.
Cette page est consacrée à une étude « pas à pas » d’un texte de Ernst Cassirer extrait de Substance et fonction (1910).
.
Si nous suivons docilement la prescription requise pour monter peu à peu du particulier au général, nous courons droit à un résultat paradoxal; c’est que la pensée, au cours du mouvement ascendant qui la conduit, des concepts les plus bas situés, jusqu’aux concepts du niveau le plus élevé, n’opère plus qu’à coups de négations. L’acte essentiel qui est ici requis consiste en effet à écarter telle ou telle détermination qui a d’abord retenu notre attention et à la soustraire au champ de la réflexion, en la taxant d’insignifiante.
.
Pour nous exprimer, pour communiquer, pour « penser à haute voix », pour écrire, pour rédiger des notes nous recourons le plus souvent, même si elles ne sont pas les seules, aux possibilités offertes par le langage tant verbal qu’écrit. Celui-ci est fait d’agencements réglés de mots. Beaucoup de ces mots désignent des êtres ainsi que des actions de ces êtres et sur ces êtres. Considérons, parmi les mots, les noms d’êtres par exemple arbre, chat, mammifère, chose ronde, fleur. Ces noms ne désignent aucune réalité particulière individuelle définie. Ils désignent cependant « quelque chose » : une idée générale. C’est en vertu d’une telle idée générale que je dis que Fido est un chien et Sultan un chat. Avec Cassirer nous appellerons concept ontologique ce type d’idées générales nous permettant de placer des étiquettes sur les êtres rencontrés dans l’expérience. Nulle part il n’existe dans la réalité empirique un chien générique ou un chat générique. Le concept ontologique « chat » est une abstraction. C’est une représentation que nous nous faisons d’une classe d’êtres en éliminant toutes les propriétés appartenant exclusivement à certains individus ou à certains groupes d’individus. Par exemple il existe des chats tout noir. Mais le chat générique n’est pas un chat de couleur noire. Le chat générique, ou le concept ontologique de chat, ne comprend pas de caractéristique de couleur précise (mis à part le fait que le pelage des chats ne peut avoir certaines couleurs comme, par exemple, le violet). Certains êtres sont définis par contre aussi par leur couleur. Les coquelicots sont rouges. Les boutons d’or sont jaune doré. Mais toutes les roses ne sont pas roses.
Pour obtenir un concept ontologique il faut procéder, nous l’avons vu, à une abstraction. Il s’agit d’abstraire d’un ensemble d’individus les seules caractéristiques typiques communes. Il faut ainsi « monter peu à peu du particulier au général ». Nous partons par exemple de particuliers qui sont des chatons, des chats, des chattes lesquels sont noirs, blancs, tigrés, tachetés, à poil raz, à poil long, à queue longue ou à queue courte. Lisons ainsi cette définition du concept de chat : « Le chat domestique est un mammifère carnivore de la famille des félidés. Il est l’un des principaux animaux domestiques et compte aujourd’hui une cinquantaine de races différentes reconnues par les instances de certification ». Nous nous remémorons en passant qu’il existe des chats sauvages, le chat domestique étant le résultat d’une ancienne dérivation. C’est un mammifère : les petits sont nourris au lait maternel. Il est carnivore : il chasse des proies. Le concept ontologique de chat prend place par ailleurs dans un système de concepts zoologiques. Il suppose également que l’on comprenne ce qu’est un être vivant et ce qu’est un animal. « Animal » est un concept ontologique de plus grande abstraction que le concept de chat.
Or, affirme Cassirer, lorsque nous nous soumettons à la « prescription requise pour monter peu à peu du particulier au général, nous courons droit à un résultat paradoxal (…) la pensée (…) n’opère plus qu’à coup de négations ». Pour nous élever à l’abstraction nous devons effectivement nier à chaque étape certaines caractéristiques des êtres. Par exemple nous nierons la couleur noire de ce chat pourtant tout noir ainsi que son sexe. Certes nous employons des expressions comme chaton, chatte, chat et même « chat noir ». Le degré d’abstraction est ici moindre mais, là aussi, il nous a fallu procéder à des négations. Et uniquement, souligne Cassirer, à des négations. Pour construire le concept ontologique de « chat » nous n’avons recours qu’à des négations. Pourquoi cependant est-ce un résultat paradoxal? La perception du paradoxe tient à ce que l’acte de négation entre en conflit avec ce que nous attendons d’un acte de pensée à savoir qu’il rassemble, additionne et synthétise des données. Au lieu de cela, dés lors qu’il s’agit d’abstraire en vue d’un concept ontologique, nous avons recours à la négation. Il est essentiel, en effet que, pour réussir l’abstraction, nous sachions écarter celles des déterminations qui, remarquées dans une première observation, s’avèrent à la réflexion insignifiantes. Nous pouvons par exemple être frappés par la beauté du pelage d’un chat particulier. Mais nous devons, pour être cohérent et rationnel, renoncer à ce que cette qualité d’exception soit retenue pour définir le concept ontologique de chat, le concept générique. Autant il importe que l’animal en question, pour l’agrément de l’existence, soit beau autant cela même est insignifiant du point de vue du concept, du point de vue de l’idée générale de chat.
.
Si notre esprit est spécialement apte à la conceptualisation, il le doit à ce don merveilleux de l’oubli, à cette incapacité d’appréhender les différences individuelles dont la réalité ne cesse d’être donnée.
.
