husserl, ne pouvait pas faire un coup aussi bas et aussi vulgaire. Mais, précisément, pour un adepte de l’aryanisme, il n’y avait ni coup bas ni vulgarité mais fait de guerre et acte de noble barbarie !

Heidegger débarquait sur la lune métaphysique de la tradition, notamment humaniste, et y plantait la bannière hitlérienne. « Ce fut un petit pas pour Heidegger mais un pas de géant pour l’aryanité ».

Il convient cependant de justifier plus finement cette hypothèse.

Heidegger était à l’époque animé d’une grande ferveur et d’une grande ardeur guerrière. Quitte à procéder à d’invraisemblables raccourcis il est persuadé qu’en tant que membre de la communauté aryenne il a de quoi transformer en profondeur le paysage philosophique, le modeler en quelque sorte «à la mesure de l’aryen ». Il doit pouvoir dire ce qu’est « être ». Et d’abord ce que «être » n’est pas. Quitte, et ce sera une marque caractéristique du discours heideggérien, à laisser le lecteur dans l’ambiguïté ou dans l’absence d’un sens univoque. Peu importe si on rate de fait une véritable ontologie. Etre et temps appartient d’abord et avant tout au genre « dispositif théorique de guerre ». Il y  a une plasticité du discours heideggérien comme « dispositif » : de la métaphysique  à la phénoménologie, de la phénoménologie à l’ontologie, de l’ontologie à l’herméneutique, de l’herméneutique à l’éthique originaire. Cette dernière expression, particulièrement abjecte, justifiera Auschwitz et dénoncera le procès de Nuremberg dans La lettre sur l’humanisme.

Mais alors que vise au juste Heidegger en déclarant nécessaire de dérober la Seinsfrage à la métaphysique quitte, on l’a vu, en passant par la phénoménologie (et en démolissant celle-ci  au passage) ?

LE LANGAGE HEIDEGGERIEN EST LA MAISON DE L’ETRE ARYEN

« Le langage est la maison de l’être » dira Heidegger dans La lettre sur l’humanisme. Le langage d’ Etre et temps est une telle maison ou, pour le moins, son plan, son projet. « Etre » désigne alors ceci, en un sens posé comme non métaphysique : il signifie la « maison » en tant  qu’ ayant à être habitée par un peuple-maître séparé de l’humanité (notion précisément métaphysique). Conséquemment cet « être-peuple » doit pouvoir n’avoir d’autre loi que lui-même. Ce qui est « métaphysique », ici, c’est l’ensemble des représentations justifiant quelque chose comme une légalité universelle et à laquelle le peuple-maitre devrait se soumettre. Mais, précisément, il ne doit pas s’y soumettre – et se soumettre à la métaphysique. Il devra exercer, tel est l’ « appel de l’être », une souveraineté absolue. Il mettra donc en esclavage, dans un « empire aryen », les peuples médiocres et serviles et, pour les autres, exercera de manière « non criminelle », toujours au nom de l’être, mais résolue et méthodique son droit de vie et de mort.

A l’époque d’ Etre et temps Heidegger est déjà organiquement lié à un état hitlérien virtuel. Avec Etre et temps il pénètre au cœur de l’institution philosophique avec le projet de forger le langage qui, à l’université, accordera le savoir à l’exercice « populaire » d’une souveraineté absolue. De cette manière, par une forme de négationnisme d’anticipation, les tueries ne seront plus criminelles et seront comme de simples nettoyages à l’intérieur de la maison. Heidegger sera la « blanche-neige » de la maison aryenne. On le dira ainsi « penseur de l’être ». Il fut en réalité « concepteur », tel qu’il entend « être », de crimes de masse d’Etat.

Entrons maintenant dans le détail de l’argumentation heideggérienne. Considérons les quatre premiers paragraphes formant le premier chapitre de l’introduction. Ils sont ainsi titrés :

  • 1. La nécessité d’une répétition expresse de la question de l’être.
  • 2. La structure formelle de la question de l’être.
  • 3. La primauté ontologique de la question de l’être.
  • 4. La primauté ontique de la question de l’être.

Le premier paragraphe (§1) est consacré à l’exposé des principaux préjugés – die Vorurteile« qui ne cessent d’entretenir l’indifférence à l’égard d’un questionner de l’être ». Au reste, en la matière, il n’y a que des préjugés pour Heidegger. Cette dénomination est très contestable. Elle laisse à penser qu’il y a toujours un tort, voire une faute – une faute philosophique – à ne pas questionner l’être. Mais, et pour les raisons partisanes que nous avons signalées, Heidegger a comme sacralisé la question. Elle doit tout régler et mesurer. Pouvait-il en être autrement puisque, nous l’avons vu, il y a d’entrée de jeu convergence et complicité entre sa vision politique et son projet philosophico-ontologique, celui-ci étant sous l’autorité de celle-là.

