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Est-ce que Heidegger lui-même, qui n’aurait donc pas fait que de « s’expliquer avec le nazisme », donne quelque explication sur la manière dont il a mis en œuvre son rapport au nazisme ? Dans son introduction à la publication des actes du colloque qu’elle a dirigé Marie-Anne Lescourret – La dette et la distance. De quelques élèves et lecteurs juifs de Heidegger, Editions de l’Eclat, 2014 – cite un passage des Schwarze Hefte, ou Cahiers noirs, qui éclaire singulièrement la « part d’ombre » de Heidegger. Les scandaleux passages antisémites de ces cahiers auraient ainsi masqué bien d’autres marques attestant de la fidélité de Heidegger à l’hitlérisme.
La citation est celle-ci :
« Dans quelle mesure le national-socialisme ne peut nullement être le principe d’une philosophie, mais doit toujours être seulement posé sous la philosophie comme principe.
Dans quelle mesure en revanche le national-socialisme peut endosser certaines positions et ainsi contribuer à un nouveau fondement (Grundstellung) de l’être (Seyn).
Cela seulement à la condition qu’il reconnaisse ses propres limites – c’est-à-dire comprenne qu’il n’est vrai que lorsqu’il est en mesure, qu’il est en position de délivrer et de préparer une vérité originelle ».
Tel est donc le programme de Heidegger et qui va bien au-delà de l’objectif d’une réforme de l’université. Ces trois phrases suffisent, selon moi, à caractériser Heidegger comme un nazi acharné y compris sous l’angle du crime et du génocide.
1 – Qu’est-ce que Heidegger entend tout d’abord, dans la première phrase, par « national-socialisme » ou nazisme ? C’est d’abord un ensemble de traits idéologiques et doctrinaux : la supériorité du peuple allemand ; la nécessite de lui assurer un espace vital ; la menace que représente la « juiverie » (notamment sous le double aspect du libéralisme américain et du bolchévisme soviétique) ; le rejet absolu de la démocratie ; la hiérarchie rigoureuse des peuples ; le « droit naturel » à l’extermination des peuples les plus « dangereux »; le « droit naturel » à la mise en esclavage des peuples les plus « utiles ». Mais le nazisme c’est aussi concomitamment et de manière concrète de nombreux textes de justification de ces « thèses ». Heidegger, qui adhère avec enthousiasme à ce programme, est toutefois conscient que le Reich a besoin d’une formulation plus spirituelle de sa vocation destinale. Heidegger philosophe, Heidegger penseur est prêt à apporter sa part à l’édifice. Il faut à l’université hitlérienne une pensée qui assure son rayonnement. Au fond il s’agit d’élaborer une version « soft power » d’une doctrine par trop souvent directement nourrie des nécessités immédiates du « hard power ». Le Reich pour mille ans, qui s’édifie sur le crime, a un besoin impérieux d’une sorte de diplomatie spirituelle. La raison d’être des camps et de ce qui sera les chambres à gaz est supposée résider dans cela même qui en font les conditions d’une renaissance allemande. Heidegger est le supplément spirituel qui doit à la fois « valider » l’option criminelle du régime et offrir dans l’espace public diplomatique les preuves d’une sortie du nihilisme. Dans la rue et dans les camps on fait la guerre au néant tandis que Heidegger, à l’université, développe la « question de l’être ». C’est en faisant ainsi une offre d’une sorte de surenchère permanente dans la formulation « spirituelle » que Heidegger s’est forgé la place du numéro 1 de « l’idéologie allemande » dans sa version hitlérienne.
Ce n’est donc pas un gage circonstanciel que Heidegger donne aux nazis en posant le nazisme « sous la philosophie comme principe ». Il est le promoteur convaincu et enthousiaste de cette « substantialisation » du nazisme en tant qu’elle autorise, tout en la contrôlant, l’activité philosophique. La coupure révolutionnaire instaurée par l’hitlérisme ne doit pas être compromise par le retour des philosophies du sujet, de la conscience, de la communication démocratique, de l’universalité éthique et juridique, de la théorie de la connaissance. Mais, nous allons le voir, le pire est encore à venir.
2 – Le nazisme, dit Heidegger « peut endosser certaines positions ». Il ne s’agit nullement de savoir si le nazisme peut ainsi être plus héraclitéen que socratique. Les positions dont parle Heidegger ne relèvent pas d’une carte seulement philosophique. Ces positions qu’il « peut endosser » ont à voir avec la radicalisation heideggérienne de certains traits idéologiques. L’ontologie selon Heidegger n’a jamais été une pure spéculation destinée à des cercles académiques de savants. Elle articule ce qu’il en est du destin du peuple allemand, du Volk, en ce qu’il lui faut recouvrer, en la purifiant, son essence. Autrement dit le nazisme peut (et en un sens c’est aussi ce qu’il doit) tirer les conséquences pratiques de ce que l’être du peuple est, pour son malheur, dans la dépendance de ceux qui « n’osent pas l’être », les « juifs ». Les déclarations antisémites des Cahiers noirs ne sont pas en effet des scories, mais les indicateurs de la portée « politique » de l’ontologie et de l’herméneutique heideggériennes.
3 – Le nazisme se tromperait gravement à vouloir être ainsi une « philosophie », une philosophie qui serait par ailleurs illustrée de temps à autre par quelque violence antisémite ponctuelle. Il doit s’accorder à une « vérité originelle », en tous cas la préparer et la délivrer. Encore une fois Heidegger ne serait pas Heidegger s’il nous fallait comprendre cela comme un simple appel à quelque réflexion ou méditation fondamentale. Heidegger n’aurait eu que faire de nazis qui auraient passé leur temps dans ses séminaires.
La citation est extraite de Cahiers noirs s’étendant de 1931 à 1938. A cette époque il n’est encore nullement question, de manière décidée, explicite et connue de beaucoup de cadres, d’initier un processus d’extermination des juifs. L’attitude de Heidegger, ses esquives, ses marques de fidélité, ses dénégations deviennent très claires à partir du moment où l’on accepte de voir en lui un « berger de l’Etre » qui n’a eu de cesse d’œuvrer pour le génocide, pour le judéocide.
Le nazisme de Heidegger ce n’est pas une version idéalisée et utopique d’un nazisme dont par ailleurs il faudrait, prétextant d’une supposée ignorance de Heidegger quant aux faits, enlever le judéocide. Le nazisme de Heidegger est surtout, est essentiellement un nazisme d’extermination.
Le supplément philosophique à un nazisme conscient de ses limites se constitue, chez Heidegger, comme entrecroisement d’arguments « ontologiques » destinés à justifier et à impulser la réalisation du grand œuvre d’Auschwitz.
Cela s’appelle, et c’est un euphémisme que de dire « pompeusement », «nouveau fondement de l’être » ou « vérité originelle ».
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