Déstabilisé et troublé par la publication des Cahiers noirs de Heidegger en tant qu’ils contiennent des déclarations antisémites Hadrien France-Lanord s’est senti obligé de publier, dans une seconde édition du Dictionnaire Heidegger, un article intitulé Antisémitisme. Et c’est d’abord «l’onction » ! Elle permet en toute assurance de prendre systématiquement le contrepied des faits établis par Emmanuel Faye. Nous en donnerons un exemple en deuxième partie.
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La première phrase de la notice suffit à jeter un doute sur le caractère rationnel et philosophique de la démarche. Lisons-la : «Dans les ouvrages que Heidegger a publiés de son vivant, dans ses cours, ou dans les traités impubliés rédigés entre 1936 et 1945 dont un seul reste à paraître – environ 86 volumes, donc – ne figure aucun propos antisémite ».
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Il est frappant que, ayant affaire à un intellectuel tel que Heidegger, Hadrien France-Lanord lui applique les critères valables pour n’importe quel plumitif propagandiste. La question qui aurait du être posée en préalable est celle-ci : l’absence de propos antisémites, au sens de déclarations claires et évidentes nommant leur « objet », est-elle une preuve d’une absence d’antisémitisme ? Du fait même de l’échec militaire du IIIe Reich et de l’effroi suscité par la découverte des camps, l’attitude philosophique minimale devrait consister à se demander si l’absence de propos antisémites ne voile pas en réalité un antisémitisme habilement codé et transposé. On sait maintenant que Heidegger avait recours par exemple à des Denkname, des prête-noms. Pour ma part, mais mon affirmation me met du côté des « intouchables », j’ai été convaincu récemment que, dans Etre et Temps, « dasein » est une transposition habile, « diabolique », du terme nazi de « aryen ». La structure fondamentale du Dasein est l’être-au, comme dit un traducteur, est l’être-au-monde. Or, dans les Cahiers noirs, Heidegger affirme que les juifs sont sans monde ! Ils sont même inférieurs aux animaux, seulement « pauvres en monde » !
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L’œuvre de Heidegger recèle un antisémitisme métaphorique et il y joue un rôle central. Telle est la « poésie » de l’ontologie politique national-socialiste de Heidegger.
Par ailleurs Hadrien France-Lanord insiste sur le fait que jamais Heidegger, même quand il reprend à son compte des clichés antisémites, n’abonde dans le sens d’un racisme biologique. Là aussi il n’est pas certain qu’un « racisme spirituel », discriminant ainsi plus des « âmes » ou des « cultures » que du sang, ne soit pas au moins aussi potentiellement violent qu’un racisme biologique. Il reste d’ailleurs à prouver que le racisme heideggérien est étranger au biologisme.
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Pourquoi, par exemple, dans La logique comme question en quête de la pleine essence du langage, séminaire de 1934, Heidegger fait-il un éloge de la « voix du sang » ? « La voix du sang provient de la disposition affective fondamentale de l’homme. Elle n’est pas suspendue au-dessus pour elle-même, mais elle a sa place à elle dans l’unité de la disposition affective. A cette unité appartient aussi la spiritualité de notre être-le-là, laquelle advient en tant que travail ». (Page 182).
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Pourquoi Heidegger est resté un ami fidèle, de « cœur » dirait Hadrien France-Lanord, d’Eugen Fischer, médecin et anthropologue allemand, nazi, conseiller d’Hitler et directeur d’un institut d’eugénisme ? Fischer a ainsi pris la défense de Heidegger contre des intrigants : c’est un « penseur exceptionnel et irremplaçable pour le parti et la nation». Fischer fut le professeur de Mengele. Et un des initiateurs du génocide des Héréros de Nambie. Il s’était fait la main !
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On lira au reste avec profit toute la première partie de l’ouvrage d’E. Faye Heidegger, l’introduction du nazisme dans la philosophie.
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L’auteur de l’article argumente au reste du fait que, Dans les Apports à la philosophie, Heidegger « dénonce même la racialisation antisémite qu’opéraient en tout les nazis (GA 65, 163) ». Je me suis donc rendu à cette adresse. Et je crois avoir découvert que, au contraire, le texte des Apports cité par H. France-Lanord, confirme l’antisémitisme et le nazisme de Heidegger. En voici la démonstration.
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« C’est une idiotie sans nom de prétendre que la recherche expérimentale est quelque chose de nordique et germanique, et que la recherche rationnelle lui serait au contraire racialement étrangère ! Il faudrait alors nous accommoder de compter Newton et Leibniz au nombre des « Juifs ». C’est précisément le projet mathématique de la nature qui constitue le présupposé rendant possible et nécessaire l’ « expérimentation » comme opération qui effectue des mesures ».