Les principaux préjugés sont au nombre de trois et ils ne sont retenus « qu’autant qu’il est requis pour faire apercevoir la nécessité d’une répétition de la question de l’être ».

  1. L’ « être » est le concept « le plus universel ».

Heidegger cite Aristote : «  Une compréhension de l’être est toujours déjà comprise dans tout ce que l’on saisit de l’étant ». Il faut cette compréhension pour dire aussi bien : « le ciel est bleu », « la surface d’un carré est égale à la longueur d’un côté multiplié par lui-même » ; « Dieu est grand » ; «je suis amoureux d’Eléonore » etc. Mais cet universel « être » n’est pas celle d’un genre et dont chaque étant serait une espèce. La compréhension de cet universel semble si naturelle et aller de soi qu’on pourrait en conclure que son concept est le plus clair. « Bien plutôt, conclut Heidegger, le concept d’ « être » est-il le plus obscur » (PDF/EM page 26). L’affirmation, amenée rapidement, justifierait qu’on cherche précisément une clarification.

  1. Le concept d’ « être » est indéfinissable.

L’indéfinissabilité du concept se déduit de son universalité – qui n’est pas celle d’un genre. En effet pour produire une phrase du type : « L’être est… » je ne peux échapper à l’obligation d’avoir recours à l’universel « être » alors que c’est précisément ce qu’il faut définir. Comme le disait Pascal : « … Pour définir l’être, il faudrait dire c’est, et ainsi employer le mot défini dans sa définition ».

Pour Heidegger cette « indéfinissabilité de l’être ne dispense point de la question de son sens, mais précisément elle l’exige ». Nous verrons effectivement qu’il y a une profusion de sens dans l’aire heideggérienne. Mais elle ne se déploie que très peu sur le plan affiché, si peu qu’on parlera, tout en célébrant l’ouvrage, de l’échec de Heidegger ! Heidegger a pu même, sous couvert d’indéfinissabilité, mettre au secret certaines significations.

Il s’agit, toujours, de justifier la bannière nazie quitte à déclarer rapidement constituer un « préjugé » toute critique à l’encontre du discours de l’être.

Nous pourrions ainsi opposer à Heidegger la distinction entre langage et métalangage. Elle est faite par lui de manière confuse mais, sur le fond, elle est refusée. Précisée elle permettrait d’échapper au cercle pascalien en autorisant une définition qui n’aurait pas pour objet de fixer une essence supposée être nécessairement visée par le langage. Essence qui nous échapperait en vertu d’une faiblesse de la pensée, faiblesse à laquelle échapperait toutefois la « pensée Heidegger ». Insaisissable cependant selon les normes habituelles du discours philosophique.

  1. L’ «être » est le concept évident.

Tout le monde comprendrait ce que signifie « être ». Et pourtant « être » demeure indéfinissable. Il y a là une énigme qui motive que soit répétée la question de l’être. Pour Heidegger invoquer l’évidence du concept est un procédé douteux « s’il est vrai que l’ « évident », et lui seulement, fait que « les jugements secrets de la raison commune » (Kant) doivent devenir et rester le thème exprès de l’analytique (du « travail philosophique »). (PDF/EM page 26).

Placé sous le signe de la bannière à croix gammée le premier paragraphe avance des arguments philosophiques destinés à justifier, en accord avec elle, de faire de la Seinsfrage le centre du discours heideggérien. Pour autant qu’on se trouverait aux prises à des difficultés à son encontre il se justifierait qu’on interrogeât la position même de la question. Tel est la mission du paragraphe 2. En refondant la question elle-même Heidegger semble ainsi se donner les moyens de répondre à la question de l’être et de son sens. Comment s’y prend-il ?

« La question du sens de l’être doit être posée » (PDF/EM page 26) dit Heidegger au début du § 2.

LA BANNIERE NAZIE EST PLANTEE ET CLAQUE AU VENT !

« Le questionner a en tant que tel, dit Heidegger, quelque chose dont il s’enquiert : son questionné. Mais s’enquérir de… est d’une certaine manière s’enquérir auprès de… Au questionner, outre le questionné, appartient dont un interrogé ». (PDF/EM page 27).

  1. Le questionner est le comportant d’un étant.
  2. Le questionné est ce dont s’enquiert cet étant en tant qu’il questionne.
  3. L’interrogé est ce à quoi sont posées des questions en vue d’élucider le sens de l’être.

Cela signifie, pour Heidegger, qu’on ne peut dire « qu’est-ce que l’être » sans interroger un quelque chose.

