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Le phiblogZophe publie ici une réponse à un e-courrier de Bucéphale-Math**.
Mettant à profit les possibilités offertes par la mise en page numérique ma réponse consiste en une série de commentaires publiés en bleu, le texte de Bucéphale restant en noir.
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Cher Skildy,
Merci pour la réponse que vous avez publiée sur votre blog. Si je ne suis, vous l’aurez compris, pas du tout d’accord avec vous, j’apprécie la possibilité de pouvoir discuter sur le sujet.
Vous n’avez théoriquement pas le droit de ne pas être « du tout » d’accord avec moi! Car nous ne parlons pas de la même chose. J’ai déjà expliqué que, sur mon blog, il ne m’intéressait pas (d’abord) de prendre en compte le Heidegger, disons-le comme ça, de l’académie. Ne serait-ce que parce que, par principe, l’académie ne pouvant donner à étudier un auteur nazi elle est obligée de favoriser une certaine forme de négationnisme à l’égard de Heidegger. Jean-Luc Nancy, par exemple, si peu académique par ailleurs, tient absolument à ce que Heidegger se soit détaché du nazisme en 1934. J’estime que c’est une contre-vérité, au reste bien arrangeante. Heidegger a surtout été déçu de ne pas avoir trouvé toute sa place dans l’Université hitlérienne. Elle était au reste déjà occupée par un spectre de Nietzsche, chouchouté par le régime, spectre auquel il réglera d’ailleurs son compte en s’en prenant à sa métaphysique. A cette époque « métaphysicien » est une insulte grave, presque équivalente à « juif »… Tant pis si, par ailleurs, on ne sort pas vraiment soi-même de la métaphysique.
Précisément, après cette déception, Heidegger placera la barre trés haut : comment inscrire le nazisme dans une langue « universitaire » acceptable? Je ne sais pas au juste ce que veut dire précisément mon « universitaire » entre guillemets. J’utilise l’expression pour dire qu’il faut accorder toute son attention à la manière avec laquelle Heidegger, par exemple dans la Lettre…, congédie la philosophie parce que métaphysique… La philosophie c’est, par exemple, mettre son nez dans la cuisine heideggérienne et tâcher de comprendre comment fonctionne le nazisme d’expression ontologique heideggérien. Que je le fasse plus ou moins bien est une autre histoire. Mais, pour Heidegger, je « philosophe », je fais de la « littérature négative » et cela constitue un mal. (Je suis bon pour les camps…)
Voyez-vous la difficulté d’un échange comme le nôtre ressemble aux difficultés qu’éprouveraient deux équipes de sportifs tentant de jouer un match la première tenant absolument à ce qu’il s’agisse de foot-ball la seconde tenant de même absolument à ce qu’il s’agisse de rugby. Imaginons ce que donnerait une telle rencontre « impossible ». Comment régler le problème de la « main »? Qu’est-ce qu’un but dans une partie de foot-rugby? Comment faire des mêlées acceptables par les footballeurs? Quel genre de ballon utilisera-t-on? Devra-t-il être sphérique pour moitié, ovale pour l’autre? Etc.
Cette métaphore pataphysicienne a encore l’intérêt d’indiquer comment fonctionne ce que l’appelle le dispositif Heidegger. (Heidegger est un as du Gestell…)
Admettons par hypothèse qu’un nazi heideggérien soit un type qui joue au rugby. Et bien le dispositif est ainsi fait, de mains de maître, qu’il sera aisé de le faire apparaître comme étant un joueur de foot-ball.
Au reste Heidegger, sous couvert de phénomènologie, voue un véritable culte à l’apparence, la notion devant être prise dans son sens « dispositionnel » et stratégique. Vous m’accusez d’être rugbymen? Regardez : je ne joue qu’au foot-ball!
On peut encore filer la métaphore. L’ovale nazi du ballon de rugby est, chez Heidegger, dissimulé dans la sphéricité du ballon de foot. (Je précise à d’éventuels lecteurs rugbymens que le ballon de rugby n’a évidemment rien à voir avec une quelconque symbolique nazie. Qu’on excuse le choix de ma métaphore).
Tout d’abord, et en marge de tout le reste, je ne suis pas vosgien ! Mon pseudo n’a d’autre but que d’accoler à mon prénom ma date de naissance. Je n’ignore pas la signification du chiffre, mais je ne pense pas pour autant que tout autre usage du 88 soit exclu. Mais s’il vous gêne, appelez-moi « Math ».
Bucéphale fait référence au fait que, son adresse mail portant la mention 88, cela pouvait prêter à confusion. 88 signifiant en réalité HH – le H est la huitième lettre de l’alphabet – 88 est un signe de ralliement des néo-nazis et un salut hitlérien. HH = Heil Hitler. Cela, naturellement, n’interdit nullement d’être né en 1988.
