La brève étude de Jean-Luc Nancy, Banalité de Heidegger (Editions Galilée 2015), est à lire. Soulignons aussitôt que non seulement l’auteur admet que Heidegger a été antisémite mais il souligne de plus à quel point il est incompréhensible et inadmissible qu’il se soit laissé « emporter et abêtir dans la pire des banalités haineuses, jusqu’à l’insoutenable », en reprenant par exemple sans aucune perspective critique ce faux policier que sont Les protocoles des sages de Sion.
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La défense de Heidegger par Nancy est d’une toute autre dimension que celle, usée jusqu’à la corde car n’usant que du déni le plus répétitif, d’un François Fédier. A terme il faut que les heideggériens soient plus intelligents que les « heideggero-négationnistes ». En ce sens Peter Trawny est plus utile à la « transmission » Heidegger qu’un blanchisseur tel que Fédier. Au reste le texte de Nancy est la refonte d’une conférence prononcée en automne 2014 à Wuppertal au Heidegger Institut dirigé par Peter Trawny. Cela se passa dans le cadre d’un colloque titré Heidegger und die Juden.
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J’aurai l’occasion de revenir de manière plus affinée sur le texte de Nancy. Je veux dans cette page simplement attirer l’attention sur un « détail » : malgré l’invraisemblable antisémitisme de Heidegger l’auteur d’Etre et Temps n’est pas qualifié de nazi. Tout juste pourrait-on dire, de manière plus sophistiquée et plus acceptable, qu’il fut un « archéo-fasciste ». (Philippe Lacoue-Labarthe). Prenons donc acte : l’archéo-fascisme associé à l’antisémitisme le plus « banal » (et le plus haineux) ne fait pas un nazi. Normal puisqu’il s’agit de Heidegger !
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Pour distiller ce petit « négationnisme sémantique » Nancy a recours à la méthode consistant à faire de Heidegger, comme l’avait déjà fait Vietta, un « critique du nazisme » et, cela, jusqu’à être « antinazi ».
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Lisons ce premier passage >
(1) « Heidegger sait très bien ce qu’il fait. Il recueille l’ordure banale à des fins supérieures. Ce qui veut dire aussi qu’il reconnaît une vérité supérieure de l’antisémitisme. Une vérité à ce point supérieure qu’elle ne peut même pas être publiée sans être associée aux critiques du nazisme et du christianisme (différentes, certes, mais conjointes) dont est rempli le texte des Uberlegungen qui reste donc privé et réservé pour une publication lointaine ». (Page 40).
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Notons tout d’abord que l’heideggérisme français semble prendre du retard quant à la traduction des Cahiers noirs. Elle nous aiderait pourtant beaucoup à apprécier ce qu’il en est au juste de la critique heideggérienne du nazisme. Nous comprendrions de même mieux pourquoi la vérité supérieure de l’antisémitisme devait être associée « aux critiques du nazisme et du christianisme ». S’agissant du nazisme on peut cependant estimer, et ce sera mon hypothèse, qu’il n’aurait précisément pas été, pour Heidegger, à la hauteur de ce qu’enjoignait l’antisémitisme. Heidegger, comme a dit un jour quelqu’un, était à la droite d’Hitler. Bien entendu cela ne fait pas de Heidegger un « antinazi » au sens où nous l’entendons habituellement. Et pourtant.
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Lisons ce deuxième passage>
(2) « Pourquoi a-t-il dissimulé cet antisémitisme dans ses textes publics ? sans doute par crainte des nazis, dont en même temps il défiait et confirmait l’antisémitisme tout en le doublant d’antinazisme (non moins clair quoique moins banal, évidemment, et un peu moins haineux, mais seulement un peu, ou sur un registre différent) ». (Page 60)
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Nous voudrions en savoir plus sur cet « antinazisme antisémite » de Heidegger !
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Quelques remarques et suggestions cependant.
On me dira manquant de nuance. Mais l’antisémitisme furieux de Heidegger ne me rend pas crédible qu’il ait pu verser dans une forme d’antinazisme. Sauf à nommer ainsi sa critique pleine de colère contre les « insuffisances » de l’administration nazie réelle de l’époque. Mais dans quel chemin s’engage-t-on alors ? Le supposé « antinazisme » de Heidegger validerait ainsi la représentation selon laquelle il est absolument impensable, « oxymorique », qu’un auteur tel que Heidegger ait pu être nazi.
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Il faut admettre ceci, qui me semble relever de l’étrange rationalité de cette chose que fut le nazisme : il est dans l’ordre du nazisme que ses « princes intellectuels » se soient autorisés à « cracher dans la soupe » parfois avec virulence. Peut-être Heidegger fut le seul en mesure de s’accorder pleinement cette liberté provisoirement purement privée. Mais là réside aussi son intelligence tactique et stratégique (ainsi que celle de certains de ses protecteurs). Heidegger est nazi. Heidegger est « sur-nazi ». Il s’est constitué comme le penseur, le « prophète » d’un état génocidaire antisémite. Ce n’est pas rien comme n’est pas rien la menace que cela fera toujours planer sur l’humanité entière. Ainsi l’antinazisme de Heidegger ne serait que l’indication d’un chemin vers le futur d’un néonazisme. Il faudra un jour reconstituer finement la chronologie heideggérienne. Mais on comprendrait pourquoi, après la défaite de Stalingrad, Heidegger ait pu sombrer dans une colère monstre.
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De manière plus générale, qu’il s’agisse d’histoire ou de philosophie, on ne gagne rien à ne pas inclure dans le « nazisme », et c’est aujourd’hui pleinement justifié, même un intellectuel comme Heidegger. Il ne faut pas prendre le risque que l’exception qui lui est accordée serve à préparer quelque forme surprenante de néonazisme.
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Précisément j’appelle « naïveté » de Jean-Luc Nancy le fait qu’il isole la « question de l’être » comme geste philosophique pur. C’est alors s’exposer à être le jouet de ce qu’est devenue, avec Heidegger, « l’idéologie allemande ». « Etre » est toujours déjà « contaminé » pour utiliser le mot de Trawny. Il signifie « peuple-race » (même si c’est en un sens « spirituel ») voué à l’exercice de la Domination ; souveraineté absolue ; « Vaterland » de sol et de sang. Dans le contexte heideggérien « être » suppose ce « non-être » apparemment « étant » qu’est le juif. L’Allemand est le peuple de l’être ; le Juif le peuple de la loi. L’être n’est pas l’étant – et ce peuple de l’étant qu’est le juif. L’historialité exprimera « en temps » en quoi cette ontologie n’est jamais une représentation de ce qui est « là-devant ». L’extermination sera son œuvre majeure, supposée fondatrice d’un autre commencement.
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« Etre et Temps » est en ce sens « toujours déjà » la transposition de la croix gammée. Etre ne se dit plus des arrières-mondes. Il se décline historialement selon une guise qui implique l’extermination de ce qui est supposé faire obstacle à l’expression de l’être. Avec « Etre et Temps » Heidegger s’immisce dans la philosophie comme nazi. Qu’il ne cessera d’être. Qu’il ne rejettera, telle une « grande bêtise » – mais une bêtise pleine de grandeur… – que pour ouvrir la voie, que pour éclaircir le chemin d’un renouveau nazi.
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