Les lecteurs bien intentionnés de Heidegger sont-ils victimes de l’incompétence ou de la sympathie pronazie de certains responsables d’édition ? La question se pose par exemple à propos de l’édition d’Etre et Temps parue chez Gallimard en 1986 dans une traduction de François Vézin. Cette traduction a fait l’objet de vives critiques de la part d’heideggériens. Ils reprochent notamment au traducteur d’avoir eu recours à des néologismes inutiles tels que, par exemple, « ouvertude » pour « ouverture » ou « temporellité » pour « temporalité ». Ne trouvant pas d’éditeur Emmanuel Martineau a publié sur internet une traduction moins « baroque » d’Etre et Temps, traduction à laquelle renvoient de nombreux exégètes de Heidegger.
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Ce n’est cependant pas de traduction qu’il s’agit dans cette nouvelle entrée du petit contre-dictionnaire mais de la quatrième de couverture. François Vezin a cru bon rendre service au lecteur en choisissant pour cette quatrième un extrait de Le nihilisme européen, texte de 1940 et où Heidegger met en perspective Etre et Temps (1927). Certes il importe de prendre connaissance de la manière dont Heidegger a assumé d’être l’auteur de ce qui apparaît encore aujourd’hui comme un classique de la philosophie du 20éme siècle. Ce serait au reste une recherche à faire : Heidegger commentateur d’Etre et Temps.
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Dans cette entrée je récuse précisément le titre de « classique » à Etre et Temps. Pour le dire ici rapidement j’estime qu’Etre et Temps est fondamentalement soumis à l’hitlérisme. Au minimum le § 44 consacré à la vérité, théoriquement décisif, n’a pas empêché Heidegger de faire sienne la description hitlérienne du complot juif contre l’Allemagne comme en témoignent les déclarations antisémites des Cahiers noirs de Heidegger et récemment publiés en Allemagne. Plutôt que d’y voir une incompréhensible et choquante contradiction il y a lieu de considérer une telle coexistence comme faisant signe d’une affinité intentionnelle entre le texte heideggérien et le nazisme hitlérien. C’est ainsi que, suivant cette indication, j’en suis venu à estimer que Dasein, dont Heidegger a par ailleurs toujours récusé qu’il s’agissait d’un universel anthropologique, était le « prête-nom » habillant habilement le terme nazi de « aryen ». La Dasein-analyse est, dans le contexte heideggérien, une « aryen-analyse ». Le Dasein est « pour la mort », par exemple, alors que les juifs ne peuvent pas « mourir ». Ils ne peuvent que périr. Le Dasein est au monde, autre exemple, alors que les juifs sont « sans monde », weltlos.
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La quatrième de couverture de l’édition de 1986 souligne le caractère nazi d’Etre et Temps. Au reste Heidegger s’est toujours cru devoir, dans le contexte national-socialiste, souligner la signification hitlérienne d’Être et Temps. Il se « mettait en paroles » comme le grand penseur du IIIème Reich. Et il faut être singulièrement naïf pour estimer que cet intellectuel, étroitement associé aux institutions nazies, ait été une sorte de dissident invisible, un « résistant spirituel ». Ses critiques du nazisme n’ont été que l’expression de divergences internes au système ou d’appréciations fondées sur une conception particulièrement violente et radicale du nazisme. C’est en maquillant des textes, en détruisant certains brouillons ou certaines lettres que Heidegger a pu rendre plausible le fait qu’il aurait été un opposant, un « résistant spirituel » et dont l’affichage d’un soutien au nazisme n’aurait relevé que de la prudence et du calcul rusé. Mais venons-en à cette quatrième de couverture.
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L’essence de l’homme se détermine à partir de la vérité de l’être, laquelle se déploie en son essence du fait de l’être lui-même.
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Cette phrase est caractéristique de la rhétorique heideggérienne. La langue apparemment strictement philosophique et neuve de Heidegger est en réalité soumise entièrement à l’idéologie nazie et hitlérienne. Il s’agit de refuser toute approche universelle de l’humain. Par « vérité de l’être » il faut entendre ceci que les peuples sont strictement hiérarchisés le peuple allemand étant le seul à parler une langue de l’être vivante. De ce fait les allemands constituent la seule humanité authentique et entière. La « vérité de l’être », en ce qu’elle est l’Inégal, se déploie du « fait de l’être lui-même ». Autrement dit est considérée comme « métaphysique », et à rejeter, toute conception qui relèverait d’une « idéologie » des droits de l’homme. La hiérarchie des peuples – que j’appelle de manière condensée « l’Inégal » – appartient à la « vérité de l’être » ; l’égalité à l’idéologie métaphysique et illusoire des droits de l’homme. L’expression « du fait de l’être lui-même » souligne par ailleurs le rôle messianique du peuple allemand. Il est l’être lui-même. Parlant l’unique langue vivante de l’être le « peuple allemand », au sens nazi, a la mission de sauver l’occident de la « métaphysique de l’étant », cette métaphysique dans laquelle excellent les « juifs » calculateurs et machinateurs. Ils font barrage entre l’occident et la « vérité de l’être », l’éloignent de son essence.
