Quadriparti est le nom français de ce que Heidegger appelle Geviert – les « quatre». Et les « quatre » ce sont la terre, le ciel, les dieux et les mortels (les hommes). « Habiter, dit Heidegger, c’est ménager le quatuor des Quatre en portant le foyer de son déploiement au cœur des choses ».
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Emmanuel Faye y voit à juste titre une transposition du svastika, de la croix gammée. Voici cependant comment D. Di Cesare entend ridiculiser l’hypothèse. « Les simplifications de Faye, qui frisent parfois l’absurde – lorsqu’il croit par exemple découvrir un svastika dans la figure heideggérienne du Geviert (le quadriparti) – peuvent sembler à première vue convaincante ».
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Le phiblogZophe avait déjà analysé la manière dont on pouvait se faire piéger par le « druide nazi » (Deleuze).
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1 – Il est évident, et terrifiant, que le Quadriparti transpose au cœur de la philosophie l’horrible et autant sinistre que ridicule croix gammée.
2 – Heidegger est un très grand philosophe et penseur. Ses développements sur le Geviert, soutenus par une intense et originale méditation de Hölderlin, interdisent absolument de penser que Heidegger ait pu seulement songer à suggérer un tel rapprochement entre Geviert et svastika.
3 – Si donc, pourtant, il a laissé cette possibilité c’est uniquement dans l’intention de dire l’impossibilité absolue de la transposition et de la signification que cela revêtirait alors. Tout juste pourrait-on y voir, mais c’est déjà ternir la grande pensée, un fait de « résistance spirituelle » au nazisme, la haute pensée heideggérienne tournant pour ainsi dire en ridicule, quant à elle, l’emblème hitlérien. C’est une défense possible, de type « fédierienne ».
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Il y a tellement d’indices de ce que la « pensée Heidegger » recèle un fond parfaitement compatible avec la conception d’un état raciste et génocidaire qu’il faut au contraire saluer la valeur heuristique que représente l’équivalence posée entre Geviert et svastika. Heidegger, en un sens, a essayé de constituer par son œuvre une sorte d’anti-bible, d’athéologie politique ontologico-raciste.
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Pour ce faire Heidegger s’est emparé de la croix gammée avec autant de résolution avec laquelle un Kierkegaard, par exemple, s’est saisi de la symbolique de la croix chrétienne. Tous les développements sur le Geviert sont une mise en musique heideggérienne d’une légitimation suprême de ce que représente la croix gammée : la souveraineté absolue, comportant esclavagisme et extermination de masse, du peuple de « poètes et de penseurs », du peuple qui parle la seule langue vivante de l’être.
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Directement ou indirectement Heidegger est l’héritier de la société de Tuhlé, de son racisme et de son antisémitisme meurtriers, de son ésotérisme destiné à capter et à protéger la « fureur identitaire » d’une élite populaire. Heidegger s’est servi du poème, et principalement du poème hölderlinien, pour qu’on soit spirituellement séduit et instrumentalisé pour répandre l’apparence sublime et discrètement légitimante ainsi donnée au système hitlérien, et au-delà à toute politique violente d’inspiration nazie.
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Il est alors piquant que D. Di Cesare se serve de l’argument dit de la « reductio ad Hitlerum » pour disqualifier la thèse de l’équivalence quadriparti = svastika. Telle est au reste la réussite de Heidegger. S’emparant de la croix gammée et la transformant en Geviert il créé une sorte de « valeur ajoutée spirituelle » si forte et si puissante que, désormais, toute mise en perspective reposant sur l’équivalence peut être envisagée comme une « reduction ad hitlérum » et, à ce titre, envoyée à la poubelle. Etre nazi en philosophie ce n’est pas rien !
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Lisons : « Cette argumentation, que l’on peut appeler une reductio ad hitlerum, en reprenant une formule célèbre utilisée par Leo Strauss au début des années 50, est justement problématique. Il s’agit d’un « raisonnement erroné », d’une fallacy, c’est-à-dire une variante de la réductio ad absurdum consistant à reconduire et réduire la thèse de l’adversaire à la position de Hitler, métonymie du mal. Strauss dénonce l’utilisation d’un telle tactique, condamnable du point de vue éthique, à propos de Heidegger et de sa pensée ; en se détournant de l’argument, dont le contenu perd son importance, elle conduit immédiatement à la condamnation. Et en effet, même en tenant compte des développements récents, on a l’impression que Faye, en justicier, ne prend guère en considération les arguments philosophiques. L’important semble plutôt de relancer son accusation pour, cette fois, en accentuer la gravité : « l’introduction de l’antisémitisme en philosophie ».
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Est-ce que cela s’applique, n’en déplaise à la mémoire de Leo Strauss, à la critique que fait E. Faye de Heidegger ? On l’accepterait sans problème s’il s’agissait, avec Heidegger, d’un écrivain qui ne manifeste que quelques accents problématiques ou ambigus. On peut tout aussi bien dire que l’argument de la reductio ad hitlerum sert à faire obstacle à une enquête – philosophique, historique, critique et non policière – qui s’efforce de faire apparaître le plus précisément possible l’étendue et la méthodologie du nazisme de Heidegger. S’il y a, mais sous quelle forme et avec quelle intensité, transposition de l’hitlérisme dans et par l’heideggérisme, il est absurde de voir une reductio ad absurdum dans l’opération consistant à faire le chemin inverse. Sauf à déclarer, sans rien prouver, que c’est la thèse de la transposition qui est erronée. C’est comme si on disait qu’en se taillant des moustaches hitlériennes Heidegger, en « résistant spirituel », copiait en réalité Charlie Chaplin!
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Il ne suffit pas d’avoir démissionné de la vice-présidence de la Société internationale Martin Heidegger. Il faut accepter d’envisager que la transposition du nazisme implique et compromet ce que l’on croit être une profondeur intellectuelle ou spirituelle indépendante de la ferveur nazie de l’auteur. L’heure est à accomplir ce geste critique libre. Il importe que rien ne vienne entraver cette liberté de la critique de Heidegger. Le trait d’époque serait ainsi que nous en savons maintenant suffisamment pour interroger ce qu’il en est même d’Etre et temps, encore considéré comme un des grands livres de philosophie du XX° siècle. Pour notre part nous avons cessé de croire que la question de l’être était une question purement ontologique et étrangère au racisme et à l’antisémitisme d’inspiration nazie.
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L’homme qui s’est taillé des moustaches adolphiques, qui s’est fait fièrement photographié avec l’insigne nazi à la boutonnière, qui s’est habillé sur mesure façon « völkisch », qui a appelé en 1934 à l’ « anéantissement total » de « l’ennemi intérieur enté sur les racines du peuple », je ne veux ni ne peux croire que cet homme a magiquement su et pu laisser ses convictions à la porte de sa pensée.
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Heidegger s’est construit en chef spirituel du III° Reich.
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La reductio ad hitlerum a pour but de disqualifier une pensée ou un point de vue.
L’accusation d’utilisation de cette reductio ad hitlerum a la même finalité.
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La recherche philosophique exige au contraire de joindre la plus grande rigueur à la plus grande liberté de formulation des hypothèses. Ses résultats ne peuvent se mesurer dans le cours terme de la polémique. Que le Geviert soit une transposition de la croix gammée est une hypothèse vraisemblable qui mérite d’être prise en compte. Sa pertinence sera établie dans le long terme d’une recherche soucieuse de ce qu’il en est au juste de la sémantique de Heidegger.
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