Heidegger, Hölderlin et l’œuvre d’art. Sur la préface de Clément Layet à sa traduction de De l’origine de l’œuvre d’art.

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Vient de paraître chez Payot-Rivages une traduction, par Clément Layet, de De l’origine de l’œuvre d’art de Martin Heidegger. Le texte est celui de la version préparatoire à la conférence prononcée par Heidegger le 13 novembre 1935 à Fribourg-en-Brisgau.

La quatrième de couverture  nous prévient : « Le paradoxe est de nous trouver aujourd’hui dans l’impossibilité de nous approprier une conférence écrite dans un tel contexte, et pourtant dans une nécessité qui s’apparente encore étroitement à celle que reconnaît Heidegger, de nous libérer de la philosophie esthétique pour laisser parler la poésie ».

Pourquoi pas même s’il est légitime d’éprouver un peu de gêne à se voir inviter à passer de l’impossibilité d’appropriation d’une conférence prononcée dans un contexte nazi (et, selon moi, par un « auteur nazi »), à la reconnaissance de la nécessité de se libérer de la philosophie esthétique «  pour laisser parler la poésie ». Qui ne se sentirait pas touché par une telle invitation ? Qui ne préférerait pas la poésie à la « philosophie esthétique » ? Je vais oser un rapprochement « infâme ». L’opposition entre la « philosophie esthétique » et la « poésie » est de même nature que celle faite par les juristes nazis entre le droit, abstrait et universaliste, et la vie, cette vie en tant qu’elle serait la seule source possible de la norme. Cette vie, c’est la vie des peuples, définis par le sang et le sol, et engagés dans le combat pour la vie. La justice contre le droit –  la poésie contre la « philosophie esthétique » – en tant que ce qui est juste se définit par l’ensemble des dispositions favorables au seul peuple allemand ainsi absolument séparé de cet ensemble abstrait, et chimérique, que serait « l’humanité ».

Cette « destruktion » du droit – au profit de la « justice populaire » – conduit explicitement au rejet de l’interdit de meurtre. La seule loi légitime est de nature et elle commande que soient éliminés les ennemis du peuple. Les tuer n’est pas un crime mais un devoir.

Mais quel est le rapport entre cette criminalisation nazie du droit et la grandeur maintes fois célébrée de De l’origine de l’œuvre d’art ?

Le plus consternant de la préface de Clément Layet est sa manière pour le moins désinvolte avec laquelle il met en perspective le rapport de Heidegger à Hölderlin. Le traducteur a le mérite, certes, d’indiquer combien il serait fondé de reprocher à Heidegger une interprétation forcée de Hölderlin. A partir de 1934, rappelle-t-il, Heidegger ne comprend plus la politique, « entendue au « sens le plus haut et véritable », qu’en référence à l’œuvre poétique de Friedrich Hölderlin (1770-1843). Or ce lien est pour le moins paradoxal, non seulement parce que Hölderlin, en contemporain de la Révolution française, a lui-même développé une pensée de nature républicaine, résolument anti-absolutiste, mais également parce que son œuvre se présente comme une réappropriation du christianisme, dont Heidegger conteste la vérité en même temps, et partiellement au même titre, que celle du judaïsme ». (Martin Heidegger, De l’origine de l’œuvre d’art. Première version. Rivages poche, Paris 2014, page 21).

Layet, et alors que cette édition de poche de De l’origine de l’œuvre d’art est à l’évidence une édition destinée en premier lieu aux lycéens et aux étudiants, évite soigneusement de rappeler que le rejet du judaïsme comme du christianisme est une marque du nazisme. Mais, surtout, et alors qu’il tient là un forçage de Hölderlin par Heidegger, il oublie de mentionner que les nazis eux-mêmes, sautant par-dessus le républicanisme et le philo-christianisme du poète, s’étaient appropriés Hölderlin. Ils en ont fait le poète allemand par excellence. Ils lui ont rendu, sous la houlette de Goebbels, un véritable culte.

