Bambach, Heidegger et les grecs tueurs

On peut lire dans Les études philosophiques d’Avril 2010, numéro consacré à Heidegger et au Discours de rectorat, un article de Charles Bambach, de l’Université  du Texas, consacré à une lecture du discours de rectorat. L’auteur y déclare notamment : « Le Discours se présente comme un mémento brutal de la folie de l’idée platonicienne du roi-philosophe, du professeur de philosophie déçu qui cherche à guider – non pas seulement ses étudiants ou son Université -, mais, comme l’a fort bien dit Karl Jaspers, de « guider le guide » (den Führer führen) (page 183). Heidegger Führer d’Hitler.

L’auteur a cependant l’originalité de soutenir que le discours « ne peut pas être réduit à un simple texte de propagande visant à soutenir un régime particulier. Le Discours constitue un document authentiquement philosophique et il exprime à sa manière les préoccupations les plus insistantes de Heidegger (…) » (page 184).

Le lecteur de l’article n’aura cependant aucune occasion de sortir du système philosophique des références. Faut-il admettre que l’académisme se satisfait de la simple possibilité de mettre des actes et des faits au regard des mots ? Ne faudrait-il pas, au contraire, avoir le courage intellectuel de mettre « les points sur les « i » ?

Nous formulons dés maintenant notre thèse : Heidegger, en 1933, est non seulement séduit par Hitler mais est lui-même un nazi profondément convaincu de la nécessité de l’extermination des Juifs d’Europe. Ce qui sera découvert par le monde entier en 1945 ne pouvait mettre, précisément sur ce point, en porte-à-faux Heidegger. C’est cela même qu’il attendait, comme « guide du guide », du Führer.

Parmi les philosophèmes que l’auteur identifie être impliqués dans le Discours il y a celui de la « relation à la pensée grecque comme source d’un autre commencement… » (page 184).

Un  tel énoncé vaut, dans un contexte hitlérien, comme justification  spirituelle, universitaire et philosophique des promesses hitlériennes antisémites. Heidegger ne pouvait qu’avoir connaissance, de première ou de seconde main, de ce passage de Mein Kampf, ouvrage rédigé bien antérieurement à 1933.

« L’antisémitisme, en tant que mouvement politique, ne doit pas et ne peut pas être déterminé par le sentiment, mais par le sens des réalités… L’antisémitisme qui s’inspire uniquement des sentiments s’exprime finalement sous la forme de pogromes. L’antisémitisme rationnel, au contraire, doit conduire à une lutte planifiée et légale et à l’élimination des privilèges que les juifs possèdent chez nous à la différence des autres résidents étrangers (législation des étrangers). Mais son but ultime doit être inébranlablement l’élimination pure et simple des juifs. »

Reconnaître la philosophie du Discours – que Bambach juge par ailleurs insoutenable – ne peut être séparé de la question de savoir si, ce faisant, Heidegger n’instrumentalise pas de la pire façon la philosophie. Que valent les références philosophiques quand elles viennent préparer un génocide ?

Bien entendu on pourra refuser mon interprétation. Mais la « philosophie » du Discours n’est négativement intéressante qu’à être rapportée à la manière dont Heidegger l’asservit à l’idéologie, et à une idéologie explicitement criminelle. Mais, bien sûr, le caractère « ontologique » de la révolution nazie expliquerait qu’en réalité il ne s’agirait pas d’un crime. Heideggeriennement le génocide est une « philosophie » non un crime. Les grecs, et surtout ceux d’avant l’ouverture de la raison à l’universel, viennent à la rescousse du « guide du guide » pour justifier et préparer « spirituellement » le génocide.

La littérature commence à abonder sur la question des rapports du nazisme et de Heidegger. Rares sont les textes qui, cependant, parlent clairement. De manière générale on feint encore de croire que, même si Heidegger a commis une faute impardonnable, il avait une vision éthérée sinon naïve du nazisme.

Heidegger, si c’est un nazi et un penseur, est un philosophe génocidaire. Ses textes ne devraient être publiés qu’accompagnés d’avertissements et d’analyses détaillant comment, à tel ou tel moment, il intègre dans sa rhétorique le « temps qu’il fait » sous le III° Reich.

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