Vieille femme au panier de charbon – Peter Paul Rubens (1616-18) – 116 X 92 cm

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vieille-femme-panier-charbon-1616-18° 116 X 92Vieille femme au panier de charbon fut commencé en 1616. En janvier de cette année l’intensité du froid fut telle qu’à Paris, dit-on, la Seine gela pendant tout le courant du mois de janvier.
Le tableau détonne dans la production de Rubens comme si l’exception climatique avait su émouvoir un atelier anversois habitué à la mythologie, aux portraits de Cour et d’Eglise, aux oeuvres de décorum ou aux scènes bibliques.

Diplomate, contre-réformiste, mondain recherché et solide homme d’affaire on n’attend pas de Rubens une particulière attention aux petites gens. Exceptionnel à maints égards ce tableau mérite toute notre attention.

L’objet qui donne le titre au tableau, le panier de charbon, est d’abord une énigme. On devine comme un petit brasero permettant la combustion de charbon de bois. On peut alors chauffer un plat ou créer un point de chaleur dans une pièce. Il vaut mieux qu’il soit en métal, en fonte par exemple, et muni d’une anse suffisamment haute pour éviter les brûlures. Dans le tableau de Rubens on craint pour la main de la vieille femme, si proche des braises. Le seul équivalent actuel que j’ai trouvé est un « panier à charbon » pour narguilé. C’est un plateau en métal poli monté sur des pieds et muni d’une haute anse.

Le froid, la faim, la misère, le cadeau que fait le panier à charbon caractérisent une atmosphère que Rubens s’est évertué à traduire en images colorées. De manière générale le tableau, chez Rubens, n’est pas qu’une fenêtre ouverte sur des corps. Il est comme l’instrument pictural grâce auquel on va pouvoir ressentir une atmosphère. Le peintre, le spectateur, le modèle, les corps humains en général sont des êtres d’affects, de « passions ». En conséquence de quoi peindre des corps humains, et même de manière plus générale des corps vivants sensibles, c’est toujours devoir rendre compte des modes avec lesquels ils vibrent affectivement aux situations dans lesquelles ils sont impliqués. Dans La toilette de Vénus (1615), par exemple, Vénus jouit de son reflet visuel dans le miroir tandis que la servante noire complète son admiration ravie pour la blondeur des cheveux de la déesse de la Beauté par la sensation de douceur que lui procure le fait de passer sa main dans la chevelure de la déesse.

A l’évidence il fait sombre et froid et le panier où des braises se consument apporte un peu de lumière et de chaleur. Au-delà de l’anecdote le tableau fait allégorie. L’obscurité et le froid sont ceux de la misère. Où sommes-nous cependant? Dans la campagne anversoise ou dans un taudis d’Anvers? Tout le tableau s’ordonne autour du caractère bienfaisant et protecteur du petit brasero. De cette façon la composition est en « coin ». Le tableau semble ainsi refermer lui-même l’espace d’un geste protecteur. Comparons avec cette autre oeuvre de Rubens intitulée Portrait de famille et datant du début du XVII° siècle :

portrait-famille-peter-paul-rubens-3-52-iphoneLe coin droit du tableau apparaît également comme protégeant l’enfant. Mais, à la différence du tableau au panier de charbon, les personnages jouissent d’une aisance à la fois sociale et physique. Leur corps n’est pas soumis à la nécessité de demeurer près d’une source de chaleur. Certes ce ne sont pas les mêmes conditions, ni sociales ni climatiques, ni saisonnières. Mais il faut regarder la dimension allégorique des tableaux, et notamment ceux de Rubens. La misère se caractérise aussi par le fait que les corps, étant dans le besoin, sont soumis à un espace lourdement balisé par les rares éléments capables de les satisfaire. Dans un cas le confort permet aussi bien de vaquer à des occupations « nobles » que de montrer à autrui sa « bonne forme ». Dans l’autre on est tout entier à essayer de se réchauffer auprès d’un maigre feu. Dans le portrait de famille l’enfant tient dans sa main droite une grappe de raisin; dans le tableau au panier à charbon l’enfant se réjouit de pouvoir souffler sur les braises qui le réchauffent et éclairent même chichement sa masure.

Mais, et en vertu du « principe de l’affect », la mise en scène des personnages donnent aussi à comprendre leurs propres liens.

bandicam 2015-04-09 16-02-49-125Petit obstacle : s’il fait si froid pourquoi le jeune garçon a l’épaule droite dénudée? Il fait songer par ailleurs à ces « amours » ou « putti » abondamment représentés à l’époque. Le traitement du thème, par Rubens, n’est pas en ce sens réaliste. Il mêle des marqueurs de réalité à des motifs et à des thèmes proprement picturaux.

Les trois personnages, notons-le, sont pourtant saisis comme sur le vif et en pleine action. Leur action, contrairement au Portrait de famille, n’est pas de poser. Comment pourrait-on comprendre que de tels misérables puissent poser pour un tableau? La vieille femme tient le petit brasero; le jeune garçon aère le foyer avec un bâton et souffle sur les braises; le jeune homme tient une brassée de branches destinées au foyer. Ils sont unis par le même but et leurs gestes sont coordonnés.

