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La pensée !… La pensée !… C’est presque une déesse qu’invoque Hadrien France-Lanord pour justifier son refus de l’invitation qui lui a été faite d’intervenir au colloque « Heidegger et « les juifs » organisés notamment sous les auspices de la Règle du Jeu.
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Il est vrai qu’il a du affronter une sorte de camouflet quand Peter Trawny a révélé que les Cahiers noirs, alors en cours de publication en Allemagne, contenaient une douzaine de déclarations antisémites. H. F-Lanord avait en effet soutenu, dans une présentation de son Dictionnaire Heidegger, que l’œuvre entière du maître ne contenait pas une seule phrase antisémite !
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C’était déjà une erreur puisque dans le séminaire de 1934 sur Héraclite Heidegger mettait l’accent sur la difficulté qu’il y aurait à débusquer « l’ennemi intérieur » afin de lui administrer le principe du « völligen Vernichtung », de l’anéantissement total.
Pour ceux qui savent lire il était déjà évident que l’antisémitisme était un principe de structuration du texte heideggérien. Les Allemands étaient le peuple de l’Etre, non le peuple du Livre et encore moins le peuple de la Loi.
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La pirouette de H. F-Lanord a d’abord consisté à se lamenter devant l’absence de pensée, et de pensée quant à l’essence du judaïsme, que manifestait en réalité le penseur du siècle. Bref le grand penseur aurait été amené à souhaiter « l’anéantissement total », et cela dès 1934, du fait qu’il n’aurait absolument pas pensé l’essence du judaïsme. Petite absence de pensée qui justifiait déjà, dans son principe, la destruction militaire et industrielle de millions de personnes. Exactement comme s’il fallait savoir quelque chose de profond sur le judaïsme pour refuser l’assassinat de millions de personnes dont plus d’un million d’enfants.
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Voilà le portrait en creux du penseur selon HFL : « si je n’ai pas de motifs spirituels forts pour justifier de n’avoir pas à porter atteinte à la vie d’autrui alors il m’est permis d’envisager jusqu’à son « anéantissement total ».
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Comme il le dit précisément en 1934 : « Dans la langue en tant que telle advient le débat qui tranche entre Etre et non-être ». Le langage, pour être l’abri de l’être, devra justifier l’envoi de millions de personnes dans les camps et les centres de mise à mort, ces merveilleux abris de l’être.
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Bref HFL, faisant preuve d’un courage exemplaire, a renvoyé le « publicitaire » dans sa fange et s’est drapé dans la dignité de la déesse Pensée. Etrange bouderie. Car, en fait de pensée, la « non pensée » qu’est l’antisémitisme heideggérien structure précisément en profondeur la « pensée » du bon-homme de Taudnauberg.
Ce ne sont que des pépiements ces considérations « doxiques » sur l’antisémitisme de Heidegger ! Le plus drôle est que François Fédier, un des maîtres de HFL, et dont il salue les traductions de Heidegger, a lui accepté de pépier avec les autres oiseaux du colloque !
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Les heideggériens d’obédience stricte se traitent désormais d’oiseaux !
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Emmanuel Faye, quant à lui, a refusé de participer au colloque précisément à cause de la présence de François Fédier en tant qu’il a apporté son soutien, comme aujourd’hui Dieudonné, au négationniste Faurisson. Il est vrai, mais nous y reviendrons, qu’il est difficile d’accepter l’incohérence d’un colloque où l’un des maîtres d’œuvre, Bernard Henri Lévy, reconnaît pleinement le nazisme de Heidegger tandis que Fédier, le traducteur (et manipulateur) patenté s’obstine à présenter Heidegger comme un résistant spirituel.
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Voici le texte donné par HFL à l’Obs pour justifier sa dérobade :
Pourquoi je ne participe pas au colloque sur Heidegger et « les juifs' »
Grand spécialiste du philosophe allemand, Hadrien France-Lanord a décliné l’invitation des organisateurs du colloque qui se tient à la BNF du 22 au 25 janvier. Il s’en explique pour BibliObs.
Hadrien France-Lanord est l’un des grands spécialistes français d’Heidegger. Il y a un an et demi, il avait codirigé le «Dictionnaire Martin Heidegger» paru au Cerf, où il avait notamment écrit l’article «antisémitisme». Celui-ci commençait par ces mots: «Il n’y a, dans toute l’œuvre d’Heidegger publiée à ce jour (84 volumes sur 102), pas une seule phrase antisémite.»
C’était quelques semaines à peine avant l’annonce de la publication des trois premiers volumes des «Cahiers Noirs» par la maison d’édition allemande Klostermann. Dans ces notes privées, Heidegger, au moins à une dizaine de reprises, reprend les pires clichés antisémites. En France, où il continue de jouir d’une grande influence, cette publication a fait l’effet d’une bombe.
Ce jeudi 22 janvier 2015 s’est donc ouvert à la BnF un grand colloque destinée à en tirer les premiers enseignements. Peter Sloterdijk, Alain Finkielkraut, Bernard-Henri Lévy, Barbara Cassin ou encore le réalisateur Luc Dardenne font partie des intervenants qui prendront la parole jusqu’à dimanche soir. France-Lanord, lui, a décliné l’invitation. «Agitation publicitaire», «pépiement», «précipitation»: c’est sans mâcher ses mots qu’il explique son refus dans ce texte écrit pour BibliObs.
