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C’est une affaire entendue : la dualité de Heidegger n’est pas celle d’un nazi ordinaire, hitlérien de circonstance et antisémite de « tradition » et d’un professeur extraordinaire et penseur génial, mais celle d’un simulacre de philosophe, sinon résolument universaliste du moins s’adressant à tous sans « sélection », et d’un intellectuel nazi fournissant abondamment à un III° Reich génocidaire les arguments d’une « idéologie sur-allemande », raciste, antisémite et violente.
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Heidegger a admirablement joué de cette dualité et sur cette dualité. On s’est plaint naïvement de son silence d’après-guerre, son refus non pas simplement de déplorer, et avec des « excuses », l’horreur de l’extermination, mais de proposer une méditation authentique sur la criminalité nazie. Au lieu de cela, et pour faire court ici, il donne en fait l’impression d’avoir pratiqué une sorte d’humour glacial et obscène en suggérant qu’à Auschwitz les juifs n’auraient fait que tomber dans le piège de leur propre esprit de machination.
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L’œuvre de Heidegger est un ce sens un sommet d’hypocrisie, hypocrisie qui fera encore de très nombreuses victimes. Se prendre à Heidegger comme une mouche sur du papier collant n’est pas l’apanage d’esprits faibles. Le « papier » Heidegger colle parce qu’il est particulièrement séduisant pour des esprits forts et bien formés. Marlène Zarader est une de ces brillantes victimes de Heidegger. On ne peut, à fréquenter le guide qu’elle a rédigé à propos d’Etre et Temps, qu’admirer sa culture heideggérienne, son sens critique et l’acuité de ses analyses. Mais le « papier » a fait son office et les ailes de cette grande intelligence encollée vrombissent comme pour mieux disséminer l’illusion. Pas un seul instant elle interroge ainsi le sens de Dasein.
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Allons-y de la figure de l’hypothèse. Imaginons un mauvais génie heideggérien, hitlérien dans l’âme, se fixant comme objectif de donner une expression philosophique, dans le cadre de l’université allemande des années 20, à l’hitlérisme le plus potentiellement meurtrier. Il ne peut s’agir, pas une seule seconde, de « servir la soupe » à l’humanisme universaliste. Il ne parlera donc pas de l’homme, il est vrai catégorie ambigüe et qui ne protège pas du racisme, mais de Dasein. Ce sera le nom heideggérien de « l’homme supérieur » du nazisme. Le stratagème est impeccable : Dasein se dit de cet étant qu’est l’homme en tant qu’il s’ouvre à la question de l’être, en tant qu’il se pose la question de l’être. Cela tombe bien puisque dans le mot svastika, qui est le nom hindou de la croix gammée, « asti » veut dire « être », « existence ». Mais, cela, on n’est pas obligé de le retenir et de lui accorder une quelconque importance quant à la lecture du chef d’œuvre philosophique du siècle que serait Etre et Temps. Une croix gammée sur la couverture du grand « papier » ! Impensable !
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Cette note est ici plus de synthèse que d’analyse. Voici donc comment je conçois la possibilité de traduire en conséquence le « papier » Heidegger en « papier » Heildegger.
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Heidegger : Dasein c’est cet étant, qui est humain, parce qu’ouvert à l’être, il est celui pour qui l’être est une question. Le Dasein est au monde. L’animal est pauvre en monde.
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Heildegger : Dasein c’est cet étant qui, parce qu’enraciné et parlant cette langue de l’être qu’est l’allemand, a une disposition privilégiée quant à l’entente de l’être et à la « vérité de l’être ». Il est par excellence l’Ouvert. Le Dasein est au monde. Les juifs sont sans monde.
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« Dasein » est ainsi intrinsèquement nazi. Il est l’antonyme de « juif ». Son existence en tant que mot est uniquement justifiée par cette opposition. Autrement dit, dans Etre et Temps, Dasein ne cesse de désigner le juif comme celui qui est en trop, qui est « out » de tout sens de l’être. Il est ainsi « théoriquement » exterminé. Dasein chasse les juifs de l’humanité. (Et Husserl parmi les premiers).
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Il est vrai que la publication allemande des Cahiers noirs a le mérite, tout en constituant un signe très inquiétant quant à la prolifération possible de lectures favorablement nazies de Heidegger, de jeter une lumière décisive quant au sens de l’entreprise heideggérienne. Mais si, au lieu de se soumettre « philosophiquement » à la publicité pro heideggérienne, les lecteurs avaient témoigné d’une vraie indépendance d’esprit – il est vrai destinée à être marginalisée – il leur aurait été possible de rendre la pareille à Heidegger par une déconstruction en accord avec un principe que Derrida a formulé mais pas vraiment mis en pratique : « Je crois à la nécessité d’exhiber, si possible sans limites, les adhérences profondes du texte heideggérien (écrits et actes) à la possibilité et à la réalité de tous les nazismes ».
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