Brève rencontre entre un taureau de combat et une truie d’élevage industriel

 

Un taureau de combat auquel on avait, à cause de son pelage blanc taché de noir, donné le nom de Domino se trouva un jour parqué près d’une ferme dans l’attente de son transport prochain vers les arènes d’Andalomos. Pour amener de l’eau dans le champ on avait opéré un branchement avec le réseau de la ferme si bien que, à l’endroit de cette liaison vitale, et alors que la construction était entourée de fils barbelés, il était possible de regarder à l’intérieur de la ferme par une fenêtre. Domino, qui avait parcouru en tous sens et pendant quatre longues années un vaste domaine odorant d’herbes, de roches et de pins s’approcha au plus près de la ferme, un long bâtiment métallique empuanti, et jeta par curiosité un œil par la fenêtre. Pourquoi une odeur aussi forte? Il lui fallut un certain temps pour apercevoir que, dans l’ombre du bâtiment, des formes semblaient, quoique indécises, être vivantes. Il découvrit ainsi bientôt que, à l’endroit même où la fenêtre avait été percée, se trouvait allongée une énorme masse rosâtre et souillée. A l’étroit dans une cage la masse rose-souillé tendait des pis gonflés de lait à une huitaine de cochonnets bruyants qui, à travers les barreaux, contribuaient ainsi avec appétit à l’accroissement rapide de la masse organique utile de la ferme. Après que son regard se fut accoutumé à la pénombre de la porcherie Domino découvrit que c’était par dizaines que de semblables masses donnaient leur lait à l’industrie humaine.

.
Domino siffla entre ses dents et interpella la masse rose-souillé qui se trouvait en contrebas de la fenêtre : « Hé ! toi, dit-il, qui es-tu et que fais-tu là ? ». D’abord la masse rose-souillé ne comprit pas que quelqu’un pouvait avoir l’idée de lui adresser la parole. Dans l’univers qui était le sien elle se satisfaisait de conjurer la dureté des barreaux de sa cage en se concentrant sur le brouhaha que faisaient les cochonnets en cherchant à se saisir des pis et en aspirant le lait. Tout cela conférait un peu de chaleur animale à la rigueur de l’endroit. La truie, car il s’agissait bien d’une truie, y trouvait quelque réconfort. Mais Domino insista : « Tu devrais répondre quand on t’appelle ! » La masse rose-souillé finit par lever la tête en direction de la fenêtre. Et là Domino eut tout d’abord un mouvement de recul. Pourtant habitué aux escarmouches, si fréquentes dans un troupeau de jeunes taureaux, il ne put réprimer un mouvement de crainte tant il se dégageait de la tête de la truie un profond sentiment de tristesse. Les yeux, surtout, exprimaient une insondable nostalgie. « Qu’est-ce que tu me veux ? » dit-elle avec un mélange d’étonnement et d’agacement. Domino, qui avait regagné son poste d’observation, lui répondit : « Je m’appelle Domino, du domaine de don Pedro, et je vais bientôt faire la fête à Andalamos ». La truie soupira. « Tu en as de la chance, dit-elle, tu as un vrai nom. Je suis très jalouse. Tu vois, ici, on est ce qui est écrit, ni plus ni moins, sur le petit morceau de plastique jaune riveté à l’intérieur de l’oreille. Joli non?  Je suis donc DE 186-97. Pour vous servir votre honneur ». Domino éprouva un sentiment de gêne. « Tu as déjà songé à t’évader … en menaçant les matons par exemple ? » La truie rit amèrement. « On a un point commun avec les humains : on n’a pas de cornes. Et puis, surtout, l’espace est cloisonné afin qu’on puisse surveiller en tous points le parcours de chaque numéro. Ici on devient rapidement gras et gros et on ne peut se déplacer que dans d’étroits conduits. Dans les box on ne peut même pas se retourner. On entre par un côté, on sort de l’autre. Pas de mouvement de foule possible ! Et on nous tape dessus avec des bâtons ! On n’est qu’une masse de viande, pas des cochons et surtout pas une horde… Je suis née TU-223. C’était mon nom de jeune fille en sorte. Mais au lieu d’être abattue après avoir atteint, comme c’est la règle, une centaine de kilogrammes je fus choisie pour la reproduction. Je devins ainsi DE 186-97 ». Naïf et fleur bleue Domino lâcha : « Au moins tu auras connu l’amour ». La truie DE 186-97 eut un petit rire nerveux : « Tu ne sais pas de quoi du parles Domino ! Je ne sais pas et ne saurai jamais ce qu’est un verrat. Tous les cochonnets mâles sont castrés à la pince. Et j’en suis à ma 5ème insémination ». « Excuse-moi, fit Domino, je ne savais pas. Le pire ici, d’après ce que je vois, c’est que jamais, absolument jamais, vous pouvez savoir ce qu’est humer l’air du petit matin ; l’odeur des herbes, des bois et des fleurs. Brouter à la rosée est un tel délice. Vous, ici, vous êtes déjà de la saucisse. Quant à nous, les taureaux, les humains ne nous observent qu’à distance et le plus souvent ils se confondent avec les chevaux. On a tout l’espace qu’on veut, même pour la grande fête finale. Tandis qu’ici vous n’êtes qu’un rouage d’une machine à faire de la viande en grossissant et en faisant des cochonnets. Tant pis si le goût de votre viande devient insipide ». La masse rose-souillé soupira à nouveau. « Tu as tout compris. On ne peut pas se défendre. Le cochonnet naît dans un univers de caillebotis, de tuyaux d’arrosage, de pis grillagés puis de bouillie spécialement conçue pour qu’on fabrique rapidement de la viande. Il ne saura jamais ce que c’est que s’amuser dans la nature et se vautrer dans une flaque aux senteurs multiples ». Le taureau fut très ému au récit que lui faisait DE 186-97 de son existence. «C’est un peu comme si, songea-t-il, les porcs étaient captifs d’un immense estomac humain ».