La production et la définition des concepts ontologiques est nécessaire et inhérente au langage. Mais il faut pouvoir aussi rendre compte de la possibilité même de ces « coups de négations » qui permettent de remonter du particulier au général, des chats particuliers au chat générique en tant que concept ontologique. Cassirer soutient que c’est un don, et un « don merveilleux », qui fonde cette possibilité. Ce dont c’est celui de l’oubli. Cet oubli n’est pas l’oubli résultant d’un effacement de souvenirs. C’est un oubli qui agit à la source, pourrait-on dire, en tant qu’il nous est impossible de nous remémorer toute la richesse du donné. Ce qui est donné, en effet, c’est la réalité même des « différences individuelles ». Et cela, au niveau de ce qui est donné, ne cesse jamais. L’oubli dont il est question ici correspond à ceci que si les différences individuelles nous sont sans cesse données il nous est toujours dans l’impossibilité de toutes les mémoriser. Nous pourrions appelé cet oubli un « oubli de cadrage » ou un « oubli de sélection ». Nous ne pouvons recevoir les données sans procéder à un cadrage qui sélectionne certaines données et plonge dans l’oubli les autres.
.
Si les images mémorielles que nous laissent les perceptions passées accusaient une netteté sans défaut, si elles possédaient la faculté de nous rappeler, dans toute sa fraîcheur, le contenu qui a disparu de la conscience, nous ne parviendrions jamais à établir que la représentation mémorielle est compatible avec l’impression nouvelle et à les identifier réellement. C’est à la précarité de la reproduction qui ne s’attache jamais à la totalité de l’impression antérieure et retient seulement ses traits les plus flous que l’on doit de pouvoir combiner des éléments en soi hétérogènes.
.
Cassirer donne ici une explication du rôle joué par le « merveilleux » oubli. Appelons A la perception attentive que j’ai de l’ordinateur qui est sur mon bureau. Appelons B une perception immédiatement successive à A, par exemple la perception de la page de couverture d’un livre. Lorsque B se produit il m’est aisé d’avoir à l’esprit des images mémorielles de ce que fut A comme perception de l’ordinateur. Si ces images mémorielles étaient aussi riches en détails qu’une perception actuelle comment ferions la différence entre les deux? Il est possible, par exemple, de toucher la couverture du livre et de se dire « il m’est par contre impossible de toucher l’ordinateur que j’ai en l’esprit sous forme d’une image mémorielle ». Bien entendu on pourrait apprendre à discriminer image mémorielle et perception actuelle de manière plus rapide. Mais il y aurait sans doute un temps, même court, d’hésitation. Cela même rendrait la vie perceptive « impossible ». Nous ne pouvons qu’observer que nous faisons instantanément la différence entre image mémorielle et perception actuelle. Et cela est donc permis par l’oubli en tant que nous ne retenons qu’une partie, et même qu’une faible partie, des détails que nous fournit le donné perceptif. Pour reprendre un mot à Cassirer l’image mémorielle est floue tandis que la perception actuelle est nette. Il y a une « précarité de la reproduction », sous forme d’image mémorielle, des vécus perceptifs. Mais c’est cette précarité qui fait que nous pouvons « combiner des éléments en soi hétérogènes » c’est-à-dire des images mémorielles (floues) et des perceptions actuelles (nettes). Cette combinaison se fait au reste avec une grande facilité car les éléments ont immédiatement une signature précise, le flou pour les images mémorielles, la netteté pour les perceptions actuelles.
.
C’est pourquoi toute conceptualisation commence par un certain nombre de substitutions; à l’intuition individuelle est substituée les traces incomplètes et affaiblies qu’elle laisse après elle. En poussant jusqu’au bout les conséquences d’une telle théorie, on aboutit à un résultat pour le moins surprenant; c’est que la logique susceptible d’être investie dans l’intuition donnée ne sert qu’à nous en exiler davantage. Au lieu de parvenir à une appréhension approfondie de son statut et de sa structure, nous sommes condamnés à n’atteindre qu’un schéma superficiel d’où seraient exclus tout les traits qui font l’originalité du cas particulier.
.
Par intuition individuelle il faut entendre le fait que nous percevons aisément et habituellement des individus ou des ensembles d’individus ceux-ci ne disparaissant pas dans la vision d’ensemble. Nous percevons un individu « mouton », plusieurs individus « moutons », un troupeau (c’est un individu) de moutons (ils ne disparaissent pas dans l’ensemble « troupeau »). Soit par conséquent l’intuition (individuelle) d’un mouton. Nommons-là : Im. Dés lors que nous passons à autre chose est substitué à Im une image mémorielle IMm nécessairement constituée de « traces incomplètes et affaiblies » que laisse Im. Nous pouvons, si cela est matériellement possible, revenir à m pour une nouvelle intuition individuelle. Mais, dans ce cas, la nouvelle Im a une autre date. Une intuition individuelle a sa signature temporelle. Si, au cours d’une matinée, j’ai deux intuitions individuelles du même mouton nous pourrions les noter par exemple Im1 et Im2.
Nous avons ici parler d’images mémorielles. Cassirer, toutefois, parle quant à lui de logique. « … La logique, dit-il, susceptible d’être investie dans l’intuition donnée ne sert qu’à nous en exiler davantage. » Par logique il faut entendre ceci que les caractéristiques retenues pour la définition du concept ontologique sont choisies rationnellement pour permettre une compréhension claire de ce qui constitue la spécificité de ce concept ontologique. Le concept ontologique de chat comprend ainsi les caractéristiques : mammifère, carnivore, félidé, pesant quelques kilogrammes etc. Ces caractéristiques constituent une logique – y compris au sens où ce sont des attributs de type p, q, r…. – qui est investie, croit-on, pour affiner l’intuition donnée. En réalité, et la formule de Cassirer est forte, cette logique nous exile davantage de l’intuition du donnée. Nous comprenons que le chat est un mammifère, et c’est très bien, mais « mammifère » est une sorte de schéma relativement à la richesse de l’intuition donnée de tel ou tel chat. A cet exil correspond le fait que la logique à l’oeuvre dans l’abstraction conceptuelle est celle de tout un système de savoir et de classification. La logique qui nous exile du donné « chat » – au sens donc d’individu – nous intègre en droit dans tout un système de savoir.
