A l’époque d’Etre et Temps Heidegger est déjà hitlérien. L’élève le plus brillant de Husserl est sur les positions de l’extrême-droite la plus antisémite. Il lui fallait aussi bien ménager sa propre carrière, l’Université étant alors « enjuivée » (le terme est emprunté à Heidegger), que de poser les jalons d’une monumentale Œuvres complètes en tant que discours destiné à légitimer, à quelques critiques près, l’expérience hitlérienne. Il ne savait pas alors qu’il pourra en effet s’inscrire dans l’histoire comme le philosophe ayant légitimé la conception d’un Etat raciste, antisémite et génocidaire. Dans « l’homme habite en poète », titre emprunté au poète national du IIIe Reich, Hölderlin, « homme » n’est pas un universel mais cet homme qui, parce qu’il a su ouvrir Auschwitz, se trouve délivré de la menace que représentaient ceux qui sont « sans monde », voués à la seule considération de l’étant et n’osant pas l’être. Auschwitz est ainsi la condition de l’habitation en poète.
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Je demande au lecteur de méditer sur ce que devient Etre et Temps dès lors que, d’abord par hypothèse, on entend le terme technique de « Dasein » comme traduisant « Aryen ». Ce dernier terme, issu de l’ethno-linguistique des peuples de la région de l’Indus en Inde, a servi à Hitler à construire le mythe d’une origine des germains en vertu de laquelle ils seraient un peuple supérieur. C’est un imaginaire, une fantasmatique, un thème de l’idéologie la plus démagogique et potentiellement meurtrière qui soit. Comment un Heidegger aurait-il pu avoir l’idée d’écrire Etre et Temps en vue de célébrer l’aryanité germanique selon Hitler ?
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Ce qui m’a conduit à cette hypothèse – c’est pour moi devenu une certitude – c’est l’opposition effective existant entre le Dasein en tant qu’il est fondamentalement au monde et la qualification des « juifs », dans Les Cahiers noirs, comme étant « sans monde », weltlos. Certes cette opposition émerge à partir d’un peu plus d’une dizaine d’années d’écriture. Elle était déjà active, bien que tacite et « silencieuse » bien avant Etre et Temps. Ce dernier ouvrage n’est en effet surtout pas une description de l’existence humaine universelle mais la construction d’une « vision du monde » adressée à ceux qui sont au monde et sont capables d’entendre la « question de l’être ». Parlant la deuxième langue vivante de l’être après le grec les « allemands », à la condition de pureté de leurs origines, sont en situation de prétendre à une domination qui, pourvu qu’ils sachent rompre avec la « loi » issue du judaïsme et du christianisme, est seule à même d’assurer renouveau et pérennité à l’Occident.
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C’est au reste une caractéristique générale du discours heideggerien que de mêler étroitement, avec d’infinies micro-variations, la terminologie savante philosophique, notamment issue de la phénoménologie, à la sémantique décrivant la politique hitlérienne, ses buts, ses problèmes, ses solutions, ses prouesses originales et « révolutionnaires ».
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C’est ainsi que, selon moi, « Dasein » traduit « Aryen ». En ce sens Etre et Temps est tout entier parcouru par une discrimination qui est l’analogue, sur le plan symbolique, de la sélection qui sera pratiquée plus tard dans les centres d’extermination. J’ai pu dire ainsi, et je le maintiens, que Etre et Temps était la doctrine théorique de Germania en tant que terre judenrein, pure de juifs.
Face à l’équivocité et la duplicité heideggeriennes il faut avancer avec l’intuition et ne pas se laisser impressionner par les bonnes images de Heidegger (ni par les insultes pleuvant sur ceux qui brisent le mythe). On peut cependant, à même le texte de Heidegger, trouver des arguments en faveur de Dasein = Aryen.
Dans les Contributions, notamment aux paragraphes 173 et 174, on trouve de précieuses indications sur la signification heideggerienne de Dasein.
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« Couramment, dit Heidegger page 338 de la traduction de François Fédier, « Dasein » ne signifie pas autre chose qu’être-là, ou « existence ». Aussi peut-on de la sorte parler de l’existence des choses, des bêtes, des hommes, voire l’existence temporelle ». Littéralement Dasein signifie effectivement être-là. On peut ainsi parler du Dasein du pommier du jardin avec, en vue, le fait qu’il donne des fruits par exemple depuis 30 ans. Heidegger ne reprend pas à son compte l’usage courant. « Du tout au tout différente est l’acception, et ce dont il s’agit avec elle, lorsqu’il est question d’être le là (Da-sein) dans la pensée de l’autre commencement. A ce point différente qu’il n’y a aucune passerelle qui donnerait le moyen de passer de l’usage courant à ce nouvel usage ».
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Il est donc clair que Heidegger entendait donner à Dasein une signification originale. Il ne suffisait pas, comme l’a fait par exemple Henri Corbin dans ses notes, de spécifier « Dasein » par « réalité humaine ». Le sens de « Dasein » doit s’ajuster à ce qu’est « l’autre commencement ». Ce n’est pas rien. L’ »autre commencement » c’est le commencement « allemand » en « écho-opposition » au « commencement grec » en tant qu’il s’est ensablé dans la métaphysique, le judaïsme et le christianisme. D’une certaine manière le Dasein est le « sujet » de l’autre commencement, son agent d’accomplissement.