Je tiens ensuite à préciser qu’il n’y a pas pour moi de « texte sacré ».
En philosophie j’imagine. Car il existe des textes sacrés dans le monde religieux..
J’étudie la philosophie, et j’essaie tant que possible de garder un regard critique sur chacun des philosophes qu’il m’est donné de lire. J’apprécie Heidegger (et bien d’autres encore…), mais je ne suis pas un de ces « gardiens du temples » qui refusent que l’on touche à leur idole. Il y a bien des choses à reprocher à Heidegger, soyons tout à fait d’accord là-dessus ! Simplement – comme je travaille plus spécifiquement sur les philosophies de l’existence – je pense que Heidegger a bien des choses à nous dire sur un plan qui n’a rien à voir avec le nazisme.
Je ne dirai jamais que Levinas, Sartre, Merleau-Ponty, Blanchot, Derrida, Foucault, Lacan et quelques autres n’ont rien trouvé d’intéressant chez Heidegger. Mais le problème vient précisément de cela. L’occulation du nazisme heideggérien est d’autant plus grave qu’il s’arrime sur la réussite d’une reconnaissance intellectuelle. Il est vrai que Levinas et Derrida ont quand même ouvert des voies. Günther Anders aussi, le premier mari d’Hannah Arendt.
Par ailleurs, l’héritage de l’analytique du Dasein se répercute jusque dans le domaine psychiatrique où elle est encore influente et pertinente, même si elle subit des modifications. Néanmoins le fait est là : la pensée heideggerienne n’est pas réductible à ce que vous en faites d’en votre blog : une théorisation radicale du nazisme.
Elle n’est peut-être pas réductible à une théorisation radicale du nazisme. Je suis convaincu que c’est pourtant son moteur essentiel. Considérons l’analytique du Dasein. Pour le dire d’abord briévement : Heidegger joue au rugby sur un terrain de foot. Je veux dire que pour un lecteur, par exemple issu d’une tradition philosophique universaliste, Dasein peut signifier « homme ». A partir de là il va jouer au foot avec Heidegger et le texte ne « résistera » pas aux règles du jeu. Je n’ai rien contre une telle « analytique du Dasein ». Mais je maintiens que, si Heidegger a choisi le terme de Dasein, c’est précisément pour « mettre entre parenthèses » – mais ce n’est pas une époché phénoménologique – tout ce qui relève d’une approche universaliste de la réalité humaine. Le Dasein heideggérien, c’est-à-dire le Dasein sur le terrain de rugby où joue réellement Heidegger, désigne le Volk au sens völkish du terme. Cela peut s’appeler aussi aryen, ou Ubermensch. Heidegger parle souvent de « notre Dasein ». Et une de ces caractéristiques majeurs c’est, et ce n’est pas rien, qu’il parle la seconde langue de l’être après le grec. C’est pour inscrire ce principe d’autorité – qui parle la langue de l’être peut habiter en poéte, mettre en esclavage, exterminer… – au fronton de l’ontologie fondamentale qu’Heidegger a repris à Hegel le vocable de Dasein. Lisez par exemple ce qu’a dit Levinas sur le Dasein. C’est, écrit en 1976, d’autant plus éclairant que Levinas a beaucoup fait, jadis, pour faire connaître Heidegger!
Comprenez que je ne nie en rien la compromission pour le moins problématique de Heidegger. Mais en la caricaturant comme vous le faîtes, vous occulter ce qui, à mon sens, est central : à savoir qu’une pensée compromise avec une idéologie telle que le nazisme puisse être également une pensée importante sur le plan philosophique.
Pour moi la compromission que vous reconnaissez n’est pas sortie du chapeau de Heidegger comme un lapin. Elle est trés précisément l’expression cohérente de la conception heideggerienne du Dasein (« notre Dasein »). Pourquoi par ailleurs une compromission avec le nazisme serait caricaturée? Heidegger se caricature lui-même : le grand lecteur de Parménide copain avec les SA et les SS!
Vous posez une bonne question. Chez Heidegger le rapport à la philosophie est entièrement placé sous l’autorité d’une « pensée de l’être » comprise politiquement comme révolution conservatrice, radicale et intégrale (et comme telle ayant droit à pratiquer l’extermination). Que Heidegger, qui était convaincu qu’il était comme un « échantillon » du génie « pensant et poéte » du Volk – la philosophie étant tout de même une chose un peu « juive » – a ouvert certaines voies n’est pas contestable. Mais son rejet de la philosophie a surtout, pour moi, la signification d’une volonté de boucler la pensée sur la doctrine völkish-nazie du Dasein.