Cette logique n’est en rien une aide pour « parvenir à une appréhension approfondie de son statut et de sa structure ». Il s’agit du statut et de la structure de la substance individuelle. Si nous comprenons qu’un chat est un mammifère carnivore, ce savoir prenant place dans tout un ensemble de concepts, « mammifère carnivore » ne nous aide en rien pour approfondir notre savoir d’un chat particulier. Un dessinateur, un peintre, un écrivain nous aide certainement mieux à saisir ce qu’il en est des individus comme tels. Ils peuvent tenir pour négligeable qu’un chat soit un « mammifère carnivore ». Ils s’émerveillent surtout de tout ce qui signe cet individu : trait de caractère, couleur du pelage, habitudes, comportement, nom etc. Mais, il est vrai, cela ne nous fait peut-être pas pénétrer au coeur de la structure de la substance individuelle.
.
Pour nous prémunir contre une conséquence aussi catastrophique, il nous suffit de nous retourner vers la science qui a élevé la conceptualisation à son plus haut degré de netteté et de rigueur. C’est ici, en effet, en ce point précis, que se manifeste, on ne peut plus clairement, toute la distance qui sépare le concept mathématique du concept ontologique.
.
La première phrase de ce passage n’est pas sans une certaine ambiguïté. Est-ce la théorie de la conceptualisation ontologique qui est insuffisante et, par là, nous exile de l’intuition particulière? Est-ce le concept ontologique qui, par essence, provoque cet exil? Et si c’est vers la science qu’il faut se retourner, et notamment vers les mathématiques, est-ce comme pour nous consoler des défauts inhérent au concept ontologique ou est-ce pour y trouver le modèle d’une conceptualisation susceptible, en permettant une refonte de la théorie de l’abstraction à l’oeuvre dans la conceptualisation ontologique, de parer à l’exil? Que serait une conceptualisation ontologique qui prendrait la conceptualisation mathématique comme modèle? Est-ce simplement possible? La deuxième phrase semble indiquer pour le moins l’extrême difficulté d’une telle démarche. Cassirer, en effet, souligne que la théorie de la conceptualisation est révélatrice de « toute la distance qui sépare le concept mathématique du concept ontologique ».
.
Nous allons voir que l’explicitation de cette distance laisse peu d’espoir à la possibilité d’une conceptualisation ontologique qui nous permettrait d’aller davantage dans la profondeur du donné particulier et individuel. Cependant c’est dans les sciences de la nature, et non à propos de l’intuition du donné, qu’une forme de « mathématisation » de l’abstraction est heureusement possible. Il faudra alors, pour se faire, que la théorie de l’abstraction ontologique à l’oeuvre dans les sciences de la nature prenne quant à elle ses distances avec les présupposés substantialistes de la théorie de la conceptualisation ontologique « empirique ».
.
En quoi consiste donc cette distance entre concept ontologique et concept mathématique?
.
C’est aussi pourquoi la philosophie du XVIII° siècle est celle qui est parvenue, au cours du combat qu’elle a méthodiquement poursuivi pour délimiter les régions propres à la mathématique et à l’ontologie, à exprimer leur situation respective de façon particulièrement pertinente et heureuse. Critiquant la logique élaborée par l’école de Wolff, Lambert est amené à souligner ce qui fait le mérite essentiel des « concepts généraux » des mathématiques : non contents de ne pas supprimer la détermination des cas particuliers auxquels ils sont censés s’appliquer, ces concepts s’emploient à fond à manifester cette même détermination dans toute sa rigueur.
Cassirer rend incidemment hommage à deux penseurs du XVIII° siècle : Christian Wolff et Jean-Henri Lambert (*). Ce dernier fut avant tout un mathématicien fécond. Il fut aussi philosophe. C’est comme tel qu’il s’est attaché à dégager la spécificité des « concepts généraux » des mathématiques ». Alors que les concepts ontologiques, nous l’avons vu, nous exilent de l’intuition particulière, les concepts mathématiques font mieux que de conserver la détermination des cas particuliers : ils la manifestent en toute rigueur, l’expliquent, s’enrichissent de cette explication. Chaque cas particulier est ainsi comme le site d’une expansion du sens du concept général. La raison d’être de celui-ci est de permettre une mise en ordre d’une série de cas particuliers. Cette mise en ordre autorise une compréhension de la structure des cas particuliers.
.
Lorsque le mathématicien transforme ses formules dans le sens d’une plus grande généralité, ce traitement n’a d’autre signification et d’autre but que de rendre compatibles tous les cas particuliers de façon à pouvoir les dériver de la formule générale. Or c’est là une possibilité que le concept de la scolastique nous interdit, car, condamné à s’édifier, conformément aux règles prescrites par l’usage, sur le sacrifice de la particularité, il est clair que la restitution des épreuves et des aspects particuliers devrait menacer le concept dans son statut même.
.