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Fort de cette déclinaison de « Denkname », de prête-noms, c’est-à-dire de mots philosophiques codant les « idéologèmes » nazis, Heidegger peut maintenant remettre de l’ordre dans la lecture d’Etre et Temps. Ce n’est pas une anthropologie philosophique universelle. C’est, pour le dire de cette manière, une mise en résonance portée à un haut niveau de formulation du Mein Kampf d’Adolf Hitler.
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« Ce que tente de faire le traité intitulé Etre et Temps, c’est de partir de la vérité de l’être – et non plus de la vérité de l’étant – pour déterminer l’essence de l’homme en ne la demandant à rien d’autre qu’à sa relation à l’être et pour concevoir en son tréfonds l’essence de l’homme, elle-même désignée comme Da-sein au sens clairement fixé à ce terme ».
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A la condition d’admettre le rôle majeur de ce que Heidegger appelle Denkname, ou prête-noms, cette phrase fait apparaître sous un jour terrifiant ce qu’il en est au juste d’Etre et Temps.
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Il s’agit de « déterminer l’essence de l’homme en ne la demandant à rien d’autre qu’à sa relation à l’être ». Or, précisément, la « vérité de l’être » c’est l’Inégal. Autrement dit il s’agit de tirer toutes les conséquences du fait que, selon cette vérité de l’être, les peuples sont inégaux par nature les allemands parlant l’unique langue vivante de l’être. En rien cette « essence de l’homme » peut consister dans le rassemblement de quelques traits généraux communs aux allemands, aux « juifs », aux français, aux héréros de Namibie (que l’ami intime de Heidegger, l’eugéniste Eugen Fischer, a condamné au génocide et cela après avoir soumis certains d’entre eux à des expériences de « mixité sexuelle » dans des camps de concentration).
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2 ans avant les décisions bureaucratiques de la conférence de Wannsee – qui avalisèrent le projet dit de la « solution finale » à l’encontre des juifs d’Europe – Heidegger, dans ce texte de 1940, dessine en creux et à grands traits « Auschwitz ». L’essence de l’homme, selon la vérité de l’être, a en effet pour conséquence qu’il n’est en rien criminel d’exterminer des « apparences humaines ».
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Rarissimes sont les lecteurs de Heidegger qui comprirent ce que voulait dire Heidegger quand il récusait la traduction française de Dasein et selon laquelle Dasein voudrait dire « réalité humaine ». Dans ce texte il précise qu’il entend Dasein au « sens clairement fixé à ce terme ». Or ce sens n’est surtout pas un équivalent de « réalité humaine ». Le Dasein est « être-le-là », dit ailleurs Heidegger. Mais, « là », est un prête-nom pour indiquer que les allemands se distinguent de l’humanité « générique » – que n’exprime donc pas le terme de Dasein – en ceci qu’ils ont une ouverture privilégiée et unique à l’être. Au reste le terme de « être » lui-même est aussi un prête-nom. Il signifie quelque chose comme « destin unique » du peuple allemand en tant qu’appelé à régénérer l’occident par l’exercice d’une souveraineté absolue impliquant esclavagisme et extermination. Il se confirme ici que « Dasein » signifie, dans l’univers sémantique équivoque de Heidegger, quelque chose comme « aryen ».
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Le Dasein, l’homme « aryen », serait ainsi le dépositaire « en son tréfonds de l’essence de l’homme ».
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Heidegger soutient donc ici une lecture nazie, hitlérienne, d’ Etre et Temps. Une ligne de « sélection » y est violemment tracée qui sépare les allemands de toute l’humanité les « juifs » constituant l’anti-peuple allemand par excellence et qu’il s’impose de réduire au néant. Le Dasein est au monde ; les « juifs » sont sans monde, sont weltlos. Et ces « sans monde » ne cessent de comploter contre le Dasein. L’auteur d’Etre et Temps a ainsi repris à son compte les « thèses » des Protocoles des Sages de Sion et de Mein Kampf.
