C’est sans enthousiasme que j’ai vu le film de Margaret von Trotta Hanna Arendt.
Le film est académique et tend à figer Hannah Arendt elle-même, malgré ses déchirures, dans une représentation académique. On aurait aimer une écriture plus favorable à la compréhension d’un personnage hautement complexe et probablement moins « libre » qu’il n’y paraît. J’y reviendrai.
Il est vrai que le sujet est délicat. Et il n’y avait peut-être pas d’autre solution pratique que de proposer un portrait de la réconciliation sinon du consensus.
L’effet de cette virtuosité de représentation est que le centre de gravité du film est comme projeté hors de celle-ci. Comme si, et alors que le film est surchargé de références obligées à des célébrités : Hannah Arendt elle-même, Hans Jonas, Martin Heidegger… il ménageait l’espace d’un secret et d’une intimité, espace peu accessible à la vision immédiate.
Le film est parsemé de signes, cependant, destinés à nous conduire à cette chambre secrète.
Des critiques ont salué dans le film une « leçon de philosophie ». Mais, et c’est peut-être le mérite de M. von Trotta : cette leçon n’est pas inhérente à l’évidence du portrait d’Hannah Arendt mais à la façon dont l’auteur a tenté de rendre problématique ce que l’on reçoit comme une leçon de liberté et de souveraineté intellectuelle.
Il est reproché à maintes reprises à Hannah Arendt, dans le film, son arrogance et son absence de sentiment. C’est sur ce point qu’il faut opérer un renversement.
Hannah Arendt, et c’est finalement ce qu’il me semble constituer la thèse de M. von Trotta, vit au contraire essentiellement dans le sentiment, et dans son sentiment pour Martin Heidegger. Elle le dit elle-même : cela ne se choisit pas.
Cette limitation de sa liberté de penseuse se voit ainsi à sa manière, par exemple, avec laquelle elle écrase Eichmann, lors de son procès à Jérusalem, dans la banalité et son absence de pensée. Elle n’envisage pas le cas où elle pourrait ici même être manipulée par un personnage qui, sans être un grand penseur, pense suffisamment pour assurer sa défense de « chevalier nazi ». Cela se fait encore sentir aujourd’hui à propos de Heidegger : comme celui-ci est réputé être un grand penseur ses admirateurs – qui ne sont à l’évidence pas tous nazis! – n’hésitent pas à minimiser son engagement nazi. Heidegger grand penseur et nazi est insupportable. Il était commode en conséquence que Eichmann soit privé de pensée.
Le film montre toute l’admiration amoureuse d’Hannah Arendt pour Heidegger; toute son « arrogance » pour le falot Eichmann. (Mais tous les deux, Heidegger et Eichmann, ont bien mérité du III° Reich!)
Le but, ici, n’est pas de ternir la « pensée Arendt ». Je suggère seulement qu’il y a en elle quelque chose de très douloureux et de tragique. Le grand amour de sa vie – et Heidegger n’aurait jamais rompu avec sa femme pour vivre avec elle – était impossible. Heiddegger, son amant, était un nazi.
Elle aura donc enfoncé Eichmann dans sa médiocrité – et cela aboutira à la notion de « banalité du mal » – et mis en accusation les conseils juifs tandis que, revoyant Heidegger après la guerre, elle ne fera que le supplier de faire une « déclaration publique ».
En guise d’une telle déclaration Heidegger a préparé un texte publiable à titre posthume dans le Spiegel où il réaffirme en termes voilés – il est passé maître en la matière – sa fidélité envers l’hitlérisme.
On aurait aimé qu’elle fît de la question du nazisme heideggérien une question centrale.
Mon intention n’est surtout pas de reconduire Hannah Arendt à la détermination du genre. Ce n’est pas parce qu’elle est une « femme » qu’elle aurait compromise sa liberté de pensée par le sentiment. Avec tous ses défauts intellectuels Hannah Arendt aurait fait une expérience emblématique et exemplaire.
Elle dit par exemple qu’elle « n’aime pas le peuple Juif ». On aime pas un peuple, selon elle, mais on aime des amis. Jamais Heidegger n’aurait pu dire publiquement qu’il n’aimait pas le « peuple allemand », le Volk!
Le centre du film est ici. Peut-on penser indépendamment de l’affect?
Hannah Arendt a toujours aimé Heidegger. Son compagnon, à New-York, n’est qu’une « frimousse » rassurante, attachante et commode. Mais Heidegger a toujours aimé les « allemands », d’un amour hitlérien et alimenté de haine pour les juifs.
Aussi sympathique et aimant que fut le compagnon d’H. Arendt il ne pouvait faire le poids face au génial Heidegger.
Il n’a jamais accordé quelque attention sérieuse aux travaux de sa maîtresse juive. Il aimait les sensations fortes. Mais pas jusqu’à faire une « révolution » en quittant sa femme en tant que représentante nazie (et dument encartée) de l’aryanité.
Que signifie penser? Que signifie penser librement? La liberté de penser doit-elle exiger la purification et le dépassement des affects? Et cela même est-il possible?
Notons incidemment que Spinoza, l’auteur de l’ Ethique, était à l’instar d’un diable pour Heidegger.
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Ce mercredi 8 mai, à France Culture, Margaret von Trotta a déclaré qu’elle avait voulu surtout signifier la relation de formation – la Bildung… – qui a uni Hannah Arendt à Heidegger leur relation amoureuse étant alors considérée comme de second plan.
Que signifie alors « filmer la pensée »? Que signifie « penser »? Peut-on faire l’économie des affects? C’est un sujet difficile et le film ne remplit pas ici toutes ses promesses.
Cela dit Margaret von Trotta a reconnu cette contradiction : le maître à penser d’Hannah Arendt, Heidegger, celui-là même qui a mis en exergue le fait que nous ne sachions pas encore ce qu’est penser, a lui-même adhéré au parti nazi.
Il faut relancer entièrement le jeu. Au reste le film n’échappe pas à une certaine mythologisation. Cette page d’histoire, qui est aussi une page de philosophie est à réécrire. D’un côté un « qui ne pense pas » et qui est l’ordonnateur des transports vers la mort. Il s’appelle Eichmann. De l’autre un « qui pense grandement » et jusqu’à nous initier à ce que penser veut dire. Il a payé ses cotisations au parti nazi de 1933 à 1945. Mais, surtout, il « introduit le nazisme dans la philosophie » (lire l’ouvrage d’Emmanuel Faye sur la question).
Pour le dire crument : celui qui ne pensait pas, ou pensait si peu, s’est contenté d’organiser la Shoah. Celui qui pensait, jusqu’à nous dire ce que penser veut dire, a introduit le nazisme dans la philosophie.
Lequel des deux a le plus mérité du III° Reich?
On aimerait savoir ce que Hannah Arendt en aurait pensé.
Le film de Margaret von Trotta demeure ainsi dans la mythologie.
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