(Remarquons tout ce qui sépare la position de la question de l’être selon Heidegger du cogito cartésien. Dans le « Je pense donc je suis » il y a immédiatement intuition de l’existence d’un étant en tant que cet étant ne peut rien penser sans être           assuré, en pensant et du fait de penser, d’être quelque chose d’existant. Puisque je pense, et suis une chose pensante : je ne peux pas ne pas être. Pour Heidegger il y va ici d’une compréhension de l’être, condition du cogito, sans que la question de l’être soit explicitement posée comme telle. Descartes, magistralement pourrait-on dire, est dans l’oubli de l’être. Nous verrons plus loin que le différent Heidegger/Descartes déborde toutefois largement le champ proprement philosophique).

  1. Le questionner.

Le questionner, en tant que comportement d’un étant, se produit sur fond d’une compréhension, même flottante, « moyenne » dit Heidegger, de la Seinsfrage. Cette précompréhension, qui permet le questionner à propos de l’être, ne peut elle-même être élucidée qu’à partir du « concept élaboré de l’être ». (PDF/EM page 27).

  1. Le questionné.

Si nous questionnons en direction de l’être et pour déterminer son essence nous questionnons en vue de quoi au juste ? Nous ne pouvons questionner ce qui serait parfaitement reconnu comme être puisqu’il s’agit précisément d’élucider le sens de être. Heidegger avance à ce point une « différence » qui jouera un rôle fondamental dans ses textes. Il s’agit de la différence ontologique. « L’être de l’étant n’ « est » pas lui-même un étant ». (27) Si le questionné est cela même qui doit être élucidé nous savons au moins qu’il ne faut pas le confondre avec un étant. Il s’agit bien de l’être de l’étant, de tout étant, et non d’un étant qu’on se représenterait comme « être ». Il ne faut « raconter d’histoire » dit Heidegger, et « déterminer l’étant comme étant en sa provenance par le recours à un autre étant, comme si l’être avait le caractère d’un étant possible ». (P 27).  Dieu, par exemple, malgré sa supposée toute puissance, n’est pas l’ « être », même suprême, ce n’est qu’un étant.

  1. L’interrogé.

Le questionné est l’être, et non l’étant. Plus précisément le questionné est l’être de l’étant. Il faut donc interroger l’étant quant à son être. Mais quel étant doit-il être interrogé ? Questionner c’est, dit Heidegger, « viser, comprendre et concevoir, choisir, accéder sont des comportements constitutifs du questionner, et ainsi eux-mêmes des modes d’être d’un étant déterminé, de l’étant que nous, qui questionnons, nous sommes chaque fois nous-mêmes. Elaboration de la question de l’être veut donc dire : rendre transparent un étant – celui qui questionne – en son être ». (28)

C’est à ce point de cette partie du texte consacrée à l’interrogé – l’étant qui questionne en direction de l’être – que se noue la tragédie heideggérienne. Là où Heidegger a été parfois salué comme faisant preuve de génie se joue précisément une partie qui va décider du racisme foncier de Heidegger et de son antisémitisme.

LA BANNIERE A CROIX GAMMEE DEPLOIE ICI SA SINISTRE SIGNIFICATION.

Il ne s’agit théoriquement que de spécifier davantage l’étant qui questionne et qui doit être interrogé en vue d’accéder à une réponse à la question de l’être et de son sens.

« En tant que mode d’être d’un étant, le questionner de cette question est lui-même essentiellement déterminé par ce qui est en question en lui – par l’être. Cet étant que nous nous sommes toujours nous-mêmes et qui a entre autres la possibilité essentielle du questionner, nous le saisissons terminologiquement comme DASEIN. La position expresse et transparente de la question du sens de l’être exige une interprétation préalable adéquate d’un étant (le Dasein) au point de vue de son être ». (p 28).

Que se passe-t-il donc ici qui ne peut que soulever le cœur et susciter le rejet ?

On n’a peu prêté d’attention à la signification « méta-langagière » de l’utilisation du terme de Dasein. Heidegger dira avec aplomb qu’il est un intraduisible au même titre que certains concepts purement grecs des premières philosophies. Il proposera néanmoins le français être-le-là.

Mais pourquoi être-le-là ? En général, même de manière embarrassée, beaucoup de commentateurs proposent de comprendre cette formulation comme étant un synonyme technique  de mots ou d’expressions tels que : « réalité humaine », « existence humaine », « expérience humaine » voire « homme ».

La technicité du terme se justifierait pour signifier qu’il va s’agir de décrire le Dasein dans sa « facticité », c’est-à-dire dans ses attitudes et manières d’être effectives, réelles, dont celle qu’il a de se rapporter à la question de son être. L’interprétation la plus optimiste voit dans Dasein une manière de ne pas oublier qu’il s’agit de comprendre la réalité humaine en tant que, comme telle, il y va toujours de son être. Sartre, qui comprendra Dasein de manière universelle, dira par exemple, et la formule a été un temps célèbre : « L’homme n’est pas ce qu’il est et est ce qu’il n’est pas ». C’était une manière de souligner que la liberté oppose toujours un « n’être pas encore » à une sorte d’engluement dans l’être tel qu’il est constitué à un moment donné. Toujours, par exemple et sous le regard de l’autre, on peut être comme pétrifié dans un rôle qui ne nous définit jamais totalement.