La procédure d’élaboration du concept mathématique est l’exacte opposée de la procédure à l’œuvre dans la conceptualisation ontologique. En effet le mathématicien, quand il cherche une formule d’une plus grande généralité que celles en usage, ce n’est que pour « rendre compatibles tous les cas particuliers de façon à pouvoir les dériver de la formule générale ». Il faut être très attentif au fait que, dans ce cas du concept mathématique, la généralisation croissante est par essence constituée de l’intégration des cas particuliers dans une formule qui permet d’en comprendre la structure ainsi que la relation qu’a cette structure avec une structure plus forte. Ainsi plus on généralise plus les cas particuliers se signalent avec leurs caractéristiques propres. On peut dire de cette manière que l’abstraction la plus grande, en mathématique, constitue un champ d’exposition du plus grand nombre possible de cas particuliers.
La théorie « classique » de l’abstraction à l’oeuvre dans la conceptualisation ontologique nous a été léguée par la scolastique, par « l’école », à savoir par l’enseignement philosophique en vigueur pendant le Moyen Age. Or, selon cette théorie, dans la mesure où le concept s’obtient sur le sacrifice du particulier, si l’on veut faire droit aux « épreuves », c’est-à-dire aux données originales dans leur singulière richesse, ainsi qu’aux « aspects particuliers » alors cela ne peut être qu’en déstabilisant le concept tel que la théorie nous le fait attendre.
Dans le cas du concept mathématique le concept le plus général n’existe pas sans la pleine compréhension des cas particuliers qu’il intègre précisément pour sa définition même.
Dans le cas du concept ontologique l’exigence de compréhension des cas particuliers, le renoncement en quelque sorte à l’exil, nous met en contradiction avec le concept et, à la limite, le rend impossible ou absurde.
.
C’est ainsi que, si le philosophe a les plus grandes facilités à abstraire, la détermination du cas particulier à partir du schéma général lui est en revanche rendue très difficile; car, en abstrayant, il a tellement négligé tous les indices particuliers qu’il ne lui est plus possible de les retrouver et qu’il peut moins encore dénombrer les variations dont ils sont susceptibles. Si simple qu’elle soit, une telle remarque contient en germe une distinction profonde et lourde de conséquences.
.
Le philosophe héritier de la théorie scolastique du concept ontologique se trouve ainsi comme sur une terre d’exil. Il lui est très difficile, à partir du schéma général proposé par le concept ontologique, de retrouver la richesse de déterminations des cas particuliers. A partir du seul concept ontologique de chat il n’est pas possible de retrouver le schéma des races et le nuancier des couleurs de pelage. Les indices particuliers lui échappent de même que le système de leurs variations. Il ne peut pas les dénombrer. Tel est le prix à payer, dira-t-on, pour pouvoir user du mot « chat » de manière à la fois pertinente et économique. Notre exemple nous conduit cependant à remarquer que nous avons en réalité à notre disposition un lexique nous permettant de mettre de l’ordre dans notre expérience perceptive. Nous pouvons apprendre, par exemple, les noms de race de chats. Dans la vie courante les personnes ont quelques « lieux » de langage où sont consignées des expériences riches et approfondies. Il faut admettre, cependant, que le langage courant obéit à d’autres principes que cette sorte de langage formalisé que sont les mathématiques. Mais il y a lieu de s’interroger sur le sens de la démarche philosophique quand elle se développe uniquement sur la base de la théorie scolastique du concept ontologique. Le philosophe peut-il et surtout doit-il attendre de la conceptualisation scientifique, dés lors qu’elle prend modèle de la théorie de la conceptualisation mathématique, qu’elle lui permette une approche des étants qui, au lieu de l’exiler, le conduit au plus près des « choses elles-mêmes »?
Nous aurions ainsi mis au jour une « distinction profonde et lourde de conséquences ». Lourde de conséquence pour la conception même de l’activité philosophique.
.
Le concept scientifique est tendu vers un idéal qui entre ici en conflit avec la représentation générique et schématique qui trouve son expression dans le seul signe verbal, tel qu’il est donné dans le langage. Le concept véritable n’écarte pas dédaigneusement les particularités qui spécifient les contenus qu’il subsume; il cherche, au contraire à dévoiler la nécessité de la manifestation et de l’enchaînement de ces particularités elles-mêmes. Ce qu’il nous propose, c’est une règle universelle nous permettant de composer et de combiner l’élément particulier en personne. C’est ainsi qu’à partir d’une formule mathématique générale – disons la formule des courbes de deuxième ordre – nous pouvons retrouver les figures géométriques particulières du cercle, de l’ellipse, etc.; il nous suffit pour cela de retenir un des paramètres qui la constituent et de le faire varier de façon à lui faire décrire une série continue de valeurs aussi grandes qu’on voudra.
Il se confirme que, aux yeux de Cassirer, le concept scientifique, et notamment le concept mathématique, n’est pas seulement d’un ordre différent que celui du concept ontologique signifié par le signe verbal. Il s’oppose à lui, entre en conflit avec lui. Au reste, au début de l’extrait, il substitue à l’expression de « concept ontologique » celle de « représentation générique et schématique ». Le vrai concept est scientifique et permet de penser le particulier. Le concept générique est une sorte d’ « infra-concept », une « représentation générique et schématique ». Nous pouvons penser à Hegel et ce qu’il dit du concept comme Begrif en tant que saisie et cela à l’image des griffes se saisissant d’une proie. Le concept générique ne nous permet pas de saisir en quoi les cas particuliers sont susceptibles de s’ordonner selon des règles. Ce n’est pas, et cela ne peut être sa vocation. Au contraire le concept scientifique permet une véritable saisie puisqu’il s’institue nécessairement à partir d’une compréhension de la structure des cas particuliers. Il est en fait, pour Cassirer, le « concept véritable ». « Ce qu’il nous propose, écrit Cassirer, c’est une règle universelle nous permettant de composer et de combiner l’élément particulier en personne ». Contrairement à la représentation schématique du concept générique qui, lors même qu’elle nie les particularités de ce qu’elle représente, peut quant à elle comporter des éléments qui font obstacle à l’universalité de sa compréhension et de sa circulation, le concept scientifique est en lui-même une règle universelle. Mais cette règle universelle est issue, pour ainsi dire, et ne peut exister sans être fondée sur une compréhension telle du cas particulier que celui-ci peut être composé et combiné.
