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L’œuvre de Martin Heidegger fait l’objet d’une âpre dispute quant à son sens ultime et à sa portée dans la sphère politique. Le Dictionnaire Heidegger, dont la rédaction est dirigée notamment par Hadrien France-Lanord, apporte ainsi une indéniable contribution à la lecture et à l’interprétation de l’œuvre. Mais, précisément, cette patiente et riche collecte de ce qui demeure des « interprétations » ne devrait pas être un prétexte pour tailler le réel sur le modèle de l’idée d’un grand penseur dont l’œuvre, a priori, serait indemne des errements qui furent les siens du côté du national-socialisme et de l’hitlérisme.
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Mais la forme même de l’ouvrage ainsi que la réputation des éditons qui le portent (les éditions chrétiennes du Cerf) ne contraignaient-ils pas par avance la critique à demeurer sur le pas de la porte ? Le Dictionnaire Heidegger, rendant de fait hommage à un grand personnage de l’histoire de la philosophie et à ses innovations verbales et conceptuelles, pouvait-il sérieusement envisager que celui-ci, lorsqu’il se tailla des moustaches hitlériennes, c’était pour ainsi dire pour la vie et pour la postérité ?
Le Heidegger de gauche est le Heidegger dernière manière : il a ordonné à son rasoir de camoufler la moustache adolphique au sein d’une moustache beaucoup plus bonhomme. Mon oeil!
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La polémique à propos de Heidegger s’est vu grossir il y a peu d’une nouvelle dimension. Peter Trawny est un heideggerien institutionnel. Il dirige l’Institut Heidegger de Wuppertal. Il a très bien compris qu’il n’était plus possible de maintenir les sympathies national-socialistes de Heidegger au rang d’un épiphénomène affligeant mais somme toute sans grande portée quant à l’interprétation de l’œuvre. Il est devenu rapidement la cible de François Fédier celui-ci cantonnant sa défense de Heidegger dans le cadre d’absurdes et vaines gesticulations rhétoriques à terme dommageables pour la maison Heidegger.
Trawny a eu l’intelligence de comprendre qu’une certaine obstination dans le déni représentait une menace pour la crédibilité même de la transmission. Il ne fait cela dit aucun doute quant à la sincérité avec laquelle Trawny s’oppose à ce qui, chez Heidegger, relève de la complicité avec le nazisme. Il veut sauver l’œuvre, la transmission de Heidegger comme grand philosophe même si, pour ce faire, il convient d’admettre que l’œuvre a été partiellement « contaminée » par les préjugés antisémites de l’auteur.
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Mais, précisément, le modèle de la contamination écarte a priori que Heidegger ait pu se constituer intentionnellement comme « penseur nazi » et comme héros, avançant avec le masque d’une rhétorique simulant l’universalité, de l’identité blanche occidentale. Eugen Fischer, un proche de Hitler, s’était « fait la main » en justifiant le génocide des Héréros de Namibie. Eugen Fischer et les Heidegger, Elfriede et Martin, demeurèrent des amis proches jusqu’à la mort de l’eugéniste en 1967 à Fribourg-en-Brisgau, fief de Heidegger. Heidegger a beau avoir du cœur, comme le dit Hadrien France-Lanord, il faut l’avoir eu bien accroché pour avoir été ami avec un salaud tel qu’Eugen Fischer.
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La clairevoyance de Peter Trawny aura pris de court toutefois Hadrien France-Lanord. Celui-ci est demeuré pétri et interloqué face à la publication des Cahiers noirs et des déclarations antisémites qu’ils contiennent. Son affirmation selon laquelle l’œuvre de Heidegger ne contenait aucun propos antisémite ne tenait plus. Il manifesta clairement son trouble. On ne sait cependant si le trouble provenait du fait que son entreprise hagiographique était décrédibilisée par l’antisémitisme explicite et verbalisé de Heidegger ou de sa découverte, étrangement tardive, de l’antisémitisme heideggerien. On ne peut hélas pas écarter ceci qu’il est évidemment de nos jours encore plus embarrassant d’assumer les propos antisémites explicites d’un auteur qu’on vénère que de jouer le jeu d’un antisémitisme codé et secret, jeu dont cet auteur serait le « maître de chapelle ».