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Qu’est-ce que dit ce passage particulièrement navrant ?
Heidegger a beau dire que c’est une « idiotie sans nom » de considérer que l’expérimentation est nordique tandis que la recherche rationnelle serait « racialement étrangère » il admet que, si tel était le cas, il faudrait considérer ces chercheurs rationnels que sont Newton et Leibniz comme des « Juifs » ! Apparemment, en passant par là, Heidegger dégonflerait un cliché antisémite. En réalité Heidegger resserre encore plus les critères de la « pureté » allemande.
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La thèse est alors que l’antisémitisme (exterminateur) de Heidegger va plus loin qu’une simple purification raciale de sang. Il est resté ami avec Eugen Fischer mais estime que l’enjuivement a pris une forme quasiment universelle en l’espèce de la métaphysique, laquelle ne peut être qu’une métaphysique de l’étant. C’est ce qu’est précisément la science moderne expérimentale. Il faudrait alors admettre que Heidegger va plus loin qu’Hitler dans le délire. Le mythe de l’être est celui d’une pureté qu’on pourrait retrouver en régressant vers l’origine par l’abandon ou, pour le moins, par une neutralisation de la science moderne expérimentale en tant que métaphysique (de l’étant). Heidegger, comme le firent d’autres nazis, a fini par rejeter dos à dos nazisme et judaisme. Auschwitz ne serait pas autre chose que la vérité du judaïsme en tant qu’il lui est imputé cette dimension d’une machination en quoi consiste la science expérimentale moderne en tant qu’elle soumettrait le principe expérience au calcul et à la mesure. « Maintenant, dit Heidegger dans Les Apports, l’expérimentation ne s’oppose plus seulement au simple argumentum ex verbo et à la « spéculation », mais à toutes les simples formes d’experiri, (d’expérimentations) ». L’opposition n’est pas seulement méthodologique ou épistémologique mais aussi éthique. La science expérimentale discréditerait la simple expérience perceptive, par exemple, d’une cruche posée sur une margelle de puits. Bachelard n’aurait ainsi jamais pu déployer son œuvre poétique.
Ce que Heidegger met au fondement de sa « critique » c’est un antisémitisme généralisé qui, dépassant l’identité biologique, embrasse la métaphysique de l’étant en tant que, comme science expérimentale soumettant l’expérience à la mesure et au calcul, elle constitue la « machine de guerre » des « Juifs », machine enrôlant bien au-delà de l’appartenance biologique.
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Dans son séminaire de 1934 intitulé de manière significative Etre et Vérité Heidegger en appelait à l’extermination totale de l’ennemi intérieur : « L’ennemi peut s’être enté sur la racine la plus intérieure de l’existence d’un peuple, et s’opposer à l’essence propre de celui-ci, agir contre lui. D’autant plus acéré, et dur, et difficile est alors le combat, car seule une partie infime de celui-ci consiste en frappe réciproque; il est souvent bien plus difficile et laborieux de repérer l’ennemi en tant que tel, de le conduire à se démasquer, de ne pas se faire d’illusions sur son compte, de se tenir prêt à l’attaque, de cultiver et d’accroître la disponibilité constante et d’initier l’attaque depuis le long terme, avec pour but l’extermination totale (völligen Vernichtung). »
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Il y a du « biologique » dans le racisme et l’antisémitisme heideggériens. Mais le projet « révolutionnaire » nazi heideggérien va plus loin. La rationalité scientifique moderne doit aussi, d’une certaine manière, être « exterminée ». Elle doit être destituée et remplacée par la « gloire du simple ».Le délire heideggérien est ainsi constitué d’un amalgame entre la rationalité expérimentale scientifique moderne, ses interprétations positivistes, le scientisme et la « métaphysique de l’étant » en tant qu’enjuivement trans-biologique.
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L’article de Hadrien France-Lanord se caractérise par ailleurs par de véritables tours de passe-passe. Jetons un œil, pour finir, sur la brouille entre Heidegger et Husserl. « Lorsque Heidegger devient recteur le 21 avril, Husserl est sous le coup de cette loi qui lui interdit notamment l’accès à la bibliothèque de l’université. Du fait des tensions philosophiques entre les deux hommes depuis quelques années, c’est cette fois Elfride Heidegger qui prend sa plume le 29 avril pour écrire à Mme Husserl : « En ces semaines difficiles, j’éprouve intensément le besoin de vous écrire quelques mots à vous et à votre époux, au nom également de mon mari. » Toute la lettre témoigne avec insistance de la « reconnaissance inaltérée aujourd’hui – comme toujours – ».