S’il y a encore quelque chose à faire avec Heidegger c’est à la condition de faire apparaître tous les liens, pour les exposer et les démonter, entre le ballon de rugby du nazi et l’apparent ballon de foot du professeur de Fribourg.
J’ai lu avec attention votre réponse. Ma question est la suivante : qu’est-ce qui invalide la pertinence de ma lecture, selon laquelle l’ « homme », dans le contexte de la Lettre sur l’humanisme, est bien un « signifiant à portée universelle » ? Et, à l’inverse, qu’est-ce qui justifie la votre, selon laquelle l’ « homme » désigne l’aryen ? J’ai lu un certain nombre de vos articles à la recherche de cette justification qui a chaque fois manque, car vous la présupposez toujours sans jamais chercher à la fonder. Et si elle manque, je pense que c’est parce que Heidegger ne franchit pas ce pas : l’homme est bien un « signifiant à portée universelle ». La doctrine heideggerienne est tout à fait cohérente dans cette optique.
Décidément vous tenez à jouer au foot avec Martin. Attention à vous cher Math**. Vous sous-estimez la capacité de duplicité d’un « intellectuel nazi ». Cet intellectuel qui est capable de dire, comme le dit François Fédier – sans doute abusé par Heidegger – qu' »un intellectuel nazi cela n’a pas de sens ».
Cela a du sens, hélas, si on accepte de voir comment se superposent les deux terrains de jeu.
Lorsque vous dites : « l’homme est bien un « signifiant à portée universelle ». La doctrine heideggérienne est tout à fait cohérente dans cette optique », vous dites exactement une chose qui s’oppose totalement aux fondements de l’analytique du Dasein.
Je vais faire ici une liste de points :
1) C’est Heidegger universaliste qui serait incohérent avec l’analytique du Dasein!
2) Dans la mesure où j’estime qu’Heidegger, notamment dans l’ Introduction à la métaphysique, a appelé à l’extermination des juifs d’Europe, il a lui-même fait la démonstration de son refus et de son aversion pour « l’universel ».
3) Pour moi, par définition, le Dasein heideggérien est une construction d’opposition à la vision universaliste de l’humain. Vous pourrez toujours jouer au foot avec le mot; Heidegger, dans les plis de son texte, joue au rugby. Et c’est pourquoi, dans la Lettre… il est allé au secours du pauvre Göring… cette victime innocente de l’universalisme des droits de l’homme (et du concept de crime contre l’humanité).
4) Heidegger, effectivement, parle de « l’homme ». Mais ce mot, dans sa bouche, est d’une parfaite abjection. Pour le dire de manière imagée : « homme », c’est le Volk enfin débarassé de l’ennemi intérieur juif (non humain bien entendu).
Ce qui est profondément dégueulasse c’est que, utilisant le mot homme dans des textes comme celui de la Lettre… ou comme dans celui de la conférence L’homme habite en poéte, il le fait sur le fond d’un SILENCE ELOQUENT sur l’extermination.
Heidegger laisse le Dasein au placard et se met à parler de l’homme après Auschwitz. Mais cela même est le résultat cohérent de la doctrine heideggérienne du Dasein.
Le Dasein a fait homme en s’accomplissant dans l’oeuvre d’Auschwitz.
Celui que vous nommez « aryen » est pour moi l’homme que Heidegger appelle dans Être et temps l’homme « authentique », c’est-à-dire (car je suis déjà a peu près sûr de la manière dont vous interprétez l’authenticité…) l’homme qui s’est rendu libre pour les possibilités de son existence en assumant son être-jeté. L’homme peut effectivement, comme le dit le texte de la Lettre, demeurer « hors de son essence », mais tout homme a également la possibilité d’y revenir : car ce retour est le fait d’une résolution. Rien n’empêche, bien entendue, la dérive idéologique qui, comme vous l’affirmez, infléchit le sens de l’ontologie fondamentale. Mais cette dérive est à attribuer au nazisme et non pas à Heidegger, qui dans la lettre détermine l’essence de tout homme. Au fond, n’est-il pas possible de dire que le nazisme se trompe sur l’essence de l’homme en refusant à certains la possibilité de revenir à leur essence ? Encore une fois, j’aimerai qu’un de vos articles contienne la preuve de ce que vous avancez, sans quoi l’édifice heideggerien, à mon sens, se tient tout à fait.
Il faut sans doute préciser que « aryen » est un mot de l’idéologie communicationnelle nazie. Il désigne en termes « publicitaires » la notion de l’exceptionnalité absolue du Volk. C’est le peuple supérieur par essence; le peuple qui parle la seconde langue de l’être après le grec.
Vous voyez juste en pointant comment peut se produire une dérive. Sauf que, selon moi, Heidegger est le penseur de cette « dérive ». Elle n’en est donc pas une mais, au contraire, constitue l’expression adéquate de la vision heideggérien du Dasein. Mais le concept était fait pour cela.
