Une des notions séminales de l’ontologisation heideggérienne du racisme.
C’est dans un cours de 1924, précédant par conséquence Etre et temps de quelques années, que Heidegger s’emploie, sur le fond d’une distance prise à l’égard de la phénoménologie husserlienne, à jeter les bases d’une herméneutique de la factivité, laquelle herméneutique donne son contenu à l’ontologie, à la phénoménologie comme ontologie.
De quoi s’agit-il ?
Factivité traduit l’allemand Faktizität. Cette traduction tient compte du contexte heideggérien puisque, normalement, le terme devrait se dire en français facticité. Or ce terme a l’inconvénient, ou l’avantage, de suggérer aussi le faux, ce qui est « factice ». C’est le terme de facticité que Sartre retiendra pour nommer le caractère injustifiable, contingent, de l’existence.
Or ce n’est pas le sens que donne Heidegger à Faktizität. L’ancien terme français de factif est plus proche de l’intention heideggérienne. On pourrait dire « faitif » : ce qui fait quelque chose, qui produit quelque chose. Factif signifie ainsi : « qui est à l’origine de quelque chose ».
Herméneutique de la factivité veut ainsi dire : explicitation – et non « explication » – du fait que le Dasein a à exister, a à être à l’origine de…
Soyons plus précis.
« La factivité désigne le caractère d’être de « notre » « propre » Dasein. Ce terme signifie plus précisément : à chaque fois ce Dasein (phénomène de l’ « être à chaque fois » ; cf. s’attarder, ne pas s’en aller, être-là-auprès, être-là) pour autant que, dans son caractère d’être, celui-ci est « là » en vertu de son être. » (Heidegger, Ontologie. Herméneutique de la factivité, Gallimard 2012, page 25).
Se dessine dès la première phrase ce qu’il en est de la stratégie heideggérienne. A qui s’adresse l’auteur ? Le « nous » et le « propre » est-il le « nous » et le « propre » des auditeurs, des lecteurs et même des lecteurs potentiels de Heidegger c’est-à-dire de tout être humain vivant sur terre ?
Ou bien, et c’est l’hypothèse que fait le petit dictionnaire, faut-il entendre par le « nous » et le « propre » la communauté völkisch de terre, de sang et de langue ?
Le fait que le texte souligne qu’il s’agit de l’ « être à chaque fois » du Dasein n’est pas pour rassurer car cela pourrait vouloir dire que, si on est « allemand », alors il faut l’être « à chaque fois ».
Sommes-nous abusifs ? La dernière partie de la phrase n’allège pas notre soupçon : « … pour autant que, dans son caractère d’être, celui-ci est « là » en vertu de son être ». Nous n’avons pas affaire à une plate affirmation car « là » ne signifie pas simplement être présent ici et maintenant mais être au monde, notamment ici et maintenant, en « vertu » de notre « être ». Si ce « notre » désigne en réalité, au-delà de la formule d’adresse d’apparence universelle, la communauté de terre, de sang et de langue cela implique que la factivité heideggérienne, en tant qu’elle est un « à l’origine de… », (aussi bien, par exemple d’œuvres poétiques que de conversations quotidiennes) a pour corollaire une xénophobie radicale et elle-même soumise à la factivité. On pense alors à ce qu’il en sera des lois antisémites et de l’extermination de tous les tziganes vivants sur le territoire allemand.
La suite du texte nous prévient effectivement qu’être-là ne signifie pas être là « comme objet d’intuition et de détermination intuitive, un objet dont on prendrait et aurait simplement connaissance… » Pour Heidegger il faut au contraire – cela relève de la différence être/étant – que « le Dasein [soit] là dans le comment de son être le plus propre ». (Op. cité, page 25).
Il ne s’agit précisément pas, par ce « propre », par ce « plus propre », « d’une relativisation esseulante centrée sur des individus vus de l’extérieur » (Op. cité, page 25). Le fait « d’esseuler » par exemple un groupe d’individus parlant allemand, ou même parlant très bien allemand, ne répondrait pas à la question. « [L’] « être-propre » est au contraire un comment de l’être, il indique le chemin sur lequel un état de veille est possible. Mais ce n’est pas une délimitation régionale au sens d’une opposition esseulante ». (Op. cité, page 25).
Il se confirmerait que « être » est à entendre, chez Heidegger, surtout pas en un sens chosal – l’être serait la chose quelconque – mais en un sens voisin de la notion de « génialité », de « génialité du peuple » en tant que source de souveraineté, et d’une souveraineté légitimée à mettre en esclavage et à exterminer. Il s’agit effectivement de factivité (selon Heidegger).
« Et factif signifie par conséquent, précise Heidegger, quelque chose qui est articulé, à partir de soi-même, dans un caractère d’être qui est ainsi, et qui « est » de cette façon ». (Op. cité, page 25).
Il s’agit ni plus ni moins d’une traduction heideggérienne de ce qui est « völkisch » et cela au moment même où Mein Kampf s’écrit et se publie.
Heidegger met au reste les points sur les « i » :
« Si par « vie » on entend une guise d’ « être », alors « vie factive » veut dire : notre propre Dasein en tant qu’il est « là » dans une certaine expressivité de son caractère d’être, une expressivité qui lui appartient en vertu de son être ». (Op. cité, page 26).
La factivité vestimentaire heideggérienne
Même l’aigle à croix gammée ne manque pas à cette lamentable onto-phénoménologie.
Dans le chapitre intitulé : « Quel est aujourd’hui l’état d’explicitation de l’aujourd’hui » Heidegger déplore précisément l’état de chose, état de chose contre lequel il va opposer la déconstruction.
« Aucun Dasein passé, écrit Heidegger, ne possède dans son être un quelconque primat sur aucun autre. Ce qui vaut pour la représentation d’une culture, vaut également pour les autres ». (Op. cité, page 60).
Précisément Heidegger opposera une conception de la déconstruction en vertu de laquelle cet aplatissement traditionnel sera supposé voler en éclats. Les Grecs, notamment, seront dit avoir parlé la première langue de l’être, cette langue de l’être que les Allemands, avec l’allemand, sauraient désormais mieux parler que quiconque.
Forme « sublime » du racisme mais qui fera ce qu’il faut pour légitimer parmi les pires violences de l’histoire.
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