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Quoiqu’il en soit les lecteurs du Dictionnaire Heidegger auraient dû regarder de très près comment certaines entrées ont été traitées. L’équipe de Hadrien France-Lanord est particulièrement habile des ciseaux. J’ai mentionné le fait dans d’autres notes. Je rassemble ici certaines conclusions.
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Premier exemple : la lettre d’Elfriede Heidegger à madame Malvine Husserl.
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Voici comment Hadrien France-Lanord expose ce qu’il en était, en 1933, des relations entre Husserl et Heidegger : «Lorsque Heidegger devient recteur le 21 avril, Husserl est sous le coup de cette loi qui lui interdit notamment l’accès à la bibliothèque de l’université. Du fait des tensions philosophiques entre les deux hommes depuis quelques années, c’est cette fois Elfriede Heidegger qui prend sa plume le 29 avril pour écrire à Mme Husserl : « En ces semaines difficiles, j’éprouve intensément le besoin de vous écrire quelques mots à vous et à votre époux, au nom également de mon mari. » Toute la lettre témoigne avec insistance de la « reconnaissance inaltérée aujourd’hui – comme toujours – » (GA 16, § 35). Le 28 juillet, Heidegger signera le papier qui permet à Husserl de retrouver son statut ».
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« Toute la lettre, dit Hadrien France-Lanord, témoigne avec insistance de la « reconnaissance inaltérée aujourd’hui – comme toujours ». TOUTE LA LETTRE, vraiment ? Le procédé d’Hadrien France-Lanord est ici pitoyable. Tel un « stasiste » c’est avec des ciseaux qu’il réécrit l’histoire.
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Voici à l’opposé ce qu’en pense Emmanuel Faye. « Le 29 avril, deux jours avant l’adhésion publique de Heidegger à la NSDAP, Elfriede Heidegger adresse, en son nom mais aussi au nom de son époux, une lettre solennelle et compassée à Malvine Husserl, où elle dresse le bilan de tout ce que les époux Heidegger doivent au couple Husserl. Cela donne à la missive l’allure d’une lettre d’adieux. Sans un seul mot pour ce qu’Edmund Husserl vient de subir – Husserl s’était vu retiré son éméritat et révoqué – Elfriede Heidegger se borne à évoquer la situation de leurs fils :
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Mais à tout cela s’ajoute encore la profonde reconnaissance envers la disposition au sacrifice de vos fils, et ce n’est d’ailleurs que dans l’esprit de cette nouvelle loi (dure, mais d’un point de vue allemand, raisonnable) que nous faisons allégeance – sans restriction et dans un respect profond et sincère – à ceux qui ont fait allégeance à notre peuple allemand à l’heure de la nécessité la plus haute, y compris par les actes .
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Ainsi voit-on Elfriede Heidegger, dans une lettre écrite également au nom de son époux, qualifier la loi discriminatoire révoquant les fonctionnaires « non aryens » de « dure », certes, mais de « raisonnable » du « point de vue allemand ». Sinistre appréciation, qui prouve l’antisémitisme profond des époux Heidegger et signifie clairement que, pour eux, les citoyens juifs allemands suspendus par la loi du Reich hitlérien ne peuvent plus se réclamer de ce « point de vue allemand » censé justifier leur exclusion. » (E. Faye, Heidegger, l’introduction du nazisme dans la philosophie, Albin Michel 2005 page 72).
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On appréciera l’œuvre des ciseaux HFL.
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Deuxième exemple : l’entrée « Abram a Santa Clara » du Dictionnaire Heidegger. (Extrait de notes précédentes).
