Petit contre-dictionnaire Heidegger : DESCARTES ET HUSSERL (1924)

 

…ou quand Heidegger ébauchait une ontologie de la préférence nationale.

Soit, de Martin Heidegger, l’ Introduction à la recherche phénoménologique (Gallimard 2013). C’est le premier cours que Heidegger a donné en tant que professeur et cela en 1923-1924. Le cours est antérieur de 2 à 3 ans à Etre et temps et contemporain de Mein Kampf d’Hitler. La quatrième de couverture vante ainsi l’œuvre : « Ce cours représente non seulement un document essentiel pour mieux cerner ce qui se joue dans le débat entre Heidegger et Husserl, mais offre aussi une des interprétations les plus circonstanciées que Heidegger ait données de la philosophie cartésienne. Il constitue pour toutes ces raisons un jalon majeur sur la voie qui a conduit Heidegger à l’ontologie fondamentale ».

Bref on est dans la philosophie. C’est même un sujet de mémoire ou de thèse : « La critique heideggérienne du cartésianisme, et du cartésianisme husserlien en particulier, comme ressaisie du sens fondamental de la phénoménologie ».

Je vais dire presque la même chose mais en refusant le « blanchiment » académique : « la critique heideggérienne du cartésianisme husserlien comme rapt raciste, völkisch, de la phénoménologie et sa purification ethnique contre son créateur, Husserl, coupable d’être juif et de ne pas entendre, de ce fait, la question de l’être ». C’est plus long mais correspond davantage à la réalité.

J’ai pour moi une déclaration très importante de Heidegger, déclaration  que l’on interprète avec légèreté ou qu’on s’arrange d’oublier. « Il ne s’agit pas ici de parvenir une philosophie, dit Heidegger dans son cours, il faut conseiller à qui le voudrait d’éviter très sérieusement de s’engager dans une telle recherche. La recherche qui se propose la tâche dont nous parlons se tient en dehors de ce qu’on appelle communément philosophie. Elle vise simplement à configurer le sol pour quelque chose de ce genre. Dans cette tâche, elle se trouve constamment exposée au danger de l’enlisement et du manquement ». (Heidegger, Introduction à la recherche phénoménologique, Gallimard 2013, page 298).

Je soutiens que, d’une certaine manière, Heidegger est d’accord avec moi. Il ne s’agit évidemment pas de philosophie mais, même si le mot est ici imparfait, de « politique ». Il faut que le « bon auditeur » du cours sache de quoi il retourne exactement et quels sont les enjeux réels. Il s’agit bien de « germaniser » une phénoménologie qui, parce qu’elle est  le fait d’un juif, Husserl, rate, selon Heidegger, la question de l’être. « Etre » n’est précisément pas une simple et fondamentale notion de philosophie mais désigne la génialité souveraine du peuple allemand en tant qu’elle est encore bridée, menacée notamment par le nihilisme coextensif à « l’enjuivement ».

Ici même, et en conformité à la « feuille de route » antisémite de Mein Kampf, Husserl est un ennemi d’autant plus dangereux qu’il propose aux « allemands purs » rien moins qu’un retour aux choses mêmes qui omet la question de l’être ! C’est-à-dire la question de la souveraineté politique d’un peuple fondé, pour retrouver sa souveraineté spirituelle, à pratiquer l’esclavagisme le plus brutal mais aussi, pire encore, à exterminer ses ennemis en ce qu’ils portent atteinte à cette souveraineté.

Mais ce n’est évidemment pas de race aryenne dont parle le brillant universitaire hitlérien mais de Dasein. Le retour heideggérien aux choses mêmes c’est le retour au Dasein en tant qu’il est souci de sa souveraineté en termes politiques, sociétaux, spirituels, « raciaux ».

Précisément le projet heideggérien, à une époque de relative mondialisation du savoir universitaire, est de combattre l’ « égalitarisme métaphysique »  à l’aide d’une terminologie qui discrétise l’absolutisation du particulier en mettant en scène un simulacre d’universalité. « On ne parvient pas, écrit Heidegger, à entendre la vie elle-même dans son être véritable ni à répondre à la question de son caractère d’être. Toute la philosophie de l’humanité, de l’esprit, de la vie, de la culture est un seul et même lucus a non lucendo. On veut faire une philosophie sur le Dasein sans avoir interrogé le Dasein lui-même ». (Op. cité, page 296).