Un historien, Thierry Féral, décrit ainsi la cérémonie du centenaire de la mort de Hölderlin : « … En juin 1943 – la Shoah bat alors son plein -, l’Allemagne célèbre en grande pompe le centenaire de la disparition de Hölderlin. Organisée sous la reponsabilité de la NSDAP – parti nazi – la cérémonie inaugurale des manifestations se déroule le dimanche 6 juin à 11 heures dans la salle des fêtes de l’Université de Tubingen. (…)  Le professeur Jakob Wilhelm Hauer s’exprime de cette manière : « Il ne peut qu’apparaître comme une volonté du destin que le centenaire de la mort du poète […] tombe au beau milieu de la plus gigantesque de toutes les guerres que notre peuple ait eu à livrer pour sauvegarder son existence, sa liberté, son droit à disposer de lui-même. Il nous est autorisé de nourrir l’espoir que le peuple allemand de sang pur – car ce n’est que pour lui que Hölderlin parle de manière intelligible – entendra son message et se laissera guider par lui […] » (Nous soulignons) (Citations empruntées à Penser le nazisme, dir. Hanania Alain Amar, L’Harmattan 2007).

Dix ans auparavant, lors de la célébration du 90e anniversaire de la mort du poète, Paul Kluckhohn avait déclaré : « Aujourd’hui est donné de vivre un grand tournant : l’idée de communauté raciale populaire se voit revivifiée et raffermie, les divisions semblent dépassées, et aussi cette conception tendancieuse combattue par Hölderlin qui, selon le cas, réduisait l’individu à être un intellectuel ou un manuel rivé à sa machine. Notre communauté raciale populaire doit retrouver son unité afin que chacun se sente comme le membre d’un corps auquel il appartient de tout son être. »

Hölderlin est ainsi érigé, à la prise de pouvoir d’Hitler, en symbole de l’âme et du sang allemands.

Lorsque Heidegger décide ainsi de ne plus entendre la politique autrement qu’en référence à Hölderlin ce n’est en réalité que pour politiser de la pire manière Hölderlin. Rien n’est en effet plus abject que le soi-disant sens « haut et véritable » de la politique heideggéro-hölderlinienne. De quoi s’agit-il ?

Si Heidegger a déclaré que la science ne pensait pas c’était dans le but de couper tous les ponts entre la pensée et la problématique de l’universalité. Si la philosophie se veut vraiment pensante, en renouant notamment avec la question de l’être, elle doit rompre les liens traditionnellement privilégiés avec la science. C’est avec la poésie, qui pense en propre, qu’une entente est possible par-delà même l’abîme de la différence de leur expression. Pour ce faire Heidegger promeut Hölderlin au rang de penseur poète. Il est d’autant plus un authentique penseur qu’il pense et écrit en allemand, seconde langue de l’être après le grec.

Hölderlin sert ainsi à Heidegger, et au nazisme, à séparer totalement le peuple allemand de l’humanité. Il constitue même la seule et authentique humanité. Cette séparation n’est pas que « poésie » puisqu’elle justifie une politique de combat qui ne reconnaît même pas l’ennemi comme un autre homme. Le Hölderlin de Heidegger c’est la possibilité même du génocide. C’est la clôture combattante et meurtrière du peuple dans son « lieu ».

Le lecteur de Layet est ainsi maintenu dans l’ignorance de ce qu’il en était au juste de l’usage nazi de Hölderlin. Son usage heideggérien n’est au reste pas moins nazi que l’usage encouragé par le docteur Goebbels. Celui-ci, antisémite acharné et tout autant anti-chrétien, n’a vu aucun inconvénient à faire de Hölderlin le symbole spirituel de la pureté allemande alors même que, selon Layet, il serait resté proche du christianisme.

Mais le pire est à venir.