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Mais Heidegger, en 1940, se plaint. Etre et Temps n’a pas bien été compris. Ecoutons l’incompris : « En dépit du fait qu’un concept plus original de la vérité ait été simultanément développé, parce qu’il était devenu intrinsèquement nécessaire, et depuis maintenant treize ans que le livre est paru, il n’y a pas eu la moindre trace qu’un minimum d’entente se soit produit à l’égard de cette mise en question ».
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Il n’est pas possible d’ouvrir en grand, dans cette note, le dossier « vérité ». Rappelons qu’il s’agit pour Heidegger de remonter plus loin, plus « amont » que ce que dit la doctrine classique de la vérité lorsqu’elle met en regard un sujet et un objet, des représentations (subjectives) et des choses (objectives). La vérité y est définie alors comme correspondance, adéquation entre les représentations du sujet et les objets de l’expérience. Mais, pour Heidegger, cela ne peut avoir lieu sans un dévoilement de l’être de l’étant. La vérité-dévoilement est plus originaire que la vérité-adéquation. Cette différence permet à Heidegger de mettre en place une opposition entre la pensée en tant qu’elle se pose la question de l’être et celle des modes de dévoilement, poétiques et artistiques, permettant d’accéder à la « vérité de l’être » ; et la science, plus précisément la techno-science laquelle, en tant que telle, « ne pense pas » puisque tout entière vouée à l’étant.
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L’opposition, même formulée de manière plus fine, ne tient cependant pas compte de la manière dont la pensée scientifique elle-même ne se satisfait pas de la doctrine de l’adéquation. Surtout, et c’est très grave, on se demande qu’elle est la valeur de ce « concept plus original » de vérité s’il n’a pas empêché Heidegger de reprendre à son compte l’antisémitisme des Protocoles des Sages de Sion et de Mein Kampf. Il ne suffit pas d’y voir une triste contradiction. La doctrine heideggérienne de la vérité, si elle rejette le sujet moderne, est faite pour ainsi dire à la mesure du Dasein entendu en tant que « peuple allemand ». Celui-ci, notamment grâce à sa langue, a comme une puissance particulière de dévoilement. Heidegger s’est rallié à Hitler, et notamment à ses vues délirantes sur le complot juif contre l’Allemagne, parce que les allemands étaient à même de dévoiler l’être de la situation historique. Comme ils seront à même d’être les acteurs principaux d’un « autre commencement ».
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C’est affligeant mais la langue de Heidegger, en produisant des variations sur la « différence ontologique » – l’être n’est pas l’étant – s’est aiguisée comme si elle avait une puissance particulière de dévoilement quant à l’essence de la « judéïté ». Les déclarations antisémites des Cahiers noirs entrent en compétition avec l’idéologie standard nazie précisément parce qu’elles seraient portées par l’expérience spirituelle heideggérienne du dévoilement. Le «concept plus original de la vérité » n’est alors, dans le contexte heideggerien, qu’une manière de transformer en « vérité de l’être » des propositions « allemandes » en matière de « judéité » (au sens d’ « enjuivement « notion reprise et validée par Heidegger). Ce qui est délire idéologique hitlérien devient, chez Heidegger, moment de l’histoire de l’être. Les déclarations antisémites des Cahiers noirs ne sont donc nullement des scories mais, au contraire, telles des « pépites » de « vérité de l’être ». Ce sont de véritables pensées, aux yeux de Heidegger, et des pensées vraies émises par un penseur en situation « raciale » et linguistique d’accéder à la « vérité de l’être ».
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Heidegger se plaint ainsi de ce que Etre et Temps n’a pas été compris comme un traité nazi par le monde intellectuel du IIIème Reich. C’est un appel interne à plus d’attention et de reconnaissance. D’autant plus que, à travers l’expression de « mise en question », Heidegger prétend être le porte-parole spirituel de la révolution antidémocratique hitlérienne. « Mise en question » renvoie à « question de l’être » et la question de l’être est celle du peuple allemand, de la pureté de son identité, de son destin, de sa souveraineté.
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Examinons maintenant les raisons que donne Heidegger à la mauvaise réception, par l’ « intelligentsia » du IIIème Reich, d’Etre et Temps.
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« Si elle est restée sans écho, il y a à cela deux raisons. D’une part l’habitude d’ores et déjà invétérée, et qui tend même à s’implanter définitivement, à penser de manière moderne – l’homme est pensé comme sujet ; toute réflexion sur l’homme est entendue comme anthropologie ».
