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LE MONDE DES LIVRES | 29.01.2015 à 11h40
par Emmanuel Faye
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L’antisémitisme de Heidegger, déjà documenté notamment par ses propos sur les « nomades sémites » incapables d’avoir une révélation de « l’espace allemand », est aujourd’hui confirmé dans sa radicalité par la publication des premiers « Cahiers noirs ». J’ai décliné ma participation au colloque « Heidegger et “les juifs” », par désaccord avec le fait d’accorder, en l’invitant, une forme de légitimation à François Fédier, connu pour avoir défendu comme acceptable la position négationniste du principal introducteur de Heidegger en France, Jean Beaufret, lequel écrivait à Faurisson être parvenu aux « mêmes conclusions » que lui, au moment où ce dernier mettait publiquement en doute l’existence des chambres à gaz (« Le Monde des livres » du 29 septembre 2006).
Les interventions transcrites et déjà diffusées par différents auditeurs m’amènent à trois considérations :
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1. L’un des principaux organisateurs du colloque, Gérard Bensussan, a orienté son propos sur la mise en cause de la position selon laquelle la pensée exterminatrice de Heidegger ne mériterait pas le nom de philosophie. Il relativise l’antisémitisme heideggérien en décrétant que toute la pensée occidentale serait antisémite. Cela n’est pas exact. Car si Voltaire et l’idéalisme ¬allemand développent un antijudaïsme problématique, il n’y a rien de tel, par exemple, chez Montaigne, Descartes, Leibniz ou Rousseau. Quant à l’antijudaïsme d’une partie des Lumières, il demeure sans commune mesure avec l’antisémitisme exterminateur des nationaux-socialistes. Bensussan caricature la position critique que j’ai défendue, pour en faire un diktat de « censeur », sans rappeler que, en 2006, j’ai appelé dans Le Monde à l’ouverture des Archives Heidegger à tous les chercheurs. Or Bensussan n’a pas signé cette pétition. Récemment évoqué par ¬Eggert Blum dans les colonnes de l’hebdomadaire allemand Die Zeit, cet appel est en passe de prendre une dimension ¬européenne.
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2. Le responsable actuel des traductions de Heidegger en France, François Fédier, a poussé l’apologie de ce dernier jusqu’à modifier le sens du mot « déracification » (Entrassung), terme central de l’antisémitisme nazi, en le rapportant au « racé » et non plus au « racial », pour tenter de faire croire que l’auteur des « Cahiers noirs » ne serait ni antisémite ni raciste alors même qu’il ¬déplore la « déracification totale » de la germanité. Ces falsifications sémantiques dont Fédier est coutumier le disqualifient pour superviser la traduction française annoncée de ces « Cahiers ».
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3. J’en viens maintenant aux développements de l’éditeur allemand des « Cahiers noirs », Peter Trawny, car il représente, à mon sens, une nouvelle ligne de défense que l’on peut dire officielle, dans la mesure où elle est publiée par Klostermann, l’éditeur même de Heidegger. Si Trawny admet à juste titre l’antisémitisme de Heidegger, il le limite arbitrairement, dans le second de ses essais parus en 2014, à « une dizaine d’années ». Je lui ai objecté, lors d’un récent colloque à New York, qu’il passait sous silence la dimension exterminatrice de l’antisémitisme heideggérien. Pas un mot, dans ses deux essais, sur le cours de l’hiver 1933-1934 où le recteur Heidegger enjoint à ses étudiants de se donner pour but l’« extermi¬nation totale » de l’ennemi intérieur, c’est-à-dire du juif assimilé, « incrusté dans la racine la plus intime du peuple ». Vendredi, Trawny mettait enfin ce texte capital au centre de son propos. Il demandait cependant s’il s’agissait d’une extermination physique ou d’une annihilation spirituelle et concluait que Heidegger se serait tu sur le sens de cette extermination. Il est pourtant clair qu’il n’en est rien : appeler à l’extermination totale, c’est la vouloir physique et spirituelle. Trawny a rapporté ensuite l’extermination à une forme d’« autoexter¬mination », ce qui lui a permis de jouer, comme il le faisait déjà dans ses essais, d’une certaine réversibilité entre victimes et bourreaux, juifs exterminés et nationaux-socialistes exterminateurs. De fait, en multipliant dans ses écrits insinuations et questions sans réponse, et en ne tenant pas compte de l’effectivité de l’histoire réelle, Trawny participe au brouillage caractéris¬tique de la prose heideggérienne et à la déresponsabilisation de sa pensée, au point de camper obscurément Heidegger en « philosophe ayant sauvé “Auschwitz” ». Or le travail critique du philosophe ne consiste-t-il pas, tout à l’inverse, face aux « Cahiers noirs », à clarifier les implications ¬humaines et historiques précises des énoncés heideggériens, et à déjouer les différentes formes de relativisation, de déni et ¬d’esquive auxquelles conduit la volonté de continuer à présenter sa doctrine exterminatrice comme une philosophie, alors même que les textes publiés se révèlent chaque jour plus accablants ?
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