L’auteur de la préface cite une lettre de Heidegger à Jean Beauffret de 1946 dans laquelle il fait une distinction entre le national et le nationalisme. « Ce qui est « allemand », dit Heidegger, n’est pas dit au monde pour qu’en l’essence allemande le monde trouve sa guérison ; il est dit aux Allemands pour qu’en vertu du destin qui les lie aux autres peuples, ils deviennent avec eux participants à l’histoire du monde. La patrie de cet habiter historique est la proximité de l’être. » (Idem, page 23)

Ainsi, suggère Layet, Heidegger se serait accordé, et alors même qu’il avait fait de Hölderlin le poète de la proximité de l’être, avec le fait que Hölderlin estimait « qu’une patrie exige qu’on acquière à son égard une liberté ». (Idem, page 21). A Böhlendorff Hölderlin a en effet écrit que « le plus difficile [était] le libre usage de ce qui nous est propre ».

Hölderlin lui-même n’aurait en ce sens pas été prophète dans son pays au temps des nazis.

Mais le « contexte » colle à la plume de Heidegger. Le « concept » heideggérien d’une « patrie » comme « proximité de l’être » est en effet terrifiant. En affirmant gravement, dans les cahiers noirs, que les juifs n’osent pas l’être il  a confirmé, d’un geste « auschwitzien », l’exclusion des juifs de cette sorte de diplomatie poétique dont il confie l’idée à Jean Beauffret, lui-même futur supporter de Faurisson.

Mais, bien entendu, Heidegger est beaucoup plus finement négationniste que Faurisson. Il est même discrètement « affirmationniste ». Après le procès de Nüremberg déclarer que les allemands sont prêts à participer à l’histoire du monde avec les autres peuples revient en effet à mettre discrètement en avant l’œuvre hitlérienne d’extermination.

Résumons ce qu’il en est de l’usage heideggérien de Hölderlin :

1 – Hölderlin est un poète penseur. Si la science ne pense pas la poésie de Hölderlin pense parce qu’accordée au particularisme de la langue allemande, seconde langue de l’être après le grec.

2 – En ce sens Hölderlin sert à Heidegger à racialiser la pensée. Et pour autant que la philosophie doit en quelque sorte dépasser la philosophie elle-même pour être pensante Hölderlin sert ainsi à chasser la philosophie au profit d’une pensée racialisée.

3 – Hölderlin sert donc à Heidegger, et au nazisme en général, à justifier la « disparition » des juifs accusés notamment de machination technoscientifique, cela même qui ne pense pas et éloigne de l’être. Dialoguer avec Einstein c’est se laisser prendre à la machination ; dialoguer avec Hölderlin c’est s’en libérer spirituellement. Hölderlin est ainsi un principe de « sélection ».

Si on réduit l’extermination à une démagogie, séduire et gouverner  le peuple en le flattant par la destruction de ce qu’il se représente à un moment donné comme constituant le mal, il n’est pas nécessaire d’accorder à Heidegger quelque sincérité que ce soit. Mais la politique criminelle nazie n’était pas qu’une démagogie. Si certains de ses promoteurs étaient de purs et simples cyniques il semble que Heidegger croyait lui-même en la valeur de ses arguments. Cela est consternant au regard de la pensée. Qu’il faille penser, selon Heidegger, dans le sillage de la destruction criminelle des « non-penseurs » par excellence, les juifs, fait de la représentation heideggérienne de la pensée elle-même une bien étrange bouillie.

Mais Clément Layet semble avoir fui à toutes jambes ce qu’il a entrevu chez Heidegger. Et alors qu’il s’agit d’une préface à une traduction de Heidegger il conclut son texte avec un développement qui n’a rien à voir avec la chose même heideggérienne : «  … Heidegger nous engage explicitement à nous tourner vers Hölderlin. Mais la voie ouverte par Hölderlin ne conduit pas nécessairement à celle de Heidegger. Si c’est à partir de la poésie qu’un advenir peut faire événement, la relation poétique qui sous-tend l’œuvre hölderlienne peut être jugée antérieure à l’ Ereignis lui-même ». (Idem, 26).

Pourquoi ne pas alors avoir explicitement déclaré rendre Hölderlin à lui-même et contre l’instrumentalisation politique abjecte qu’en fait Heidegger ?

Pourquoi ne pas interroger aussi bien le Tournant que l’Ereignis comme modes d’intégration, après l’arrivée au pouvoir d’Hitler, du nazisme d’Etat à la « spiritualité » heideggérienne ?

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