L’horreur ontologique : la « vérité de l’Etre » heideggérienne

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L’expression de « vérité de l’Etre » a essentiellement pour fonction, chez Heidegger,  de récuser la notion traditionnelle de vérité en fonction de laquelle ce qu’on se représente a une valeur de vérité en fonction de sa correspondance, qui est une équivalence symbolique, avec des états de choses. Le négationnisme constitue l’exemple le plus parlant de l’application de la doctrine heideggérienne.

Affirmer que les chambres à gaz n’ont jamais existé en tant que dispositif d’extermination de masse constitue un mensonge. Cette représentation n’a en effet aucune analogie avec la représentation qu’il a été possible de se forger de l’extermination en recoupant analyse des lieux, des documents (1) et des témoignages. Pourtant, du point de vue nazi et heideggérien, un tel mensonge possède en soi une valeur de vérité. En effet la destruction des Juifs d’Europe est la grande œuvre des nazis, crime commis au nom de la « vérité de l’Etre », celle d’un peuple prétendument de race supérieure, (peuple érigé par Heidegger en second peuple de l’être après les grecs). L’extermination, à cause des images épouvantables qu’on connait de sa réalisation, apparaît cependant autant incompréhensible que monstrueuse. Nier le génocide est alors conforme à la « vérité de l’Etre ». C’est la « vérité même de l’Etre » qui a été administrée dans les camps. Et comme dit Heidegger « nous ne savons pas encore ce qu’est penser ! » Le négationniste apparaît ainsi comme un héros courageux de la « vérité de l’Etre » ! Il pense en avant de ce que l’on est en mesure de penser. Se scandaliser de l’extermination ne toucherait qu’à l’étant non à l’être. Avec un peu de « différence ontologique » on apprend ainsi que le négationnisme, en tant que mensonge ontique, est cependant ontologiquement conforme à la « vérité de l’Etre ». Ontiquement parlant Göring est apparu comme un criminel et a été condamné. Ontologiquement  c’est un héros de la « vérité de l’Etre ». Au reste, dans La lettre sur l’humanisme Heidegger, dans ce texte écrit en réaction au procès de Nüremberg, met dans l’incipit les choses au point : « Nous ne pensons pas encore de façon assez décisive l’essence de l’agir. (…) Mais l’essence de l’agir est l’accomplir. (…) La pensée accomplit la relation de l’Etre à l’essence de l’homme ».

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Citation de Heidegger (1933/34) – On pourra la lire en allemand dans l’ouvrage d’où elle est extraite.

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« L’ennemi est celui-là, est tout un chacun qui fait planer une menace essentielle contre l’existence du peuple et de ses membres. L’ennemi n’est pas nécessairement l’ennemi extérieur, et l’ennemi extérieur n’est pas nécessairement le plus dangereux. (…) L’ennemi peut s’être enté sur la racine la plus intérieure de l’existence d’un peuple, et s’opposer à l’essence propre de celui-ci, agir contre lui. D’autant plus acéré, et dur, et difficile est alors le combat, car seule une partie infime de celui-ci consiste en frappe réciproque; il est souvent bien plus difficile et laborieux de repérer l’ennemi en tant que tel, de le conduire à se démasquer, de ne pas se faire d’illusions sur son compte, de se tenir prêt à l’attaque, de cultiver et d’accroître la disponibilité constante et d’initier l’attaque depuis le long terme, avec pour but l’extermination totale. »

in Heidegger, l’introduction du nazisme dans la philosophie, Emmanuel Faye, Albin Michel 2005, page 276.(GA 36/37, 90-91).

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Si la Wehrmacht a perdu à Stalingrad  la SS a triomphé à Auschwitz. Y aurait été accomplie « la relation de l’Etre à l’essence de l’homme. » Bref, en ces lieux d’épouvante, les vivants humains sont devenus plus homme ! Pour le moins ceux qui, comme Göring, auront œuvré à l’accomplissement. Au reste le suicide du maréchal ne fut qu’ontique : sa gloire est ontologiquement éternelle ! Il ne s’est au reste pas laissé ontiquement  exécuter par ceux qui ne correspondent pas avec la vérité de l’Etre.

Dans le contexte heideggérien la « vérité de l’Etre » est donc un motif nazi central.

Mais comme Heidegger a cherché à promouvoir un nazisme pour haute intellectualité il s’est abstenu de pratiquer, quant à lui, un négationnisme primaire. Il a littéralement fabriqué un négationnisme pour « grands esprits ». Il n’a nié ni les chambres à gaz ni l’holaucauste. Il a fait mieux.

Il a, dans sa conférence de Brême Le dispositif, noyé la spécificité de la shoah en la mettant sur le même plan que l’industrialisation agro-alimentaire. « L’agriculture est aujourd’hui une industrie d’alimentation motorisée, dans son essence la même chose que la fabrication de cadavres dans les chambres à gaz et les camps d’anéantissement, la même chose que le blocus et la réduction de pays à la famine, la même que la fabrication de bombes à hydrogène ». Les nazis n’ont assassiné personne, ils ont fabriqué des cadavres. Le « grand penseur » se refuse ainsi à initier le lecteur à ce qu’est l’horreur du crime de masse.

Il est l’artisan, par ailleurs, de ce qu’Emmanuel Faye a nommé « négationnisme ontologique ». « … Selon Heidegger, écrit E. Faye, personne n’est mort dans les camps d’anéantissement, parce que personne de ceux qui y furent exterminés ne portait dans son essence la possibilité de la mort ». (Heidegger, l’introduction du nazisme dans la philosophie, Paris 2005, page 493). C’est ce que Heidegger a affirmé en écrivant : « Des centaines de milliers meurent en masse. Meurent-ils ? Ils périssent. Ils sont tués. Meurent-ils ? Il deviennent les pièces de réserve d’un stock de fabrication de cadavres. Meurent-ils ? Ils sont liquidés discrètement dans des camps d’anéantissement. Et sans cela – des millions périssent aujourd’hui de faim en Chine ».

On remarquera au passage que les victimes du nazisme  ne sont que des « centaines de milliers » alors que les victimes de la faim en Chine se comptent par « millions ». Le négationnisme spirituel a tout de même ses limites.

Le négationnisme ontologique est une invention heideggérienne. Telle est la vérité heideggérienne de l’Etre : ceux qui furent anéantis n’étaient pas « hommes », n’étaient pas capables de la mort.

E. Faye commente : «Le propos de Heidegger dépasse en abjection le racisme national-socialiste et l’anéantissement physique, moral et spirituel qu’il visait ». (Idem, page 494).

Telle est l’horreur ontologique heideggérienne.

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(1) On lira avec profit Les crématoires d’Auschwitz. La machinerie du meurtre de masse, Jean-Claude Pressac.  CNRS Editions.

La recherche de l’auteur s’appuie notamment sur près de 80000 documents mis à la disposition des chercheurs depuis l’ouverture des archives en Russie et que l’URSS avait maintenues sous le boisseau.

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