D’une même formule générale des courbes il est ainsi possible, en faisant varier quelque paramètre, d’engendrer un cercle, une ellipse etc. La formule générale contient ainsi les cas particuliers comme autant de situations qu’elle est susceptible de réaliser. Cela même est sa raison d’être. Un concept véritable est donc un concept capable de rendre compte d’une famille de cas particuliers. Il est l’inverse du concept générique, tout de représentation schématique puisque, quant à lui, il est institué « à coups de négation » des caractéristiques particulières de l’intuition individuelle.
Le concept général se révèle ainsi, du même coup, comme celui dont le contenu est le plus riche: il est alors possible d’en dériver tous les rapports mathématiques impliqués par le problème particulier qui se pose, sans pour autant réduire ce problème à lui-même, et en l’appréhendant au contraire en continuité et en conjonction avec d’autres, c’est-à-dire dans sa signification la plus profonde et la plus systématique. Les cas particuliers ne sont pas éliminés du débat, ils se voient au contraire décerner le statut de phases entièrement déterminées au sein du processus général de variation. Ce qui est une autre manière de dire que le concept se caractérise, non par la « généralité » d’une image représentative, mais par la validité générale d’un principe sériel.
Appelons P1 un premier cas particulier; P2 un second cas particulier; P3 un troisième cas particulier. L’analyse de P1 permet de dégager un ensemble ER1 de rapports mathématiques. Faisons de même pour P2 (ER2) et P3(ER3).
On pourra démontrer par exemple que ER1 et ER3, à l’exclusion de ER2, sont des configurations possibles d’un ensemble ER0. Nous venons ainsi d’identifier le début d’une série : ER0, ER1, ER3 etc. ER2 ne fait pas partie de la série. La richesse du concept scientifique général permet une telle dérivation, dérivation assortie de la démonstration de l’appartenance de ER0, ER1, ER3 à une même série. On pourrait ainsi définir le concept général scientifique : il est le principe d’une série – d’une « famille » – de cas particuliers. La généralité d’un tel concept n’est pas celle d’une sorte d’image schématique, mais celle d’un principe de variation. Un tel principe fait que les cas particuliers, au lieu d’être dépouillés de leurs traits spécifiques, constituent « des phases entièrement déterminées au sein du processus général de variation ». L’analyse du cas particulier ne nous enferme pas dans une situation mais ouvre, au contraire, sur la possibilité de la série.
Dans le cas du concept générique l’appartenance du cas particulier à l’ensemble défini et décrit par le concept – l’ensemble des chats par exemple – suppose un abandon des traits individuels du cas. Au contraire, pour ce qui est le concept scientifique, ce sont les caractéristiques typiques du cas particulier qui permet de l’inclure dans un ordre défini par un principe de variation.
Au lieu de prélever des parties quelconques sur la multiplicité qui nous est offerte, nous engendrons, pour les éléments qui la composent, une relation univoque définie par la prégnance d’une loi. Et plus nous progressons en ce sens, en consolidant peu à peu un tel enchaînement défini par des lois, plus il apparaît clairement qu’il entraîne avec lui la détermination univoque du cas particulier lui-même. Ainsi, pour prendre un exemple particulièrement frappant, l’intuition que nous avons de notre espace euclidien à trois dimensions ne fait que se renforcer et se préciser lorsque nous parvenons, avec la géométrie moderne, à des formes spatiales d’un niveau « plus élevé », car c’est alors seulement que se manifeste en pleine lumière l’axiomatique qui dévoile la structure de notre espace.
De quelle multiplicité s’agit-il? Cassirer parle-t-il du « divers sensible » à propos duquel il faut alors trouver comme une loi de composition? S’agit-il, au contraire, de la multiplicité propre à un ensemble de formes comme, par exemple, l’ensemble des courbes en tant qu’il comprend le cercle, l’ellipse?.. Quoiqu’il en soit il ne s’agit pas de juxtaposer simplement des parties quelconques de cette multiplicité. Il faut déterminer la loi qui, reposant sur une « relation univoque », c’est-à-dire sur une relation dont l’interprétation sera contraignante et sans alternative, ordonne un enchaînement qui « entraîne avec lui la détermination univoque du cas particulier lui-même ». C’est ainsi que, à partir d’une formule générale d’une famille de courbes, en donnant à un paramètre une certaine valeur, on détermine de manière nécessaire, et comme si nous disposions alors du principe de son engendrement, cette courbe qu’on appelle un cercle. L’univocité de la relation de la loi à ses objets signifie plus exactement qu’ils sont précisément comme des conséquences en tant que cas particuliers. Aucun des cas particuliers ne peut imposer sa propre loi. Ils sont tous générés par le déploiement de la loi du concept qui les subsume. La loi « comprend » une famille de cas particuliers saisis grâce à elle dans leur principe constitutif.