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Ouvrons ainsi le dictionnaire à l’article « Abraham a Santa Clara ». Celui-ci naît en 1644 près de Messkirch, le bourg natal de Heidegger, et meurt à Vienne en 1709. Ce fut un prédicateur talentueux et un prosateur à la rhétorique puissante. En 1910 c’est le jeune Heidegger qui fut chargé d’écrire et de prononcer un hommage au prêcheur à l’occasion de l’érection d’une statue commémorant sa destinée.
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En 1964, près de 20 après la guerre, Heidegger prononce une allocution devant une assemblée d’anciens élèves de l’école de Messkirch. Il s’agit d’une courte monographie où il détaille la puissance de conviction du prédicateur. « C’est surtout, écrit François Vézin – l’auteur de l’article – à cette langue puissante, savoureuse, pleine d’invention, de relief et de virtuosité que va l’intérêt de Heidegger, qui ne cache pas sa sympathie pour un personnage de cette trempe ».
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Or il s’avère que Victor Farias, l’auteur de Heidegger et le nazisme, borne sa démonstration historique – d’un engagement constant de Heidegger aux côtés des plus radicaux des hitlériens – par l’évocation de ces deux événements auxquels il accorde une portée symbolique majeure.
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François Vézin soutient toutefois qu’il s’agit, de la part de Victor Varias, d’une imposture. « Histoire d’une imposture : les deux textes en question n’ont longtemps connu qu’une diffusion extrêmement limitée jusqu’au jour (1987) où le pamphlet de Victor Farias leur a brusquement apporté une douteuse célébrité. Le public français se les vit présenter comme des exemples « accablants » d’une littérature furieusement antisémite trahissant chez Heidegger un penchant invétéré pour le « nazisme ». François Vézin poursuit : « Pris au dépourvu, le lecteur français a pu être abusé dans un premier temps : quel moyen avait-il de vérifier ce qu’on lui proclamait ? Mais en janvier 1990 la revue Recueil publiait dans son numéro 8 la traduction française des deux textes, mettant chacun en mesure de comparer la teneur de ceux-ci avec la présentation outrancièrement dénonciatrice qui en avait été faite. Un exemple, en somme, de ce que Rivarol a appelé un jour « tendre des pièges à l’innocence des provinces ».
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François Vézin se moque du monde. C’est lui le tendeur de pièges pour provinciaux innocents. Car ce qu’il ne dit pas c’est qu’Abraham a Santa Clara – qui devint pasteur de la Cour de Justice de Vienne –est un « héros » de la théologie antisémite. « Grand amateur de pogroms », précise Roger Pol-Droit, Abraham a Santa Clara est par exemple l’auteur de cette déclaration « Hormis Satan, les hommes n’ont pas de plus grand ennemi que le juif […]. Pour leurs croyances, ils méritent non seulement la potence, mais aussi le bûcher. »
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Heidegger a de la classe ! Il n’emprunte pas littéralement ce sillon verbal. Mais il commente, en 1910 : « La santé du peuple, dans son âme et dans son corps, voilà ce qu’a cherché ce prédicateur vraiment apostolique ». François Vézin voudrait nous faire croire que ce qui est dit est uniquement contenu dans ce qu’on profère et non dans le jeu des allusions, des renvois, des références. La fameuse personnalité locale était connue et appréciée pour son « penchant invétéré » au pogrom. Et cela jette une lueur sinistre sur la notion heideggerienne de « santé du peuple ».
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Philosophe célébrissime, en mai 1964, Heidegger citera Abraham a Santa Clara : « Un chef militaire a frappé de plein fouet la tête des Turcs ; têtes et chevelures roulèrent comme des casseroles ». Mais ce sera pour dire que l’homme qui a écrit cela est un «maître pour notre vie et un maître pour notre langue ».
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Deux articles, deux coups de ciseaux.
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