.

Domino hésita un instant à prolonger la conversation. Que pouvait-il dire et, surtout, que pouvait-il faire ? « Il faut que tu saches, pourtant, reprit-il, qu’on peut vivre autrement dans la compagnie des humains. J’ai appris à m’imposer pour conquérir des vaches sans être regardés par les humains. Je sais ce qu’est le désir, la jalousie, la colère et même le pouvoir. Comme je connais toutes les sensations de l’année des premières neiges d’hiver aux lourdes journées orageuses de l’été. Cela il faut que tu le fasses savoir aux autres. Il faut leur dire qu’un autre monde que cette porcherie est possible même pour des cochons ». DE 186-97, émue aux larmes, lui fit cette réflexion : « Tu vois je ne m’aurais pas cru capable de comprendre qu’on pouvait être une bête et connaître le bonheur. Tes mots me font vibrer. Je ne suis pas totalement morte. Même si mes arrières grands-parents étaient déjà des cochons d’usine je n’ai pas complètement perdu le sens de la vie ». Ces paroles comblèrent Domino. « Pourtant, se dit-il, sans un geste de la part des humains ces pauvres bêtes ne connaîtrons jamais les joies de la nature. Elles sont dans la main d’un Dieu qui les dévore dès leur naissance. »

.

DE 186-97 fit quelque chose comme un sourire. « Ainsi du vas à une fête Domino ? » Le taureau tourna légèrement la tête vers le champ. Il venait de reconnaître le bruit du camion transporteur. « Oui c’est une fête où, d’après ce qu’on m’a dit, on voit des humains de près et avec lesquels on peut se mesurer. Et il y a beaucoup de monde autour pour nous regarder. » La truie fit une moue. « Je ne la sens pas bien ta fête. Si on est des bêtes de bouche peut-être que vous, les taureaux, vous êtes des bêtes de l’œil ».

.

Domino s’était légèrement écarté de la fenêtre et, déjà, la masse rose-souillé s’enfonçait dans l’ombre. « Il est temps. Il faut que j’y aille chère DE 186-97 ». La truie soupira. « Ravie de t’avoir connu. Tu vois je regrette de n’avoir aucun moyen de mettre fin à mes jours. Vivre sa mort depuis la naissance est un supplice sans fin ». Le taureau fit un grand signe de la tête. « Adieu DE 186-97 ! Courage ! » Maternelle la truie lui répondit : « Sois prudent Domino ! Que la vie te garde ! »

.

Domino, déjà, s’apprêtait à faire savoir aux humains qu’il leur faudrait de la patience et de la ruse pour le faire monter dans le camion.

.
.
.
.

 

Votre commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s