Le cas de « la structure de notre espace » est à cet égard particulièrement significatif. Dans cet espace où nous traçons des routes, des canaux; où nous élevons des murs il était justifié qu’on posât l’existence de droites parallèles qui ne se rencontrent jamais. « Notre espace » n’est pas, en ce sens, un espace courbe. Dans cet espace, par un point n’appartenant pas à une ligne droite, ne peut passer qu’une seule et unique droite parallèle. Dans la géométrie hyperbolique de Poincaré, au contraire, par un tel point peuvent passer une infinité de droites parallèles. Dans la géométrie elliptique de Riemann, à l’inverse, aucune droite parallèle ne peut passer par M. Les droites sont dans ce cas en réalité des courbes nécessairement sécantes. Ces géométries non euclidiennes, en faisant varier la structure axiomatique de l’espace mathématique, en rendant possible une rationalité géométrique non euclidienne ont permis de mieux comprendre l’axiomatique euclidienne mais, surtout, elles ont fait apparaître comment ce cas particulier de l’axiomatique euclidienne met en lumière notre rapport à l’espace réel. Si certaines géométries non euclidiennes sont de meilleures descriptions de l’univers physique naturel l’axiomatique euclidienne rend bien compte de cet espace où, comme nous l’avons dit, nous construisons par exemple des canaux. Aussi longue que soit la partie déjà construite d’un canal il n’y aucune chance pour que, un jour, ses berges se rejoignent inexorablement. En creusant un tel canal nous respectons sans doute davantage une axiomatique que la structure intime spatiale de l’univers.
.
Dans ses développements récents, la logique formelle a tenté de justifier ce fait – reprenant en cela une distinction bien connue due à Hegel – en opposant à l’universalité abstraite du concept l’universalité concrète de la formule mathématique. On a affaire à l’universalité abstraite, lorsque le genre, pris en lui-même, écarte toutes les différences spécifiques; on parlera, en revanche, d’universalité concrète, lorsqu’il s’agit du concept complet qui accueille en lui les traits particuliers de toutes les espèces et en développe le détail conformément à une règle. « Ayant, par exemple, à trouver deux nombres entiers dont la somme égale 25, et dont l’un est divisible par 2, l’autre par 3, l’algèbre résout le problème en donnant au deuxième nombre la forme 6z + 3, où z ne peut avoir que les valeurs 0, 1, 2, 3, d’où suit immédiatement, pour le premier nombre, la forme 22 – 6z; nous avons alors affaire à des formes présentant une universalité concrète.
.
La logique formelle, selon Cassirer, a justifié ce fait en légitimant une opposition entre universalité abstraite et universalité concrète. Nous sommes dans le premier cas quand le concept ontologique générique – le genre – « écarte toutes les différences spécifiques »; dans le second quand le « concept complet (…) accueille en lui les traits particuliers de toutes les espèces et en développe le détail conformément à une règle ».
Il cite Drobisch – philosophe, mathématicien et logicien allemand du XIX° siècle – en l’espèce de son exemple.
Soit 2 nombres entiers A et B. Leur somme doit être égale à 25 tandis que A doit être divisible par 2 et B par 3.
L’algébriste a trouvé la « loi ». Il pose que le nombre B est égal à 6z + 3, z ne pouvant avoir (ici) que quatre valeurs : 0, 1, 2, 3.
[Il s’agit, au préalable, de démontrer que 6z + 3 = 3x ou, autrement dit, que le nombre engendré par 6z + 3 est dans tous les cas un multiple de 3 (à savoir 3x).
Pour résumer cela revient à vouloir démontrer (I)
(I) > 6z + 3 = 3x
3z + 1 = x
3z = x – 1
z = (x – 1)/3
En reportant cette valeur de z dans 3z + 1 = x on a
x – 1 + 1 = x
x = x
Tout multiple de 3 – 3x – peut donc, en effet, s’écrire sous la forme 6z + 3. ]
————————————–
On a donc A + (6z + 3) = 25
Puis A + 6z = 22.
Ainsi A = 22 – 6z.
Pour z = 0 > A = 22 et B = 3 > A + B = 25
Pour z = 1 > A = 16 et B = 9 > A + B = 25
Pour z = 2 > A = 10 et B = 15 > A + B = 25
Pour z = 3 > A = 4 et B = 21 > A + B = 25
—————————————————
.
(… nous avons alors affaire à des formes présentant une universalité concrète). Elles sont en effet universelles, puisqu’elles représentent la loi génératrice commune à tous les nombres cherchés; elles sont en même temps concrètes, puisque, en donnant à z successivement les quatre valeurs indiquées, les nombres cherchés découlent de ces formes dont ils apparaissent comme autant d’espèces. Le même principe vaut, en règle générale, pour toute fonction mathématique à une ou plusieurs variables. Car chaque fonction représente une loi universelle qui, grâce aux valeurs successives susceptibles d’être prises par la variable, sous-tend tous les cas particuliers pour lesquels elle vaut. » (Drobich, 1887, p.22).
Chaque forme, ou chaque cas particulier, est à la fois universelle car elle n’est que le résultat d’un engendrement permis par la loi elle-même universelle. Le concept est ici « véritable » parce qu’il est un principe d’engendrement des cas particuliers.
Drobisch en étend la caractéristique à toute fonction mathématique à une ou plusieurs variables. C’est dire qu’il s’agit d’une véritable « promotion » du concept même de fonction. En mathématique toute fonction est ainsi un principe d’engendrement de formes concrètes particulières.
.
A la logique du concept générique régi et contrôlé, comme nous l’avons vu, par le concept de substance, s’oppose désormais la logique du concept mathématique de fonction.
Le mot « désormais », qui renvoie contextuellement aux travaux de Drobisch, indique que pour Cassirer on aurait affaire à un véritable événement. S’agit-il d’une « coupure épistémologique » affectant la théorie de la conceptualisation? Nous serions ainsi passés d’une ontologie du concept à sa mathématisation.
