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« La science ne pense pas. » (Martin Heidegger)
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Je commente plus loin un extrait d’un article de Michel Deguy où Heidegger est cité notamment à propos de la non-pensée qui serait celle de la science.
Mais avant je formule brièvement ma propre position.
La pensée n’a pas de domicile propre. La pensée n’est pas l’activité propre à la « pensée » au sens où l’entend Heidegger et qu’il oppose notamment à la philosophie.
Il y a pensée en art, en poésie, en science, en technique, en politique, en philosophie, en spiritualité.
Penser c’est d’abord se mettre à l’écoute de ce qui se pense et se cherche par et dans ses modes de pensée.
Ce n’est en aucun cas déclarer : « cela seul pense ».
Encore une fois (hélas!) il est facile de fournir une « explication nazie » à l’affirmation grotesque de Heidegger.
1) Dans le dispositif politique heideggérien le peuple, le Volk, est comme tel en mesure d’occuper la position dominante dans une révolution conservatrice européenne. Il parle la seconde langue de l’être après le grec. Il faut absolument que cette langue de l’être soit en mesure de faire autorité. Et de faire autorité de manière telle que le génocide apparaisse nécessaire et avoir un bien-fondé incontestable. On ne voit pas comment, dans ces conditions, Heidegger aurait-il pu convenir par exemple qu’Einstein puisse être un penseur. Il ne fallait pas qu’un tel physicien soit un penseur. Comme il ne fallait pas qu’Husserl demeure le maître de la phénoménologie. (D’où « l’herméneutique du Dasein », qui est pour moi l’équivalent heideggérien de la « science allemande ».)
2) Penser, pour Heidegger, n’a de sens qu’à être associé à un projet de domination totale fondé sur une conception onto-poétique de la race. Or la science et les possibilités qu’elle ouvre conduit nécessairement à une conception radicalement nouvelle du pouvoir et du politique.
Comment la science peut-elle penser, pour un nazi, dés lors que les savants hitlériens ont échoué à mettre au point « à temps » la bombe atomique?
Dans son testament Heidegger s’est félicité que le nazisme ait été dans la bonne direction quant au rapport de l’homme à l’essence de la technique. Au moins la chambre à gaz a-t-elle mérité de l’ontologie! Et a-t-elle pu consoler des nazis du fait que la bombe atomique leur ait filé entre les doigts.
La techno-science impliquée à Auschwitz, même relativement rudimentaire (gestion mécanographique – tout de même et grâce à IBM – des transports; campagnes médiatiques et grands spectacles de propagande, gaz performants, locaux adaptés…) a pensé selon les normes heideggériennes.
L’imposture fondamentale de la « transmission » Heidegger réside pour l’essentiel dans le fait qu’on a cherché à nous faire croire que le « tournant » – la Khere -; pourtant contemporain de l’arrivée des nazis au pouvoir, ne constituait qu’un événement purement philosophique. C’est, au contraire, le moment exalté de la grande symbiose entre le philosophe formé à la « spiritualité völkisch » et la biopolitique d’extermination hitlérienne.
Le tournant c’est l’époque où Heidegger a construit savamment la justification « pensante » du génocide.
Mais voilà on lit Heidegger comme s’il s’agissait toujours de la vérité.
Heidegger : J’ai fait de la résistance spirituelle.
Les autres : Heidegger a fait de la résistance spirituelle!
Heidegger : D’ Etre et Temps à Temps et Etre.
Les autres : Ouhais!.. Vive le tournant!
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Texte de Michel Deguy (Que peut la pensée contre le géocide? in Habiter dans sa poétique première, page 200. /Ed. Donner lieu 2008).
La fameuse et irritante formule de Heidegger, « la science ne pense pas », n’est pas une simple arrogance, ou une boutade, ou une sottise, si nous l’entendons plutôt ainsi (dans le contexte du présent topo) : le penser scientifique (appelons-le « la Recherche ») ne prend pas en vue ce qui est en question dans l’appréhension (compréhension) de la Menace, ce que Jean-François Lyotard nomma « la déterrestration », laquelle est seulement assumée par la pensée philosophique et poétique en langue vernaculaire (logos; ou poème, non mathème).