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Heidegger nazi se veut absolument anti-moderne. La révolution hitlérienne doit être aussi une révolution dans la pensée notamment par la destruction des fondements philosophiques de la modernité. Il semble ainsi constater que nombreux sont les nazis qui demeurent dans l’habitude de penser moderne. S’il s’est attaqué au biologisme ce n’est pas tant parce qu’il sous-tendait le racisme nazi que parce que la fondation d’un « nouveau commencement », dont le peuple allemand se devait d’être destinalement comptable, était mal assurée. Le racisme biologique « darwinien » demeurait dans l’orbe de la subjectivité moderne. La séparation du peuple allemand du reste de l’humanité était fondée en l’être et non sur une conception « libérale » de la race. Cela, en aucune manière, bien au contraire, fait du nazisme heideggérien un nazisme plus « humain ». Heidegger était conscient du caractère extrêmement fragile des démonstrations biologico-anthropologiques de la supériorité allemande. Il n’eût absolument pas approuver le fait que, par exemple, dans le camp du Struthof on offrit à un médecin nazi une petite chambre à gaz lui permettant de recueillir des échantillons prélevés sur des cadavres de juifs et de tziganes. Les juifs sont sans monde, sont sans sol; ils ne peuvent pas mourir mais seulement périr… constituent des raisons hautement plus fondées en l’être et en sa vérité. Elles auraient pu et dû être mentionnées pour justifier la construction d’une chambre à gaz en « Alsace allemande ». L’œuvre portée au pinacle de Hölderlin, et avec l’appui des plus hautes autorités nazies, était une « preuve » autrement plus consistante du génie messianique allemand. L’anthropologie nazie tâchait de démontrer une exceptionnalité allemande avec des moyens empruntés au monde qu’il s’agissait de détruire. Le résultat était autant ridicule qu’illusoire. L’ « autre commencement » devait exiger que le nazisme empruntât d’ « autres » voies de discriminations que celles mettant en œuvre une subjectivité « objectivante ».
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Il reste à savoir si, même longuement expliquées, les raisons heideggériennes auraient eu une chance d’être quelque peu popularisées sous le IIIème Reich. Goebbles, lui-même formé à la philosophie, pouvait davantage apprécier un poème de Hölderlin qu’une preuve « anthropologique ». Il était cependant plus facile, pour la propagande, de surfer sur le dispositif sujet-objet. Heidegger y voyait une persistance dommageable de la modernité au cœur même de la « révolution » de l’ « autre commencement ». Mais cela même n’a nullement empêché Heidegger d’être un ami proche d’Eugen Fischer, patron de l’eugénisme nazi et maître du bon docteur Mengele.
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« Mais, d’autre part, l’incompréhension tient à la tentative elle-même qui pourrait bien tirer de l’histoire sa sève et sa vigueur sans rien en elle de « fabriqué », qui provient de ce qui a prévalu jusqu’ici mais lutte pour s’en extraire et par là renvoie nécessairement et constamment à cette tradition et l’appelle à l’aide (cf. ce que le livre de Kant entend par « métaphysique du Dasein ») pour dire autre chose ».
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L’écrivain-penseur Heidegger ne se représente pas comme un « sujet » capable d’autonomie fondatrice. Il s’explique à l’intention du IIIème Reich : sa méthode est inséparable d’une herméneutique de l’histoire de la philosophie et de la tradition. S’il y a fondation elle aura lieu du fait du peuple allemand en tant que peuple historial et capable d’un « autre commencement ». Heidegger essaie de faire comprendre que l’abondance de ses références historiques est inséparable d’une « déconstruction » assurant la possibilité d’une sortie de la tradition. Il est à la recherche d’une légitimation « originaire » de la révolution nazie. Parménide et Héraclite, par exemple, lui semblent ainsi être demeurés au plus près de la « question de l’être », cette question qui, chez Heidegger, associe étroitement, jusqu’à les identifier, destin du peuple allemand et philosophie. Il ne faut pas ainsi se référer à la tradition sans la déconstruction heideggérienne, sans comprendre qu’il s’agit, en repérant le fait que cette tradition elle-même s’est depuis longtemps émoussée comme « oubli de l’être », de surmonter cet oubli et de fonder une nouvelle époque de l’être, de la faire advenir.
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A l’époque d’Etre et Temps Heidegger fait encore grand cas de la métaphysique. C’est la « question de l’Etre » qui introduit à la métaphysique. En évoquant le projet d’une « métaphysique du Dasein » Heidegger rappelle à ses « camarades » que les « aryens » ont besoin d’une vraie métaphysique. Mein Kampf et les feuilles antisémites hurlantes de Julius Streicher c’est très bien mais ne suffisent pas pour être à la hauteur du « nouveau commencement ».