Dans la conception classique du concept générique le « sujet », ce dont on parle, est substance. Et certes nous ne rencontrons empiriquement que des individus. Ils sont « substantiels ». Mais, précisément, en niant ce qui semble être des « accidents », des traits secondaires, la conceptualisation par abstraction prétend atteindre, au-delà de la multiplicité des individus singuliers, la substance du genre, son être véritable. L’être véritable du chat, son « ousia », pour le moins celui du chat domestique, serait par exemple indépendant de la couleur du pelage. Il faudrait toutefois se demander, dans ce cas précis, pourquoi le chat sauvage présente beaucoup moins de fantaisie quant à son pelage. S’il est justifié de pouvoir nommer « chat » un animal qui n’a pas la couleur du premier chat que nous avons pu voir la variation de couleur du pelage est un trait essentiel du « chat domestique » en tant que « genre ». Un concept véritable de chat domestique devrait pouvoir nous permettre de rendre compte de la variation de couleur du pelage et même de comprendre le caractère aléatoire, par exemple, de la distribution des taches de couleur quand il y a en a.
.
Mais le domaine auquel s’applique ce type de logique ne peut être cherché du côté de la seule mathématique. Le problème intéresse tout autant le domaine relevant de la connaissance de la nature, car le concept de fonction contient, tout à la fois, le schéma général qui donne son sens au concept moderne de nature et le modèle sur lequel s’est réglé son développement historique.
Ainsi, comme l’analyse de l’exemple du concept de chat le suggère, il importe au premier chef que le « type de logique » à l’oeuvre dans la conceptualisation mathématique – dans la conceptualisation par « fonction » – serve à une meilleure intelligibilité de la connaissance moderne de la nature. La thèse de Cassirer est ici qu’on comprendra beaucoup mieux ce qui est advenu à la connaissance de la nature en la reconnaissant comme ayant mis en oeuvre la logique de la « fonction » en opposition à celle de la « substance ».
Ersnt Cassirer, Substance et fonction – Éléments pour une théorie du concept – Les éditions de Minuit, Paris 1977, pages 30 à 33.
.
————————————————————–
Moritz Wilhelm Drobisch est un philosophe, logicien et mathématicien allemand, né le 16 août 1802 à Leipzig en Saxe, mort le 30 septembre 1896 à Leipzig.
——————————————————–
Jean-Henri Lambert
Jean-Henri Lambert (26 août 1728 à Mulhouse – 25 septembre 1777 (à 49 ans) à Berlin) est un mathématicien et philosophe du XVIIIe siècle. Comme mathématicien, il s’est illustré en mathématiques pures — il a démontré que le nombre π n’est pas rationnel — et en mathématiques appliquées.
——————————————————-
Christian von Wolff ou Wolf, né à Breslau le 24 janvier 1679, mort à Halle (Saxe-Anhalt) le 9 avril 1754, est un philosophe, juriste et mathématicien.
——————————————————-
Texte de Cassirer :
——————————————————-
Si nous suivons docilement la prescription requise pour monter peu à peu du particulier au général, nous courons droit à un résultat paradoxal; c’est que la pensée, au cours du mouvement ascendant qui la conduit, des concepts les plus bas situés, jusqu’aux concepts du niveau le plus élevé, n’opère plus qu’à coups de négations. L’acte essentiel qui est ici requis consiste en effet à écarter telle ou telle détermination qui a d’abord retenu notre attention et à la soustraire au champ de la réflexion, en la taxant d’insignifiante. Si notre esprit est spécialement apte à la conceptualisation, il le doit à ce don merveilleux de l’oubli, à cette incapacité d’appréhender les différences individuelles dont la réalité ne cesse d’être donnée. Si les images mémorielles que nous laissent les perceptions passées accusaient une netteté sans défaut, si elles possédaient la faculté de nous rappeler, dans toute sa fraîcheur, le contenu qui a disparu de la conscience, nous ne parviendrions jamais à établir que la représentation mémorielle est compatible avec l’impression nouvelle et à les identifier réellement. C’est à la précarité de la reproduction qui ne s’attache jamais à la totalité de l’impression antérieure et retient seulement ses traits les plus flous que l’on doit de pouvoir combiner des éléments en soi hétérogènes. C’est pourquoi toute conceptualisation commence par un certain nombre de substitutions; à l’intuition individuelle est substituée les traces incomplètes et affaiblies qu’elle laisse après elle. En poussant jusqu’au bout les conséquences d’une telle théorie, on aboutit à un résultat pour le moins surprenant; c’est que la logique susceptible d’être investie dans l’intuition donnée ne sert qu’à nous en exiler davantage. Au lieu de parvenir à une appréhension approfondie de son statut et de sa structure, nous sommes condamnés à n’atteindre qu’un schéma superficiel d’où seraient exclus tous les traits qui font l’originalité du cas particulier.
.