La question, en effet, pourrait être : commencer représenter la misère et l’indigence? Et si on est un peintre de Cour et d’ Eglise comme la représenter de manière édifiante? Rubens semble avoir choisi comme une voie moyenne entre une idéalisation choquante et une victimisation. Les misérables du tableau ne sont pas écrasés ou broyés par le destin. Et pour peu qu’on fasse du brasero une allégorie de la foi on songera qu’ils portent leur croix en étant dignes, par leur action et leur solidarité, d’être des créatures de Dieu.

Rubens semble de toutes manières se satisfaire d’une allusion à la condition des petites gens par grand froid. Certes il n’est pas nécessaire d’imaginer a priori une hécatombe. Il y avait un savoir ancestral d’adaptation aux crises. Mais on peut imaginer un regard pictural plus prompt à saisir des dénuements extrêmes et des tragédies. Je ne sache pas que, par exemple dans la France d’aujourd’hui, beaucoup de conteurs aient mis dans leur agenda la nécessité de rendre compte, par la mise en scène de personnages crédibles et attachant, ne serait-ce que quelques-unes des tragédies causées par des crises climatiques ou alimentaires.

Le tableau de Rubens est toutefois remarquable par le caractère des personnages et la manière dont ils éprouvent la situation d’ensemble et au sein de laquelle ils sont solidairement liés.

bandicam 2015-04-09 16-03-31-583La vieille femme, et dans un monde qui, au-delà du climat, connaît des épidémies de peste, fait naturellement preuve d’une belle et réconfortante longévité. Combien a-t-elle vu cependant d’enfants mourir? Elle ne se réjouit pas seulement des braises mais aussi de la vitalité de l’enfant. Elle tient le panier : c’est elle qui qui « tient » la maison et pas seulement dans le sens du ménage. Elle est constance, solidité, savoir domestique de vie. Mais, en retour, l’enfant ne fait pas que souffler sur les braises du panier. Il souffle aussi, pour ainsi dire, lui qui n’est pas encore dans le temps, sur les minutes de la vieille femme, désormais comptées. Et ce sont des minutes illuminées par la volonté de vivre; par le désir de n’être pas comme cette eau qui gèle sous la bise glaciale, comme cette Seine transformée en glacier effilé. Il y a ainsi comme une communauté des corps y compris avec celui des braises en train de consumer. Vivre est un feu et une consumation.

bandicam 2015-04-09 16-03-46-436Elle tient donc le petit brasero. L’enfant peut contribuer à sa propre vie en ne se contentant pas de respirer mais aussi de souffler. Il n’est pas passif. Il ne se sait pas encore vraiment mortel. Il ne se sait pas encore être temporel. Il n’a pas encore appris à s’ordonner à de longues séquences temporelles cycliques comme, par exemple, celles qui règlent la vie campagnarde : enfumer, labourer, semer, récolter, battre, moudre etc. Mais le peu qu’il sache faire  le réconforte et renforce en lui le sentiment du pouvoir sur les choses et sur la destinée. Les conséquences de son souffle, issues de ce qui est encore un jeu, font du bien à la petite famille. Il émerveille encore la vieille femme. Il sent confusément que chaque expiration est pour elle une poignée de secondes de vie pleine, illuminée.

bandicam 2015-04-09 16-03-11-134Le visage du jeune homme est bouleversant. Il suffit, mais c’est beaucoup, à la vieille femme d’une joie d’enfant pour la combler. Mais comment s’annonce l’existence pour cet adolescent? Il a découvert le temps, le destin, la mort, le conditionnement social. Et là où il faudrait pouvoir déployer toute son intelligence et son savoir-faire il n’a pu  qu’avoir eu la sagesse d’aller chercher du bois. La dureté du temps ne laisse guère le choix. Il faut parer à la nécessité, offrir à la vieillesse et à l’enfance de quoi surmonter leur handicap. S’il est l’être de l’extérieur, celui qui va en forêt, il sait aussi que sa vie ne serait plus rien s’il rompait les liens. Il est dans la gravité, le deuil de l’enfance et de la royauté du rêve, la résolution.

bandicam 2015-04-16 16-40-17-320Chacun des personnages représente ainsi une temporalité, une ligne de temps. La vieille femme a sa vie derrière elle. Tout en étant  le symbole de la solidité et de la longévité elle est sur le seuil de sa disparition. C’est connu : plus on a de passé, et cela peut rassurer, moins on a d’avenir. L’enfant est éternel. Il souffle sur les braises comme l’éternité même de la vie. Il ne sait pas encore ce qu’est cette vie qui lui est offerte. Le jeune homme, par contre, sait. Il sait que la vieille femme mourra bientôt; que la vie de l’enfant est fragile et qu’un rien peut l’éteindre; que sa vie elle-même sera pleine de risques et de gravité. Il est allé chercher du bois pour tenir le plus possible à distance les crocs du destin.

Je ne sais rien de ce tableau. Rubens évoque-t-il, au-delà de l’anecdote climatique ou de l’évocation sociale, quelque chose de son enfance? Est-il ce jeune homme au petit fagot de bois? Cela même est-il une allégorie de son métier de peintre, ce grâce à quoi il a tenu brillamment à distance ce qui promettait d’être un monde sans couleur et voué à la nécessité vitale?

La ressemblance est en effet frappante entre le jeune homme de la vieille femme au panier de charbon et Rubens lui-même tel qu’il s’est représenté dans un autoportrait de 1623.

 

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