Mais ce n’est pas du tout la conception heideggérienne.

Heidegger rejette absolument l’idée qu’il y aurait une humanité universelle égale en possibilités, en possibilités d’être.

Dasein vient dire le racisme et l’antisémitisme fondamentaux, écrits en lettres philosophiques, de l’auteur. Le jugement de Heidegger sur Husserl dont nous avons pris connaissance relève précisément d’une « daseinanalyse » heideggérienne. Au nom de quoi s’en autorise-t-il  un tel usage? Le grand penseur qui nomme « préjugés » les raisons pour lesquelles nombreux furent les philosophes qui ont « oublié » l’être donne aux pires préjugés leur semblant de lettres de noblesse et cela dans le cadre supposément savant et parfaitement justifié d’une « daseinanalyse » existentielle.

On peut le dire autrement : Dasein est un terme qui permet de différencier les possibilités proprement « humaines » d’ensembles désignés par le vocable de « peuple ».  La bannière à croix gammée fait ici entendre sa menace : seuls les allemands purs de souche, à la condition de retrouver leur pureté, sont appelés à être les hommes véritables, les authentiques Mensch.

Ceux qui ont admiré le Heidegger des §1 et §2 pour ensuite demeurés interdits et blessés devant la réalité de son engagement nazi n’avaient pas vu que Dasein était en réalité une sorte d’aiguillage qui permettait à Heidegger, alors supposément champion husserlien, de passer d’un registre universaliste à un registre raciste et potentiellement extrêmement violent.

Dasein veut dire ça : les possibilités d’être ne sont pas égales selon les peuples et leur langue. Et il ne suffit pas d’être parfaitement germanophone pour être intégré à l’ensemble des Mensch. Il faut encore prouver l’authenticité et la pureté de son origine le pire étant précisément d’être « cosmopolite » et sans racine.

Cela n’est pas encore dit clairement dans Etre et temps. Mais cela culminera dans Etre et vérité, 7ans plus tard, lorsque Heidegger recommandera l’extermination totale de l’ennemi intérieur enté sur les racines du peuple. La croix gammée de la Seinsfrage exhibera alors tous ses potentiels criminels.

Il nous semble incompréhensible que les déclarations antisémites de Heidegger consignées dans les Cahiers noirs, largement postérieures à la rédaction d’Etre et temps – mais Heidegger était depuis longtemps antisémite – n’aient pas provoqué un large mouvement de « retour sur texte » capable de déconstruire le système heideggérien de la duplicité et de l’ambiguïté. En excluant les juifs de l’humanité il montrait que le Dasein interrogé, s’il était éventuellement « juif », il l’était alors de manière négative et pour justifier son anéantissement. Le concept de Dasein était destiné à la sélection et au triage. Cette conclusion pouvait être attendue en vertu du caractère hitlérien que Heidegger a conféré d’entrée de jeu à la Seinsfrage.

 

Quand les « bergers de l’être » savaient se saper

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A suivre

 

 

 

 

 

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  1. Merci pour votre travail de décryptage. Ce que je me demande : comment se démontre chez Heidegger la supériorité des « aryens » et ce qui les lie à l’être ?

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    1. Pour aller au plus décisif : les « aryens » parlent la seconde langue de l’être après le grec. Ils sont, depuis les grecs, les plus à même de se libérer pour la question de l’être. « Cette langue est, [le grec] AVEC L’ALLEMANDE, au point de vue des possibilités du penser, à la fois la plus puissante de toutes et celle qui est le plus la langue de l’esprit ». Introduction à la métaphysique, 1958, page 67. Mais, pour Heidegger, il ne suffit pas de posséder l’allemand même comme langue maternelle. Il faut encore avoir une sorte de rapport de con-naturalité avec elle. Cela exclut les déracinés, les cosmopolites etc.

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  2. J’ajoute que votre travail est d’autant plus important que les heideggeriens bien implantés dans l’édition et l’université font feu de tout bois avec de nouvelles traductions en cascades du nazi exterminateur. Comme si de rien n’était depuis le livre « évènement » d’Emmanuel Faye ou plus récemment les « Cahiers noirs »…

    On ne compte plus aussi les commenteurs et autres « philosophes » inspirés par Heil-degger. Je viens d’en découvrir encore un, une sorte de marxiste-nietzchéo-heideggerien (la bouillie post-moderne habituelle quoi), Jean Vioulac, qui en 2014 préfère les « Méditations heideggériennes » à celles de Descartes et qui a même reçu en 2016 le Grand prix de philosophie de l’Académie française pour l’ensemble de son « œuvre » !!!

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