Pia Duvigneau
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La philosophie contre l’agitation publicitaire
Par Hadrien France-Lanord,
professeur de philosophie
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J’ai d’abord répondu favorablement à la chaleureuse invitation que m’a faite cet été Joseph Cohen, que je tiens à remercier pour sa grande amabilité à mon égard. Mais en découvrant le programme, j’ai compris que ce colloque n’échappait finalement pas au dispositif publicitaire de «l’affaire Heidegger» tel qu’il a été réactivé l’année dernière par Peter Trawny [l’universitaire allemand qui a supervisé la publication des «Carnets noirs», NDLR] dans un opuscule d’une affolante indigence philosophique. Pour ceux qui, comme moi, ont une connaissance de ses travaux antérieurs, la rupture est si brutale qu’on ne peut rester que très perplexe devant les intentions réelles d’un texte qui sent à ce point le fabriqué. En aucune façon, un tel livre ne peut servir de base à une véritable réflexion philosophique.
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La seule base de travail philosophique possible, ce sont les 1240 pages des «Cahiers» parues à ce jour, dont Peter Trawny a exhibé plusieurs fragments de quelques lignes au moyen desquels il fabrique un système d’une fragilité telle qu’il s’effondre dès qu’on a pris connaissance des «Cahiers» dans leur intégralité. Une des remarques que je me suis faites en regardant le programme du colloque est la suivante: combien sont-ils, parmi les intervenants, ceux qui ont une connaissance de ces 1240 pages non traduites en français? Qui va effectivement parler de ces trois volumes, de tout ce qu’on y apprend de nouveau et de toutes les belles découvertes qu’on y fait?
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À quoi il faut ajouter une autre remarque : ces «Cahiers», Heidegger a spécifié qu’ils devaient paraître à la fin de l’édition intégrale, parce qu’ils sont inintelligibles sans une connaissance des traités rédigés entre 1936 et 1945, dont six ont à ce jour été publiés en allemand ; il s’agit de plusieurs milliers de pages, parmi lesquelles seuls les «Apports à la philosophie» ont paru en français l’année dernière dans une traduction de François Fédier à la hauteur de ce qui est en jeu dans ce texte considérable.
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Enfin : un tome des « Cahiers », couvrant rien de moins que les années 1942-1948 est paraître ces jours-ci – inutile de dire que personne ne peut l’avoir lu.
Dans ces conditions, je me permets de poser cette question : s’il doit s’agir d’un colloque de philosophie, sur quelle base commune sera-t-il possible de parler ensemble? N’y a-t-il pas ici une très dommageable précipitation? Nous parlons ici de textes philosophiques, non seulement très volumineux, mais d’une grande difficulté, qui demandent des mois et des années de travail et d’interrogation, dont une partie est encore inédite.
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Avec « l’affaire Heidegger », l’agitation publicitaire est toujours inversement proportionnelle à la connaissance et à la méditation des textes. Dans son cadre surmédiatisé, il n’est guère possible de penser, il s’agit surtout d’afficher une position publique par rapport aux termes qui sont ceux de cette «affaire», termes dans lesquels je ne reconnais pas l’affaire de la pensée qui seule me concerne.
C’est la raison pour laquelle je me suis résigné à ne pas participer à ce colloque. Afin de pouvoir exercer mon travail d’ordre strictement philosophique, je crois qu’il est urgent de s’arracher à cette oppression de «l’actualité», au profit de la patience de l’étude et d’une herméneutique du dés-em-presse-ment.
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« Heidegger antisémite » à l’ère du pépiement
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C’est cette même herméneutique que j’applique aux quelques passages, trois ou quatre fois plusieurs lignes, que j’ai d’abord découverts sortis du contexte général des «Cahiers» dont Peter Trawny prend soin de les priver dans l’exhibition qu’il en propose (à la fois le contexte précis de certains extraits et le contexte général des «Cahiers»).
Ces passages où il est plusieurs fois question d’un très abstrait «judaïsme mondial», je les trouve lamentables, parce qu’ils font montre d’une indigence de pensée dans leur manière de plaquer sur un «judaïsme», que Heidegger ne définit jamais, une espèce de rationalité marchande, qui n’a aucun rapport avec l’esprit véritable du judaïsme, celui de la pensée juive avec laquelle la pensée de Heidegger a par ailleurs, sans qu’il en ait peut-être rien su, des affinités profondes qu’il me paraît important d’explorer (l’article «Pensée juive» de Stéphane Zagdanski dans le «Dictionnaire Martin Heidegger» ou le récent livre de Pascal David «Le nom et le nombre. Essais sur Heidegger et le judaïsme» apportent ici des éléments de réflexion très féconds).
En ces quelques très rares occurrences dans des textes strictement privés, il semble donc que Heidegger ait succombé à des préjugés d’ordre antisémite qui n’affleurent nulle part ailleurs dans son œuvre. C’est triste et je ne manque pas de m’employer à réfléchir aux questions que posent ces quelques passages.
Mais faut-il s’en saisir pour aussitôt proclamer «Heidegger antisémite» dans toute la presse du monde, sur tous les blogs du monde? On touche ici au problème grave qui est celui des slogans et du maniement des slogans à l’ère du pépiement (twitter) comme forme de la communication planétaire instantanée.
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Je me fiche éperdument de savoir si l’antisémitisme a sa place dans l’oeuvre de Heidegger.
Ce n’est pas l’oeuvre de Heidegger qui est en question, c’est son engagement au NSDAP.
Cet engagement concerne tout le monde comme le nazisme lui-même.
Quant à l’oeuvre, on peut s’en épargner la lecture, comme de toute oeuvre: tout le monde n’est pas bachoteur de khâgne qui « pense », c’est-à-dire qui sait que le jury de l’Agrégation de philo est truffé d’heideggeriens -comme il le fut autrefois de fans de Victor Cousin.
Michel Piquet
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