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Dans sa préface à Métaphysique du Dasein de François Jaran Jean Grondin regrette que Heidegger ait abandonné le projet d’une telle métaphysique du Dasein. Le dernier Heidegger, en effet, a finalement récusé la métaphysique, toute métaphysique. Dans La lettre sur l’humanisme il en sera de même de la philosophie dont le projet est nécessairement d’essence métaphysique. Il parlera ainsi, sans sourciller, d’ »éthique originaire ». A-t-il voulu là aussi, au sein du monde nazi qui est le sien, rompre avec une ambiguïté ? La métaphysique serait une affaire juive. Il serait tel un « talmudiste ». L’anti-métaphysique est devenue au bout du compte le nom d’un antisémitisme d’expression philosophique.
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La fidélité de Heidegger envers le nazisme, y compris dans la période qui a succédé à la guerre, aura eu raison de la « métaphysique du Dasein ». Nul doute, cependant, que cette métaphysique aurait été nazie.
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«Mais surtout ce chemin s’interrompt à un endroit décisif. Interruption qui s’explique du fait que, malgré tout, la tentative faite dans cette voie court, contre sa volonté, le danger de n’aboutir qu’à renforcer encore la subjectivité et à empêcher pour ainsi dire elle-même le dépassement du point de non-retour ou plus exactement : la présentation où elle atteindrait ce à quoi elle tend par définition. Toute orientation vers l’ « objectivisme » ou le « réalisme » demeure du « subjectivisme » ; la question de l’être prend place ailleurs que dans la relation sujet-objet ».
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L’ambition de la « destruktion », par captage et détournement de l’héritage phénoménologique husserlien, avait été de déterminer un « point de non-retour » relativement au dispositif théorique de la représentation en tant qu’il mettait en vis-à-vis un sujet (représentant) et un objet (représenté). Seule cependant une expérience plus originaire peut rendre compte de la possibilité même du fonctionnement de ce dispositif notamment en termes de vérité, en termes d’adéquation du représentant et du représenté. C’est du côté de cette expérience plus originaire qu’Être et Temps s’était déplacé. Cela n’était nullement indépendant de l’engagement politique de Heidegger puisque aussi bien cela permettait de conforter l’autorité spirituelle du peuple allemand. Par sa langue, qui est la seule langue vivante de l’être, le peuple allemand avait vocation à remonter aux sources de l’expérience du monde et, par-là, de désigner ceux, individus et groupes, qui étaient étrangers à cette expérience et constituaient même un obstacle à vaincre. Les juifs sont sans monde. L’intuition de l’être, qui passait outre la distinction du sujet et de l’objet, fondait et légitimait une telle assertion. Pour le moins Heidegger s’est convaincu que c’était la seule vraie manière de justifier une extermination qui puisse épargner l’université de l’abjection, du ridicule et de la culpabilité. Une fois la transition hitlérienne accomplie l’Université allemande, heideggérienne, aurait pu à nouveau briller de ses mille feux. On commenterait Etre et Temps. Adolf Eichmann enseignerait la gestion en flux tendu dans une école technique de transport.
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Mais comment la question reine, la question du sens de l’être, pouvait-elle être comprise ? C’est quoi l’être ? C’est quoi son « sens » ?
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Heidegger semble avoir saisi comment la tradition non dépassée pouvait s’engouffrer dans l’incompréhension de cette question. Si la vraie réponse est du côté de « l’être au monde », de la capacité à « faire monde », à « ouvrir un monde », à initier un « autre commencement », à prendre les plus hautes décisions – comme celle d’opter pour la « solution finale » à la « question juive » – la référence à l’être donnait à tort droit à des représentations qui précisément l’objectivait et, en l’objectivant, réintroduisait par la fenêtre un sujet qu’on avait sorti par la porte.
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L’être qu’expérimente le Dasein n’est pas un « être-objet », un ob-jet qui est simplement là devant. L’être est en un sens transitif. De même qu’on peut dire que le « chaud » chauffe ma main il faut dire que l’être « est ». Hitler est l’Allemagne non pas au sens où il la représente mais au sens où il la guide dans l’accomplissement de son destin, de son essence, de son « être ».
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Il a donc manqué des intellectuels nazis pour comprendre qu’Etre et Temps jetait les bases d’une métaphysique du Dasein compris comme peuple dont l’être ne se réglait en rien sur des généralités humaines sans consistance, généralités qui, de fait, lui enlevait toute vraie et entière souveraineté. Laquelle décide de la vie et de la mort. Au nom de l’Etre.
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Au nom de l’ eSStre.
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