Dans les notes de Henri Corbin on peut lire que, pour lui, Dasein signifie « réalité humaine ». Heidegger rejeta cette traduction française.
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Notons que l’expression « réalité-humaine » est toutefois suffisamment floue pour permettre l’équivoque. Il suffira d’avoir à l’esprit que « l’humanité », par exemple, ne s’applique pleinement qu’à quelques groupes humains : les Grecs, les Allemands.
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Soit mais alors que signifie au juste Dasein ?
Lisons Heidegger : « Etre le là n’est pas le mode de réalité de l’étant quel qu’il soit : c’est au contraire, soi-même, l’être du là. Quant au là, c’est l’ouverteté de l’étant comme tel en entier, le fondement de l’aléthéia pensée originalement ». Le là, comme « ouverteté de l’étant comme tel entier » est alors précisément ce par quoi le Dasein peut entendre la question de l’être et y répondre. Mais, surtout, nous sommes passés de l’être comme question à l’être comme vérité, comme vérité de l’être. Et selon cette vérité de l’être les « juifs » sont sans monde, weltlos. Les passages antisémites des Cahiers noirs se font en effet l’écho de la vérité de l’être. Ou alors Heidegger manque singulièrement de cohérence.
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Tout Heidegger, pour le malheur de la pensée, est dans cet usage nauséabond de l’expression « vérité de l’être ». L’expression ne signifie nullement quelque chose de poétique ou de mystique. C’est dans Sein und Warheit, Etre et vérité, que Heidegger recommande l’extermination de l’ennemi intérieur « enté sur les racines du peuple ». La vérité de l’être c’est que les juifs sont sans monde, que leur univers est celui du calcul, qu’ils « machinent » contre le monde et qu’il s’impose en conséquence de les exterminer.
Qui d’autres que les « aryens » peuvent prétendre, dans le contexte hitlérien, connaître cette vérité de l’être et agir en conséquence à savoir exterminer ?
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Dasein ne signifie donc pas restrictivement par rapport à tout ce qui est, « réalité humaine ». « Toutefois, écrit Heidegger, être le là et homme se trouvent en une essentielle relation, dans la mesure où être le là donne à entendre le fondement de la possibilité future pour l’homme d’être, et où, à l’avenir, l’homme est en prenant en charge d’être le là – à condition cependant qu’il se conçoive comme gardien de la vérité de l’être, statut qui s’est vu signalé antérieurement comme « souci ».
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Telle est la théorie de l’aryanité façon Heidegger !
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N’est donc pas homme qui veut. Même les « aryens » doivent prendre garde au fait qu’il faut « être » non à titre d’état ou de « rente ontologique » mais de manière transitive, « en prenant en charge d’être le là ».
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C’est une théorie de l’homme nouveau. L’ »aryen » est donc surtout à venir. Tel est l’Ereignis, telle est cette « avenance » en reprenant le terme à François Fédier.
Prenons surtout acte de ce qui doit advenir pour que « l’homme » soit : bombarder Guernica, assassiner des millions de soviétiques, exterminer les juifs, les tziganes…
Ecrites pendant la guerre d’Espagne, guerre au cours de laquelle l’aviation allemande a montré ce que le IIIe Reich savait faire, les Contributions sont un éloge du nazisme hitlérien dans ce qu’il avait de plus brutal. Quelque chose, enfin, était en train d’advenir !
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Ecoutons encore Heidegger : « Etre le là dans l’acception de l’autre commencement, voilà qui reste encore pour nous tout à fait dépaysant, sur quoi nous ne pouvons jamais tomber à l’improviste, que nous n’atteignons jamais qu’en nous y lançant d’un saut – celui qui a pour dessein de fondamenter l’ouverteté de ce qui se met à couvert, autrement dit l’allégie de l’être, où l’homme à venir doit s’établir pour la tenir et maintenir ouverte ».
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Voilà comment Heidegger exprimait philosophiquement son enthousiasme pour le nazisme et sa conception de «l’homme à venir ».
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Fondamenter l’ouverteté : créer les conditions militaires, par exemple par le bombardement des civils de Guernica, pour assurer l’avenir, l’ouverture d’une conception absolument antidémocratique de la société. Telle sera la noblesse de combat du Dasein-Aryen.
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Allégie de l’être : métaphore due au traducteur François Fédier. L’allégie consiste à faire diminuer le volume d’un corps en agissant sur toutes ses faces.
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L’allégie de l’être ce sera notamment la destruction de toutes les confusions faites entre l’être et l’étant. Ce sera, surtout, détruire la métaphysique juive de l’étant ! Bref, l’allégie de l’être ce fut les morts de Guernica, ceux des plaines russes, les victimes des Einzatzgruppen, celles des chambres à gaz.
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Heidegger s’est mu dans la violence nazie avec délectation.
Ici, avec les Contributions, dans les fumées et les cendres de Guernica.
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