Heidegger a surtout en vue « notre Dasein », c’est-à-dire celui de la communauté völkisch parlant la langue de l’être.

Il nous semble indéniable que dès 1924 Heidegger est motivé par un racisme, même spirituel, à l’encontre du fondateur de la phénoménologie. C’est avec une expression très marquée – Verunstaltung, défiguration –  qu’il caractérise les limites de l’entreprise husserlienne. Tel est, en effet, le titre du paragraphe 48 de l’Introduction à la recherche phénoménologique :

La défiguration husserlienne des découvertes phénoménologiques par le souci de certitude provenant de Descartes.

Cette défiguration de la phénoménologie par son fondateur – Heidegger écrira dans les cahiers noirs que Husserl, parce que juif, n’entend pas la question de l’être – a pour conséquence, en promouvant le souci de connaître et le souci de certitude, de favoriser une conduite de fuite du Dasein.

« Le souci de certitude, écrit Heidegger, séjourne (…) dans la modalité du déguisement en donnant un caractère contraignant à ce qui peut être dit publiquement de l’étant d’après l’esprit du temps, et cela sans que l’étant comme tel soit primordialement rendu présent. Tout est vu dans l’horizon de l’idée de la science, la réforme de la science dans l’horizon de l’idée de certum. Je caractérise ce séjour du souci comme éloignement du souci loin de l’être, non seulement loin de l’ être du monde mais aussi et à plus forte raison loin de l’ être du Dasein comme tel ». (Op. cité, page 303).

Autrement dit Heidegger accuse Husserl, en  proposant un retour aux choses mêmes devant être guidé par un souci de certitude, de détourner le Dasein – « l’allemand » – de son être propre.

Comme toujours il est possible de favoriser le déguisement universaliste de Heidegger et de comprendre « Dasein » comme « être humain ». Mais il a lui-même dit clairement que c’était alors un contre sens. Autrement dit « Dasein » renvoie bien à un « propre » qui ne peut qu’être « allemand », enraciné dans un paysage et héritier légitime et exclusif de la langue allemande comme langue de l’être. La « défiguration » husserlienne est précisément à mettre au compte du fait que, parce que juif, Husserl n’est pas un héritier légitime de la langue allemande, et de la langue allemande philosophique.

Il ne doit pas y avoir, pour Heidegger, la moindre fissure dans le « soi-même » allemand. Pratiquement le nazisme mettra en œuvre cette doctrine par la violence la plus terrifiante. C’est la réalisation même du fantasme de  souveraineté « absolue » du peuple qui alimentera la croyance en celle-ci. La violence productrice de « sous-hommes » a en effet pour corollaire la construction imaginaire de la communauté des seuls « vrais hommes ». En détruisant l’autre et en l’avilissant on se fait à bon compte une beauté de surhomme.

Le retour aux choses mêmes doit donc se régler, pour ne pas être défiguré, sur le là.

« Le Dasein est ici et maintenant, dans l’ à chaque fois, c’est quelque chose de factif. La factivité n’est pas une concrétion de quelque chose de général, mais la détermination originaire de l’être spécifique du Dasein en tant que Dasein ».  (Op. cité, page 310). 

Ce n’est toutefois pas l’individu qui prendra en charge la « détermination originaire ». Le Dasein, toujours le Dasein, mais comme souci et angoisse dans le cadre d’une communauté de terre et de sang, souci et angoisse qui justifieront en son temps la violence criminelle d’un Etat conçu comme l’expression de l’être du Dasein.

C’est un Heidegger profondément raciste qui écrit ces lignes. L’ami du maître de Mengele ; l’ami d’Eugen Fischer.

Notons que le « dispositif Heidegger » apparaît désormais bien en place. Quelques années plus tard sera publié Etre et temps. Heidegger y mettra plus de forme mais son « ontologisation » de la phénoménologie sera désormais bien installée et jouira d’une réputation mondiale.

L’ontologie heideggérienne, Dasein oblige, c’est l’ontologie de la préférence nationale, le national étant strictement défini par un peuple enraciné et légitimé, par le sang, à hériter de la seconde langue de l’être après le grec.

C’est la guerre, la guerre révolutionnaire conservatrice, raciste et génocidaire.