Que dire sinon d’abord que Heidegger est une fois de plus adapté aux objectifs de celui qui le cite? Le texte manifeste une certaine gêne, cependant. Deguy parle de « penser scientifique » mais c’est pour effacer la contradiction avec Heidegger en recourant à la magie du verbe : cela devient « la Recherche ». Et la Recherche, subrepticement, ne pense pas. Alors qu’il faudrait au moins s’interroger sur ses conditions institutionnelles.
Quant à l’affirmation selon laquelle « la Recherche » « ne prend pas en vue ce qui est question dans l’appréhension (compréhension) de la Menace » (la déterrestration) elle me plonge dans la perplexité.
Il y aurait d’abord à faire l’histoire précise des analyses scientifiques touchant au fonctionnement de la biosphère. Et de décrire notamment comment les discours médiatiques prennent en charge la vulgarisation, qui peut être aussi une forme de censure, de ces analyses.
Je ne crois absolument pas à une sorte de monopole d’appréhension de la Menace. Il faudrait, encore une fois, en savoir plus sur les différentes approches d’un même problème.
Poser que le poème est plus approprié que le mathème pour dire la Menace n’a pas vraiment de sens. C’est laisser penser que le mathème serait par définition incapable d’en saisir quoique ce soit.
Certes des équations complexes mettant en jeu le gaz carbonique ne sont pas vraiment parlantes. Mais, et à la réserve près d’avoir à tenir compte du caractère chaotique de certaines phénomènes – ce qui est en soi un problème « mathémique » – comment peut-on oser affirmer que la Recherche ne pense rien par exemple du climat ou de la diversité biologique?
Pour reprendre un des grands mots de la méditation heideggérienne, c’est affaire de mesure. La mesure « littéraire » n’est pas la mesure scientifique. Elles ne sont pas exclusives, allélorépugnantes, mais hétérogènes, (et peut-être complémentaires?).
L’hésitation se confirme. Mais elle est le fait, et l’effet, du rapport à Heidegger. On se demande notamment comment, si la science ne pense pas, les mesures scientifiques et littéraires pourraient être complémentaires. (La mesure scientifique serait bête, féminine et obscure mais serait complémentaire de la mesure littéraire, pensante, lumineuse, masculine car toujours à proximité de l’Ouvert).
Et lorsque Heidegger a reconnu 1 million de morts dans les camps (de la mort) faut-il alors se féliciter de la supériorité de la mesure littéraire qu’il donne du crime?
Deguy reconnaît que le génocide est une catastrophe du « siècle ». Mais il exempt Heidegger d’en avoir été une sorte de co-auteur.
La formule « la science ne pense pas » n’est ni arrogante, ni drôle, ni sotte : elle est nazie. Et grotesque.
La poésie s’exerce, selon sa virtus, à donner un visage (prosopopée) au menaçant (l’imminent); à faire parler autrement (allé-gorie) le quotidien. Elle envisage en nommant, relatant, disant. Et il n’est pas impossible que sa puissance s’épuise dans cette nomination, ce faire-voir qui est une parole; par exemple dans la résonance (s’il y en a une) du vocable (ou vocatif) « géo-cide », un néologisme.
D’accord pour cette virtus, voire cette mission. Mais elle peut s’exercer à partir d’une reconnaissance du fait que la science est une forme de pensée.
Pour Heidegger le « menaçant », « l’imminent » a été aussi et surtout « l’enjuivement ». Les termes « tournant », « commencement originaire », « éthique originelle »… nomment chez Heidegger la « virtus » qu’il a attribué tant au projet du génocide qu’à sa mise en oeuvre.
Dans La lettre sur l’humanisme c’est le « travail » d’Auschwitz qui permet « l’éthique originelle ».
Ce Heidegger là fait partie de la « menace ». Et Auschwitz, encensé avec la discrétion qu’il convient par Heidegger, fut une grande étape dans la déterrestration!
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