Pour nous prémunir contre une conséquence aussi catastrophique, il nous suffit de nous retourner vers la science qui a élevé la conceptualisation à son plus haut degré de netteté et de rigueur. C’est ici, en effet, en ce point précis, que se manifeste, on ne peut plus clairement, toute la distance qui sépare le concept mathématique du concept ontologique. C’est aussi pourquoi la philosophie du XVIII° siècle est celle qui est parvenue, au cours du combat qu’elle a méthodiquement poursuivi pour délimiter les régions propres à la mathématique et à l’ontologie, à exprimer leur situation respective de façon particulièrement pertinente et heureuse. Critiquant la logique élaborée par l’école de Wolff, Lambert est amené à souligner ce qui fait le mérite essentiel des « concepts généraux » des mathématiques : non contents de ne pas supprimer la détermination des cas particuliers auxquels ils sont censés s’appliquer, ces concepts s’emploient à fond à manifester cette même détermination dans toute sa rigueur. Lorsque le mathématicien transforme ses formules dans le sens d’une plus grande généralité, ce traitement n’a d’autre signification et d’autre but que de rendre compatibles tous les cas particuliers de façon à pouvoir les dériver de la formule générale. Or c’est là une possibilité que le concept de la scolastique nous interdit, car, condamné à s’édifier, conformément aux règles prescrites par l’usage, sur le sacrifice de la particularité, il est clair que la restitution des épreuves et des aspects particuliers devrait menacer le concept dans son statut même. C’est ainsi que, si le philosophe a les plus grandes facilités à abstraire, la détermination du cas particulier à partir du schéma général lui est en revanche rendue très difficile; car, en abstrayant, il a tellement négligé tous les indices particuliers qu’il ne lui est plus possible de les retrouver et qu’il peut moins encore dénombrer les variations dont ils sont susceptibles. Si simple qu’elle soit, une telle remarque contient en germe une distinction profonde et lourde de conséquences. Le concept scientifique est tendu vers un idéal qui entre ici en conflit avec la représentation générique et schématique qui trouve son expression dans le seul signe verbal, tel qu’il est donné dans le langage. Le concept véritable n’écarte pas dédaigneusement les particularités qui spécifient les contenus qu’il subsume; il cherche, au contraire à dévoiler la nécessité de la manifestation et de l’enchaînement de ces particularités elles-mêmes. Ce qu’il nous propose, c’est une règle universelle nous permettant de composer et de combiner l’élément particulier en personne. C’est ainsi qu’à partir d’une formule mathématique générale – disons la formule des courbes de deuxième ordre – nous pouvons retrouver les figures géométriques particulières du cercle, de l’ellipse, etc.; il nous suffit pour cela de retenir un des paramètres qui la constituent et de le faire varier de façon à lui faire décrire une série continue de valeurs aussi grandes qu’on voudra. Le concept général se révèle ainsi, du même coup, comme celui dont le contenu est le plus riche: il est alors possible d’en dériver tous les rapports mathématiques impliqués par le problème particulier qui se pose, sans pour autant réduire ce problème à lui-même, et en l’appréhendant au contraire en continuité et en conjonction avec d’autres, c’est-à-dire dans sa signification la plus profonde et la plus systématique. Les cas particuliers ne sont pas éliminés du débat, ils se voient au contraire décerner le statut de phases entièrement déterminées au sein du processus général de variation. Ce qui est une autre manière de dire que le concept se caractérise, non par la « généralité » d’une image représentative, mais par la validité générale d’un principe sériel. Au lieu de prélever des parties quelconques sur la multiplicité qui nous est offerte, nous engendrons, pour les éléments qui la composent, une relation univoque définie par la prégnance d’une loi. Et plus nous progressons en ce sens, en consolidant peu à peu un tel enchaînement défini par des lois, plus il apparaît clairement qu’il entraîne avec lui la détermination univoque du cas particulier lui-même. Ainsi, pour prendre un exemple particulièrement frappant, l’intuition que nous avons de notre espace euclidien à trois dimensions ne fait que se renforcer et se préciser lorsque nous parvenons, avec la géométrie moderne, à des formes spatiales d’un niveau « plus élevé », car c’est alors seulement que se manifeste en pleine lumière l’axiomatique qui dévoile la structure de notre espace.
.
Dans ses développements récents, la logique formelle a tenté de justifier ce fait – reprenant en cela une distinction bien connue due à Hegel – en opposant à l’universalité abstraite du concept l’universalité concrète de la formule mathématique. On a affaire à l’universalité abstraite, lorsque le genre, pris en lui-même, écarte toutes les différences spécifiques; on parlera, en revanche, d’universalité concrète, lorsqu’il s’agit du concept complet qui accueille en lui les traits particuliers de toutes les espèces et en développe le détail conformément à une règle. « Ayant, par exemple, à trouver deux nombres entiers dont la somme égale 25, et dont l’un est divisible par 2, l’autre par 3, l’algèbre résout le problème en donnant au deuxième nombre la forme 6z + 3, où z ne peut avoir que les valeurs 0, 1, 2, 3, d’où suit immédiatement, pour le premier nombre, la forme 22 – 6z; nous avons alors affaire à des formes présentant une universalité concrète.
.
Elles sont en effet universelles, puisqu’elles représentent la loi génératrice commune à tous les nombres cherchés; elles sont en même temps concrètes, puisque, en donnant à z successivement les quatre valeurs indiquées, les nombres cherchés découlent de ces formes dont ils apparaissent comme autant d’espèces. Le même principe vaut, en règle générale, pour toute fonction mathématique à une ou plusieurs variables. Car chaque fonction représente une loi universelle qui, grâce aux valeurs successives susceptibles d’être prises par la variable, sous-tend tous les cas particuliers pour lesquels elle vaut. » (Drobich, 1887, p.22).A la logique du concept générique régi et contrôlé, comme nous l’avons vu, par le concept de substance, s’oppose désormais la logique du concept mathématique de fonction. Mais le domaine auquel s’applique ce type de logique ne peut être cherché du côté de la seule mathématique. Le problème intéresse tout autant le domaine relevant de la connaissance de la nature, car le concept de fonction contient, tout à la fois, le schéma général qui donne son sens au concept moderne de nature et le modèle sur lequel s’est réglé son développement historique.
.
Ersnt Cassirer, Substance et fonction – Éléments pour une théorie du concept – Les éditions de Minuit, Paris 1977, pages 30 à 33.
.
.
.