La lettre… ne détermine absolument pas « l’essence de tout homme ». Il s’agit au contraire de l’homme accompli par le III° Reich en l’espèce de la sélection exterminatrice opérée entre les vrais hommes et les pseudo-humains, les « bulles » métaphysiques, les « universels ».
Ou alors Heidegger est le clown numéro 1 de la philosophie si, s’apercevant de la dérive – visible dés les années 30 – il n’est pas parti à l’étranger pour participer aux mouvements de résistance du « tout homme ».
Je n’ai pas eu le temps de reprendre pour vous répondre les textes d’ Etre et temps dans le détail. Mais je suis parvenu à la conclusion que le Dasein est surtout fait pour s’opposer à l’universel. Si on ne comprend pas cela on ne comprend même pas pourquoi il a fallu utilisé un mot comme « être-le-là ». Le Dasein allemand est Dasein, et non pas homme au sens universel, parce qu’il peut disposer de l’autorité absolue, de la souverenaité absolue que lui confère le fait qu’il parle la seconde langue de l’être après le grec.
Sinon on ne comprend pas pourquoi Heidegger aurait lui-même dérivé en écrivant : “La voix du sang provient de la disposition affective fondamentale de l’homme. Elle n’est pas suspendue au-dessus pour elle-même, mais elle a sa place à elle dans l’unité de la disposition affective. A cette unité appartient aussi la spiritualité de notre être-le-là, laquelle advient en tant que travail”.
La pensée de l’être n’est pas solidaire du nazisme.
Malheureusement la « pensée de l’être » peut n’être aussi, même chez Heidegger, qu’un éuphémisme pour désigner le projet d’une souveraineté et d’une domination absolues.
Il s’agit bien plutôt, pour Heidegger, de revenir à la pensée pré-philosophique, celle des présocratiques qui – on le comprendra aisément – peuvent difficilement être accusés de compromission avec le nazisme…
Cela ne prouve rien. Les pré-socratiques n’y sont pour rien. C’est Heidegger qui cherche à construire un référent fondateur à son refus de la philosophie elle-même. Derrière ce refus il y a celui des droits de l’homme. C’est cohérent avec l’esclavagisme et l’extermination nazis.
Heidegger cite Parménide : «Parménide dit déjà au premier âge de la pensée : estin gar einai : « il est en effet être »». Cette formule, nous dit-il, « n’est pas encore pensée aujourd’hui ». Pourtant c’est bien dans celle-ci que « se cache le mystère originel de toute pensée ». Deux points sont importants : d’une part, la pensée de l’être pour laquelle l’homme est essentiellement déterminée n’est pas pensée « aujourd’hui », c’est-à-dire en 45.
Bien sûr! Le travail n’a pas pu être fait jusqu’au bout! Les juifs ont triomphé par l’intermédiaire de l’armée rouge à Stalingrad et par l’intermédiaire de l’armée US en Normandie!
Faut comprendre la rage et la tête d’un nazi tel que Heidegger! Lui, le maître de la révolution conservatrice, vivre dans un pays occupé par des armées de sous-hommes!
L’idéologie nazie n’énonce par conséquent pas la vérité ultime de l’être. D’autre part, c’est vers cette pensée qu’il faut tendre, une pensée qui pense et qui dit l’être et qui veille à sa sauvegarde. Quelle sauvegarde ? Contre l’oubli de l’être, oubli qui se fait au profit de la métaphysique, c’est-à-dire de la domination de l’étant, du déclin de la pensée, de la technicisation du langage et de l’absence de patrie. Bien difficile de retrouver ici quelque chose qui soit en rapport avec l’idéologie nazie.
Au contraire ces généralités servent surtout à diaboliser la démocratie et à faire miroiter les vertus d’une société nouvelle, esclavagiste et meurtrière et où l’homme blanc supérieur, l’allemand « poéte et penseur », ce fleuron de la physis, pourrait enfin reprendre son destin en mains.
Faisons toutefois attention. Pour Heidegger et les siens tout est fichu s’ils ne sont pas au sommet du pouvoir. C’est tout ou rien.
Il ne faut pas complètement décrédibiliser Heidegger, sous peine de manquer le vrai problème. S’il y a de nombreux points fort gênants, reconnaissons au moins ce qu’il a apporté, et n’oublions pas qu’il est un philosophe qui, je le soutiens tout à fait, mérite d’être étudié pour ces apports-là. Sur ce, j’espère pouvoir de nouveau parler avec vous. Je reste tout à fait ouvert à la discussion.
Tant que des professeurs couvriront Heidegger en arrangeant son cas il ne sera pas possible d’hériter sereinement et en toute connaissance de cause.
Bien cordialement,
Skildy
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