La grande valeur attribuée aux textes de Heidegger voudrait qu’à côté des grands mots heideggeriens – être, différence ontologique, arraisonnement, Dasein, aléthéia, historialité… – figurassent des « petits concepts » qui détaillent la pensée du maître. Certaines notions, d’une « taille sémantique » intermédiaire, figurent déjà dans le corpus « méta-heideggérien » telles que, par exemple, « sérénité » ou « appel ».
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« Se découvrir en trop » – le « se-découvrir-en-trop » – fait partie de ces « petites notions » auxquelles on devrait prêter un peu plus d’attention. Heidegger y fait référence à la page 94 de La logique comme question en quête de la pleine essence du langage (Ed. 2008 Gallimard). J’en ai déjà fait état à l’entrée consacrée à « ETAT ».
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Voici le contexte linguistique :
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« C’est une erreur de croire qu’il y aurait dans l’université allemande un courant réactionnaire. Il n’y a pas de réaction, parce qu’aucun bouleversement (aucune révolution) n’est là, et cela parce que l’on n’a pas compris comment il faut s’y prendre. Il y a aussi certaines gens qui ne veulent pas du tout de révolution ; le risque est en effet qu’ils se découvrent à cette occasion comme étant manifestement de trop ».
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Que cela signifie-t-il ?
La première phrase, tout d’abord, fait un sort au mythe selon lequel Heidegger, en démissionnant en 1934 du rectorat, aurait reconnu l’immensité de son erreur en l’espèce de son ralliement publique au nazisme hitlérien. La logique… est en effet postérieur à la démission et n’est pas autre chose qu’un traité de national-socialisme façon Heidegger. Il y expose notamment une doctrine du peuple-race. En démentant avec ironie qu’il y ait eu un « courant réactionnaire » dans l’université allemande, puisqu’aussi bien il ne saurait y avoir de réaction à un bouleversement absent, à une révolution fantôme, Heidegger clame son dépit : il n’a pas été compris, il a dû démissionner, il était, lui, Heidegger, du côté du bouleversement et de la révolution ! En donnant son cours « La logique… » Heidegger reprenait la main comme penseur et non comme recteur, comme philosophe du Reich et non comme administrateur. Sa vision révolutionnaire de l’Université était trop bouleversante. Le parti tenait au soutien de l’université. Après les lois antijuives l’Université était allemande. Il valait mieux ne pas trop la malmener par un programme devant se conformer aux directives de cet Heidegger enflammé. Le parti faisait sur ce point preuve de realpolitik. La démission de Heidegger est à comprendre dans ce cadre.
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Mais non seulement Heidegger reprenait la main en tant que « philosophe du Reich », (et jeune philosophe révolutionnaire ayant remis la phénoménologie sur le droit chemin de la question de l’être) il faisait preuve d’une belle « autorité nazie ». Avec lui « la pleine essence du langage » ça voulait dire quelque chose !
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Il n’a pas besoin d’un uniforme pour « faire son cinéma », d’un uniforme SA par exemple : il porte de magnifiques moustaches adolphiques. Ce petit détail pileux est d’une extrême importance dans ce contexte. Il y aurait lieu, du reste, de tenter de reconstituer finement les « années Heidegger » de 1933 et 1934. Que s’est-il passé par exemple du côté de la nuit des longs couteaux et où la SS de Hitler a liquidé la tête de la SA, Röhm compris si Heidegger avait des sympathies pour la SA ? (Il ironise quelque peu, dans La logique… sur la SA).
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Il avait pour le moins bien assimilé la logique de la terreur nazie.
Lisons la deuxième phrase de l’extrait en mettant le personnage de Heidegger dans son rôle de « terroriste » nazi : « Il y a aussi certaines gens qui ne veulent pas du tout de révolution ; le risque est en effet qu’ils se découvrent à cette occasion comme étant manifestement de trop ».
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Ceux « qui ne veulent pas du tout de révolution » feraient bien de faire très attention. « Le risque… (pour eux bien entendu)… est en effet qu’ils se découvrent à cette occasion (qu’ils découvrent à leurs dépens le sort qui leur est promis) comme étant manifestement de trop » (comme étant promis à l’élimination soit par une captivité sécuritaire exemplaire – Dachau a été symboliquement ouvert aussitôt l’arrivée au pouvoir de Hitler – soit par la mort).
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On dira encore que c’est impossible, que Heidegger ne peut pas être « ça ».
La « pleine essence du langage » nazi… il la possède à la perfection. Il sait ce que menacer veut dire. Il sait comment le dire dans des formes onctueuses. C’est au reste ce qu’il fera toute sa vie. « La question de l’être… » est du même ordre. C’était d’entrée de jeu un avertissement à l’égard de tous ceux qui pactisaient avec le « néant » (avec ce néant ignorant tout de la « différence ontologique ».)
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Les moustaches adolphiques de Heidegger ne signifiaient pas seulement sa fraternité politique avec l’auteur de Mein Kampf. Elles « comprenaient » aussi Dachau, institution concentrationnaire d’une grande valeur symbolique pour les tenants du discours nazi.
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Le « se-découvrir-en-trop » : phénomène caractéristique des exclus du Reich et qui, à partir de 1942, allait connaître une extension nouvelle.
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« Il y a aussi certaines gens qui ne veulent pas du tout de révolution ; le risque est en effet qu’ils se découvrent à cette occasion comme étant manifestement de trop ».
Dachau
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