Heidegger – Misère de la nouvelle édition de La conférence de Heidelberg (1988)

Vient de sortir chez Lignes/imec une nouvelle édition de la conférence tenue en 1988 à Heidelberg par Jacques Derrida, Hans-Georg Gadamer et Philippe Lacoue-Labarthe sur Heidegger. Conférence prononcée à l’endroit même où Heidegger, alors recteur de l’Université de Fribourg, communiquait le 30 juin 1933 son allocution sur le thème  L’Université dans le nouveau Reich.

Heidegger-Alte_Aula_(Karl_Lange)_1896La Neue Aula de l’Université de Heidelberg, lieu des conférences.

Elle n’aurait jamais eu lieu si le livre de Victor Farias, Heidegger et le nazisme (et publié l’année d’avant, en 1987), était resté dans les oubliettes. Le titre de la conférence est au reste significatif : « Heidegger – Portée philosophique et politique de sa pensée ».

Comme si l’étude de Farias n’avait porté en réalité que la possibilité d’une littérature anti-heideggerienne inepte il n’est rien dit des recherches effectuées depuis notamment sous l’impulsion ou la direction d’Emmanuel Faye.

Dans sa note d’ouverture Jean-Luc Nancy n’en dit strictement rien même s’il fait grand cas de la publication, par Peter Trawny, des fragments antisémites de Heidegger. Et, qui plus est, pour noter sans commentaire qu’ « en même temps (…) nous y lisons aussi une déclaration contre l’antisémitisme ».

Il semble ainsi impossible que les grands connaisseurs français de Heidegger ne puissent envisager qu’il n’ait pu condamner l’antisémitisme qu’en tant que réponse « inappropriée », pathologique, au mal ontologique qu’incarnait fondamentalement le judaïsme à ses yeux!

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Si c’est le cas, comme nous le pensons, Heidegger a fait partie de ceux qui attendaient une « solution finale ».

Bien entendu les actes de cette conférence présentent un intérêt indéniable et alors même que les voix qui s’y sont questionnées et répondues sont celles d’auteurs aujourd’hui défunts.

Mais outre cet aspect de document-hommage – lequel ne se prive pas cependant de dicter quelque peu ce que devrait être notre rapport à Heidegger – l’édition de 2014, quant au fond – car il s’agit plus de Heidegger que de Derrida, de Gadamer ou de Lacoue-Labarthe – ne respecte pas les règles élémentaires de la scientificité.

Je vais prendre un exemple.

Page 104 de l’ouvrage  Eberhard Gruber déclare : « Je pense que le silence de Heidegger sur l’extermination, parce qu’il lui manquait les mots, fait supposer qu’il était contre. Mais on peut lire aussi dans l’autre sens qu’il n’était pas tout à fait contre Auschwitz (…) ».

Or, depuis cette conférence (1988) a été publié, en 2001, le volume de la Gesamtausgabe intitulé Sein und Wahrheit, Etre et vérité.

C’est dans ce texte, cours ou séminaire, que Heidegger prend position en faveur de l’extermination et cela dés 1934. Voici le passage accablant et dans la traduction  d’E. Faye.

« L’ennemi est celui-là, est tout un chacun qui fait planer une menace essentielle contre l’existence du peuple et de ses membres. L’ennemi n’est pas nécessairement l’ennemi extérieur, et l’ennemi extérieur n’est pas nécessairement le plus dangereux. (…) L’ennemi peut s’être enté sur la racine la plus intérieure de l’existence d’un peuple, et s’opposer à l’essence propre de celui-ci, agir contre lui. D’autant plus acéré, et dur, et difficile est alors le combat, car seule une partie infime de celui-ci consiste en frappe réciproque; il est souvent bien plus difficile et laborieux de repérer l’ennemi en tant que tel, de le conduire à se démasquer, de ne pas se faire d’illusions sur son compte, de se tenir prêt à l’attaque, de cultiver et d’accroître la disponibilité constante et d’initier l’attaque depuis le long terme, avec pour but l’extermination totale. »

in Heidegger, l’introduction du nazisme dans la philosophie, Emmanuel Faye, Albin Michel 2005, page 276.(GA 36/37, 90-91).

Le phiblogZophe  s’est rangé, sans être derridien, sous la bannière de Derrida :

« Je crois à la nécessité d’exhiber, si possible sans limites, les adhérences profondes du texte heideggérien (écrits et actes) à la possibilité et à la réalité de tous les nazismes » (J. Derrida).

La question est si ample et si vaste qu’il est possible de la prendre depuis de nombreuses entrées.

La 4eme de couverture de La Conférence reproduit cependant ce passage de Derrida : « Je soutiens que, dans un champ de problèmes aussi graves, tout geste qui procède par amalgame, totalisation précipitée, court-circuit d’argumentation, simplification d’énoncés, etc., est un geste politiquement très grave et qui rappelle, selon des formules de dénégation qui mériteraient le détour de l’analyse, cela même contre quoi nous sommes censés oeuvrer ».

Soit. Mais pour que cela ne devienne pas de l’intimidation ou une invitation à l’auto-censure encore faut-il s’assurer qu’on possède les documents significatifs les mieux établis.

Je ne peux que constater que le passage cité de Sein und Wahrheit, accessible en allemand depuis 2001, continue à être ignoré.

Il permettrait pourtant de donner plus de crédibilité à l’hypothèse de E. Gruber et d’affirmer que ce dernier n’a pas été ce qu’il déclarait alors être malgré tout en disant entre parenthèses et comme pour s’excuser :  « (je joue maintenant l’avocat du diable) ».

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François Fédier, dans les Ecrits politiques de Heidegger, affirmait en 1994 que nous ne possédions pas le manuscrit de la conférence. Qu’en est-il aujourd’hui?

Une recension a toutefois été publiée le 1er juillet dans Les Dernières Nouvelles de Heidelberg. On peut y lire le passage suivant :

« Là-contre il faut mener une lutte acharnée dans l’esprit du socialisme national, lutte qui ne doit pas être étouffée par des représentations humanitaires ou chrétiennes -lesquelles atténuent son caractère absolu ». (Heidegger, Ecrits politiques, Gallimard 1994, page 145).

Heidegger n’ayant pas, à ce que je sache, démenti ces propos on peut s’étonner que, dans son introduction à l’ouvrage, François Fédier soutienne que Heidegger aurait été trompé par  Hitler.

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