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Ce que Hadrien France-Lanord dissimule – pratique coutumière qui rend son hagiographie particulièrement pénible et suspecte – c’est que Elfriede Heidegger a fait preuve en réalité dans sa lettre du 29 avril 1933 d’une rare agressivité : « Mais à tout cela s’ajoute encore la profonde reconnaissance envers la disposition au sacrifice de vos fils, et ce n’est d’ailleurs que dans l’esprit de cette nouvelle loi (dure, mais d’un point de vue allemand, raisonnable) que nous faisons allégeance – sans restriction et dans un respect profond et sincère – à ceux qui ont fait allégeance à notre peuple allemand à l’heure de la nécessité la plus haute, y compris par les actes. »
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Ce n’est pas sans une forme d’ironie glacée qu’Elfriede félicite Malvine Husserl de donner ses fils à l’Allemagne. Mais, surtout, elle se croit obligée de préciser qu’elle et Martin Heidegger donnent leur allégeance aux lois antijuives du Reich !
Les « coupures » d’Hadrien France-Lanord font du Dictionnaire Heidegger un objet de honte pour la philosophie. C’est une atteinte à la dignité du lecteur et au principe de la liberté de jugement et de pensée.
Déjà, à propos de l’article Abram a Santa Clara, j’avais noté une telle tendance à faire rentrer le réel de force dans le discours. Nous finirons cette note en relisant ce qui avait été publié alors sur le phiblogZophe en date du 12 novembre 2013 :
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Le dictionnaire Heidegger ou la fabrique négationniste
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Les éditions Cerf viennent de publier un dictionnaire Heidegger. Philippe Arjakovski, François Fédier et Hadrien France-Lanord en sont les directeurs.
Nous n’avons pas à être déçus. L’ouvrage est dans la grande tradition française de la réception transie de Heidegger.
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Certains articles sont ahurissants d’une épaisse roublardise. Ils sont absolument indignes d’une publication destinée aux rayons philosophiques.
Ouvrons le dictionnaire par exemple à l’article Abraham a Santa Clara. Celui-ci naît en 1644 près de Messkirch, le bourg natal de Heidegger, et meurt à Vienne en 1709. Ce fut un prédicateur talentueux et un prosateur à la rhétorique puissante.
En 1910 c’est le jeune Heidegger qui fut chargé d’écrire et de prononcer un hommage au prêcheur à l’occasion de l’érection d’une statue commémorant sa destinée.
En 1964, près de 20 après la guerre, Heidegger prononce une allocution devant une assemblée d’anciens élèves de l’école de Messkirch. Il s’agit d’une courte monographie où il détaille la puissance de conviction du prédicateur. « C’est surtout, écrit François Vézin – l’auteur de l’article – à cette langue puissante, savoureuse, pleine d’invention, de relief et de virtuosité que va l’intérêt de Heidegger, qui ne cache pas sa sympathie pour un personnage de cette trempe ».
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Or il s’avère que Victor Farias, l’auteur de Heidegger et le nazisme, borne sa démonstration historique – d’un engagement constant de Heidegger aux côtés des plus radicaux des hitlériens – par l’évocation de ces deux événements auxquels il accorde une portée symbolique majeure.
François Vézin soutient toutefois qu’il s’agit, de la part de Victor Varias, d’une imposture. « Histoire d’une imposture : les deux textes en question n’ont longtemps connu qu’une diffusion extrêmement limitée jusqu’au jour (1987) où le pamphlet de Victor Farias leur a brusquement apporté une douteuse célébrité. Le public français se les vit présenter comme des exemples « accablants » d’une littérature furieusement antisémite trahissant chez Heidegger un penchant invétéré pour le « nazisme ». François Vézin poursuit : « Pris au dépourvu, le lecteur français a pu être abusé dans un premier temps : quel moyen avait-il de vérifier ce qu’on lui proclamait ? Mais en janvier 1990 la revue Recueil publiait dans son numéro 8 la traduction française des deux textes, mettant chacun en mesure de comparer la teneur de ceux-ci avec la présentation outrancièrement dénonciatrice qui en avait été faite. Un exemple, en somme, de ce que Rivarol a appelé un jour « tendre des pièges à l’innocence des provinces ».
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François Vézin se moque du monde. C’est lui le tendeur de pièges pour provinciaux innocents. Car ce qu’il ne dit pas c’est qu’Abraham a Santa Clara – qui devint pasteur de la Cour de Justice de Vienne ! –est un « héros » de la théologie antisémite. « Grand amateur de pogroms », précise Roger Pol-Droit, Abraham a Santa Clara est par exemple l’auteur de cette déclaration « Hormis Satan, les hommes n’ont pas de plus grand ennemi que le juif […]. Pour leurs croyances, ils méritent non seulement la potence, mais aussi le bûcher. »
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Heidegger a de la classe ! Il n’emprunte pas littéralement ce sillon verbal. Mais il commente, en 1910 : « La santé du peuple, dans son âme et dans son corps, voilà ce qu’a cherché ce prédicateur vraiment apostolique ».
