La Métaphysique du Dasein c’est d’abord un titre figurant désormais dans la bibliographie heideggérienne et parmi les meilleures publications du genre. C’est un très bon livre heideggérien. Et peut-être un sommet de rouerie politique. L’auteur en est François Jaran et le préfacier Jean Grondin. Ce dernier fait cette déclaration liminaire : « Métaphysique et Dasein sont sans l’ombre d’un doute les maîtres-mots du lexique de Heidegger. Leur réunion heureuse dans le syntagme d’une « métaphysique du Dasein » résume peut-être toute sa philosophie ».
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« Réunion heureuse » dit Grondin. Ce n’est pas sans savoir ce que cette réunion peut avoir de paradoxal et d’étrange. Tandis qu’un des personnages « Heidegger » est célèbre par son projet de déconstruction et de dépassement de la métaphysique le Heidegger de Jaran serait surtout un métaphysicien. Notons déjà que tel est le corpus heideggérien : on peut y trouver aussi bien des arguments en faveur que contre la métaphysique. Mais, dans le cas de la métaphysique du Dasein, on est d’autant plus intrigué que si le Dasein est strictement « l’être-le-là » il faudrait donc accepter que cet « être-le-là » se caractérise par un rapport essentiel à la méta-physique voire, comme dit Heidegger, que la métaphysique fasse événement « dans » le Dasein.
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Jaran et Grondin n’ignorent pas que leur thèse doit être défendue contre certaines autres orientations ou chemins heideggériens. « En préparant un nouveau commencement au-delà de l’histoire de la métaphysique, Heidegger est demeuré par bien des aspects un penseur métaphysique », écrit Jean Grondin. Tel est l’argument en apparence formel que Grondin commence par avancer. Si « méta » veut dire au-delà – et au-delà de la nature dans le terme originairement de « bibliothécaire » de « métaphysique » – alors celui qui se projette au-delà de l’histoire de la métaphysique serait « métaphysicien ». Il y a trente ans on aurait pu dire : un « nouveau métaphysicien ».
« Un nouveau commencement présuppose en effet un dépassement et dès lors un mouvement de transcendance (méta) », précise Grondin. Et de conclure sur cette apologie lestée d’une nuance : « Dans la mesure où toute son œuvre accomplit ce mouvement de transcendance, Heidegger est resté jusqu’à la fin un magistral métaphysicien. Seulement, le premier Heidegger s’en est peut-être mieux rendu compte que le dernier ».
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Le personnage « Heidegger » aurait un génie philosophique bien étrange et qui voudrait que c’est toujours contre certaines de ses propres interprétations qu’il faudrait faire fructifier ses meilleures « inventions ». Maître d’un côté ; inconséquent de l’autre.
L’étude de Jaran ne manque cependant pas de force. Certains heideggériens peuvent effectivement se reconnaître dans le projet de la « métaphysique du Dasein ». L’herméneutique du texte heideggérien peut faire effectivement prévaloir l’existence d’un « plan de cohérence » interne à l’œuvre et caractérisable comme fondement d’une métaphysique du Dasein. Il n’est pas étranger au propos que cette expression évoque Kant. Cette métaphysique du Dasein serait en sorte Kant prolongé de manière innovante et sans commune mesure avec les tentatives contemporaines de Heidegger de restauration de la métaphysique.
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Toujours de manière singulière et surprenante la métaphysique heideggérienne du Dasein reprendrait certains des traits propres à la « structure » de l’onto-théologie. Celle-ci se caractérise par le couplage permanent entre une visée de « l’être dans son ensemble » et une visée de « l’être comme tel ». Chez Aristote, qui en est le grand maître, l’onto-théologie c’est à la fois des considérations sur le ciel ou les animaux et une approche de l’ « être en tant qu’être ». Mais, surtout, l’onto-théologie est impensable sans que soit défini l’étant le plus étant : Dieu. Le plus souvent l’onto-théologie se déploie à partir du concept d’un tel étant. Heidegger reconnaît que la question de l’être ne peut précisément pas être pensée sans référence à de l’étant, à un étant.
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On comprend le trajet : du Premier Moteur à l’ « être-le-là » ! Le Dasein sera l’étant de référence, parce qu’il a au moins une pré-compréhension de l’être, d’une ontologie fondamentale. La métaphysique du Dasein devient ainsi ce par quoi se fonde une ontologie fondamentale. Le Dasein est métaphysique parce qu’il va au-delà de l’étant vers l’être.
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Le problème est que l’expression de « métaphysique du Dasein » est typique de la duplicité sémantique heideggérienne. On a mal interprété ce que voulait dire Heidegger quand il contestait la traduction française de Dasein en « réalité humaine ». Il proposait, dans son français à lui, « être-le-là ». Précisément nous sommes ici à une croisée de chemins : l’un est celui du discours universitaire apparemment « universel » ; l’autre est celui du nazisme potentiellement le plus violent.
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Heidegger a donné des raisons formulées de manière « acceptable » pour refuser « réalité humaine ». Mais pourquoi n’aurions-nous pas pu traduire Dasein par Existant ? La métaphysique de l’Existant serait un bon titre et un bon « programme ». Sartre, qui a éventé la ruse heideggérienne, a clairement tiré l’analytique du Dasein vers une nouvelle conception des Lumières. Le Dasein est l’humain en tant que libre. Et libre, d’abord, de toute a priorité essentialiste. Ce qui est à l’antipode de l’heideggerianisme politique. Et de ce que signifie Dasein pour Heidegger.
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Dasein est en effet une transposition de « aryen », une des notions clés de l’idéologie nationale-socialiste. C’est un nom de code, un Denkame (Heidegger). Mais c’est aussi et surtout une translation. D’Aryen à Dasein nous passons du discours idéologique populaire au discours universitaire pro-hitlérien. L’opération est tellement bien faite que Dasein est jusqu’ici la « planque » parfaite pour « aryen » : il y est invisible, silencieux, mais aussi bien nourri « spirituellement » ! Tout un heideggérianisme ne cesse de l’alimenter, de le choyer, le préparant ainsi à ses futures missions.
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Le Dasein n’est pas un universel. Ce n’est pas tout « existant humain ». Il est fondamentalement « au monde ». Et les juifs sont sans monde, weltlos. Dasein est « aryen ».
La métaphysique du Dasein est le discours de légitimation-construction de la supériorité de l’homme blanc allemand en tant qu’il lui échoit de veiller à la domination sans laquelle, en termes spenceriens, l’homme blanc pourrait à terme devenir esclave.
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C’est si peu fondé « objectivement » que, aujourd’hui, le nazisme d’expression heideggérienne est susceptible de variations « non blanches ». Comme, par exemple, il semble que ce soit le cas avec les interprétations noires-africaines du nazisme et de l’hitlérisme.
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Martin(tin) Heidegger est ainsi très étudié au Congo.
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