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Vient d’arriver en librairie Heidegger, le nazisme, les femmes, la philosophie, d’Alain Badiou et Barbara Cassin. (Fayard, Ouvertures.)
Je livre une première impression : ce petit livre m’apparaît une forme de presque « n’importe quoi ». Et pas seulement parce que, page 19, on apprend que certains vivants sont déjà morts : « Il suffit, pour s’en tenir aux morts, de nommer Sartre, Merleau-Ponty, Lautman, Derrida, Foucault, Lacan, Nancy, Lacoue-Labarthe (à Deleuze près, ce qui donne en effet à penser), pour qu’on comprenne de quoi il s’agit ».
On aura compris qu’il s’agit en effet de saluer en Heidegger l’auteur avec lequel la grande philosophie française aura noué un rapport essentiel. Tant pis pour la mort prématurée de l’auteur de L’intrus.
Ce qui est absolument sidérant, de la part notamment d’un auteur révolutionnaire, c’est le nombre de présupposés qu’il faut admettre pour faire sien son point de vue sur Heidegger.
Jetons un premier coup d’oeil sur ce passage situé page 26.
« Demande-t-on à un philosophe qui parle de poésie d’être un bon poète, ou même, s’il parle de mathématiques, d’être un mathématicien de premier ordre? L’engagement politique de Heidegger, si on le mesure à ce qu’est sa philosophie, fut donc « circonstanciel ». Pour Hannah Arendt elle-même, remarquons-le, ce type d’engagement demeure essentiellement distinct du « retrait » où sont médités les concepts philosophiques. On constate du reste, s’agissant de Heidegger, que les constituants de sa philosophie fondamentale existent bien avant son militantisme et ne peuvent donc en dériver de manière « essentielle ».
A Barbara Cassin qui, de son côté, estime que le rapport de Heidegger philosophe au nazisme est un rapport « essentiel » Badiou oppose qu’il ne serait que « circonstanciel » et, pour cela, argumente qu’on ne saurait reprocher au philosophe de ne pouvoir être « bon » en matière d’engagement politique! Bref, le soutien de Heidegger a la politique nazie d’extermination ne serait que l’expression d’un amateurisme somme toute excusable. Peut-être est-il de même insinué qu’Heidegger, parce qu’amateur peu doué, ne se serait pas vraiment rendu compte du caractère criminel de l’hitlérisme. On frôle ici le ridicule. Sauvera-t-on l’honneur de la philosophie en protégeant un auteur qui l’a aussi ignoblement compromis?
Pourquoi se référer également à Hannah Arendt si c’est pour prendre comme une preuve du caractère circonstanciel de l’engagement nazi l’incompatibilité (apparente) entre le « retrait » – « où sont médités les concepts philosophiques » – et cet engagement?
Mon point de vue est exactement à l’opposé de celui-ci. C’est le jeu entre « retrait » et « engagement » qui permet de comprendre comment peut se constituer une cohérence entre un discours universitaire de fondation et une politique aux aspects pour le moins abjects. On attendrait de philosophes qu’ils ne rejettent pas d’avance, sans examen approfondi, l’éventualité qu’il existe bien une stratégie heideggérienne de légitimation du nazisme. Il suffit de se rappeler que cela n’est possible que si cela ne peut apparaître pour qu’il soit légitime de supposer un rapport essentiel entre « retrait » et « introduction » (du nazisme dans la philosophie).
Cela relève, en outre, de l’imprudence théorique que de déclarer que l’essentiel de la philosophie de Heidegger étant en place avant la période de l’engagement cette philosophie ne saurait avoir un rapport essentiel au nazisme.
Pourquoi Badiou, pourfendeur de sophistes, se contente d’une telle déclaration, proche d’un argument d’autorité, alors qu’on pourrait au moins envisager d’essayer d’en falsifier la thèse en produisant une lecture critique?
Pour notre part nous estimons au contraire que la « philosophie » d’Heidegger était prête à recevoir l’hitlérisme comme une de ses interprétations « légitimes ».
La doctrine du Dasein est, en ce sens, une doctrine faite pour contrer les « ravages », aux yeux d’Heidegger, de l’universalisme « métaphysique » issu du cartésianisme, même critique, de la phénoménologie husserlienne.
Dasein – « notre Dasein » – est le nom universitaire et heideggérien, aussi invraisemblable que cela puisse paraître de ce qui, un peu plus tard, s’appellera « aryen ».
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