François Vézin voudrait nous faire croire que ce qui est dit est uniquement contenu dans ce qu’on profère et non dans le jeu des allusions, des renvois, des références. La fameuse personnalité locale était connue et appréciée pour son « penchant invétéré » au pogrom.
Philosophe célébrissime, en mai 1964, Heidegger citera Abraham a Santa Clara : « Un chef militaire a frappé de plein fouet la tête des Turcs ; têtes et chevelures roulèrent comme des casseroles ». Mais ce sera pour dire que l’homme qui a écrit cela est un «maître pour notre vie et un maître pour notre langue ».
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Le nazi Heidegger a très tôt compris qu’il y avait une place à prendre au sein de l’Université purement allemande. Et cette place serait d’autant plus rayonnante que celui qui l’occuperait ne se commettrait pas aux basses besognes mêmes quand elles sont verbales.
Dans le dispositif d’ensemble du nazisme il pouvait, il devait y avoir quelque « grande pensée » qui ferait comme la démonstration qu’il valait la peine qu’il y ait aussi des « basses besognes ». Le « génie Heidegger » est le pendant inversé du sous-homme ; le Grand Sublime qui justifie les camps.
On ne s’étonnera donc pas qu’on ne peut pas prendre Heidegger sur le fait comme on le ferait d’un incitateur de pogroms. Mais l’incitateur et le penseur sont à leur place dans le dispositif.
Heidegger a très tôt compris la nécessité de cette « réserve », de ce «retrait ». Et c’est pourquoi François Vézin peut espérer piéger quelques innocents provinciaux.
Remettons une fois de plus la « chose » sur ses pieds.
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1 Il ne s’agit plus de se demander comment il se fait qu’un Heidegger pouvait être nazi. Il y a désormais suffisamment d’indices.
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2 Il s’agit surtout de comprendre la manière dont Heidegger a été nazi ; la façon dont il a pris au sérieux le fait qu’il était lui-même comme une once de quintessence d’un peuple de poètes et de penseurs que l’hitlérisme avait libéré, sinon de l’américano-soviétisme, du moins d’un « enjuivement » de l’esprit.
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3 Il me semble précisément que l’essentiel gravite autour de la question d’une civilisation qui serait « fondée » sur la négation de crimes de masses pourtant systématiquement perpétrés. (Il s’agit moins d’une négation factuelle que d’une négation « transcendantale » : tuer des sous-hommes n’est pas un crime !)
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4 Les deux hommages à Abraham a Santa Clara sont alors hautement suggestifs. Avec le premier il y aurait eu un appel en apparence secret à un pogrom généralisé. Heidegger a toujours été redevable à Hitler d’avoir précisément donné un tour « scientifique » à la chose. Avec le second le nazi jamais repenti qu’est Heidegger se félicite par citation du fait que des têtes et des chevelures ont pu rouler comme des casseroles. Heidegger célèbre ainsi la grande victoire remportée à Auschwitz (sinon à Stalingrad, sinon en Normandie).
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5 Il faut étudier comment Heidegger cultive un nazisme hautement sophistiqué et « retiré ».
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6 On peut comprendre aujourd’hui pourquoi il a toujours eu des protecteurs haut placés dans la hiérarchie nazie. Ce fut par exemple un protégé d’Eugen Fischer, le grand spécialiste de l’hygiène raciale et un des inspirateurs de Mein Kampf.
A Heidegger
Qui es-tu, Heidegger, et quel est ton regard ?
Ne voyais-tu donc pas ces visages hagards,
Effrayés, apeurés, et emplis de souffrance
Sacrifiés sur l’autel de la pire démence ?
Ne voyais-tu donc pas tous ces êtres infâmes,
Brutes livrant l’esprit et les livres aux flammes,
Assassins rutilants en uniforme noir,
Policiers, asociaux, sadiques et soudards ?
Pensais-tu aux bourreaux regardant impavides
Mourir ces pauvres corps aux visages livides,
Tandis que tu parlais de ces temps de grandeur,
Où, devenant complice, tu perdais ton honneur ?
Croyais-tu qu’au-delà de cette époque immonde,
Brillerait le soleil et renaîtrait le monde,
En oubliant le cri des vivants et des morts ?
Qu’il suffirait ainsi de changer de décor ?
Voudrais-tu qu’aujourd’hui on rappelle ta gloire
En ignorant l’horreur de ces heures si noires ?
C’est bien trop demander, et ton attente est vaine ;
Reçois donc mon mépris, car je n’ai point de haine.
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