Et si Heidegger n’était pas un « gramphilosophe »?

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Pourrait-il exister une méthode d’évaluation des philosophies?

La question a quelque chose d’absurde : ce sont les philosophes qui, par leur reconnaissance, leur dette, leurs emprunts, leurs développements attestent de l’importance d’une philosophie (et d’un philosophe). Et quand bien même un philosophe est-il vivement critiqué c’est la richesse et les intensités des débats qu’il suscite  qui prouve son importance dans la tradition.

Formellement parlant une philosophie P peut se décrire comme un ensemble de thèses T défendues par des arguments A(t).

Deux indices tendent alors à prouver l’importance de P :

1. Etant donné qu’est admis que les philosophes sont particulièrement compétents pour argumenter et contre-argumenter l’importance d’une philosophie se mesurerait à la capacité qu’à son système de thèses à produire des arguments dans l’espace public du débat et de la controverse. C’est la qualité intrinséque des débateurs, leur capacité à détecter la contradiction et le non-sens qui constitue la source de la validation.

2. Mais à côté de cette procèdure interne, qui peut comprendre des moments trés formalistes, existe cet sorte d’adoubement que constituent les effets engendrés par la philosophie sur les formes culturelles et les pratiques sociales. Une thèse philosophique peut provoquer un changement de regard dans un domaine scientifique, par exemple, et concourrir à la production d’un nouveau savoir. Des arguments, de même, peuvent influencer le droit ou la pratique politique.

Notons que, à l’instar d’autres formes de culture, la philosophie bénéficie de l’appui des autorités politiques au sens large. Il arrive que ces appuis fassent défaut : les philosophes, étudiants et chercheurs en philosophie sont brimés, censurés, réprimés, exterminés. Parfois cela s’opère sur fond d’une démarcation entre pensée précisément autorisée et pensée interdite ou maudite. La pensée autorisée n’est alors souvent qu’une version ossifiée d’une doctrine officielle servant plus de masque que d’autre chose.

La question que pose le cas Heidegger ouvre sur l’abîme. Car s’il s’avérait que puisse être soutenue l’idée que Heidegger est un grand philosophe mais aussi un nazi (et un nazi jamais repenti) cela signifierait que, dans la philosophie, puisse exister un système de thèses tel qu’Auschwitz devienne une possibilité légitime.

Une limite aurait été franchie qui fait que, dans la tradition philosophique, il puisse désormais être accepté que des parties du genre homme aient vocation à être exterminées.

Réfléchissons à ceci : certains lecteurs de Heidegger ont probablement franchi le pas.

Jusqu’à présent la « thèse » qui a prévalu, contre la recherche historienne et sans doute pour éviter la formule « grand philosophe et nazi », est celle d’un grand penseur un temps égaré mais repenti.

Or ceci est un mythe. Des chercheurs ont récemment renversé le mythe : Heidegger étant un nazi acharné et jamais repenti il ne peut donc être considéré comme un grand philosophe.

Cela tombe bien car Heidegger n’aimait pas vraiment la philosophie.

Cela dit je propose qu’on se pose la question de la manière suivante. 

Après avoir rassemblé quelques-uns des traits les plus caractéristiques du discours heideggérien on se demandera comment peut-on imaginer que Heidegger puisse être un grand philosophe.

1. “La question de l’être est aujourd’hui tombée dans l’oubli… »

2. « La raison est l’ennemie la plus acharnée de la pensée ».

3. « La science ne pense pas ».

4. « Nous ne savons pas encore ce qu’est penser ».

5. « La voix du sang provient de la disposition affective fondamentale de l’homme ».

6. « L’ennemi peut s’être enté sur la racine la plus intérieure de l’existence d’un peuple, et s’opposer à l’essence propre de celui-ci, agir contre lui. D’autant plus acéré, et dur, et difficile est alors le combat, car seule une partie infime de celui-ci consiste en frappe réciproque; il est souvent bien plus difficile et laborieux de repérer l’ennemi en tant que tel, de le conduire à se démasquer, de ne pas se faire d’illusions sur son compte, de se tenir prêt à l’attaque, de cultiver et d’accroître la disponibilité constante et d’initier l’attaque depuis le long terme, avec pour but l’extermination totale.”

7. « L’homme est le berger de l’être. »

8. (L’) « …idée d’objectivité n’est pas de mise dans la science historique pour des raisons essentielles ».

…..

Je m’en tiendrai pour le moment à poser la question. Comment un tel système de propositions « majeures et fondamentales » peut-il être compatible avec le « philosophique »? Par quelle magie des milliers de pages intercalaires ont-elles pu faire de  cette « théorie »  un sommet de la pensée du XX° siècle?

Lorsque Heidegger parle de nihilisme généralisé et de dévastation il parle pour lui-même. Il est comme tel le « témoin », dans la philosophie occidentale, d’une tragédie du Crime.

C’est l’univers du bureaucrate petit-bourgeois transformé en héros grâce aux rafles de femmes, d’enfants, de vieillards et d’hommes désarmés.

Relisons comment Heidegger se la joue : « D’autant plus acéré, et dur, et difficile est alors le combat, car seule une partie infime de celui-ci consiste en frappe réciproque. »

« Plus acéré », « et dur », « et difficile » de massacrer en chambres à gaz des petits enfants.

Heidegger est-il un « gramphilosophe »?

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* On m’objectera qu’il est toujours possible, et c’est ce qui prétend pouvoir être fait, de séparer le philosophique de l’idéologique, cet idéologique serait-il des plus abjects. Le paradoxe ne serait-il pas que c’est précisément parce que cet idéologique est immonde qu’il se justifie du « philosophique »? La « philosophie » de Heidegger est l’habit étincelant et trompeur du crime de masse d’état.

* En réalité Heidegger est un idéosophe. L’idée de la solution finale du point 6 est inséparable de la thèse sur l’importance de « l’oubli de la question de l’être ».

* Les deux points extrêmes, dans cette liste proposée sans ordre vraiment précis à savoir, de « l’oubli » au « berger de l’être », encadrent précisément le point 6. La thèse est qu’il y a une cohérence doctrinale entre tous les points de la liste.

* Par ailleurs le dernier point, le point 8, point qui ouvre la porte à tous les négationnismes, a été formulé en 1925 dans les Prolégomènes, c’est-à-dire avant l’écriture d’ Etre et temps!

* Enfin, et c’est une nouvelle thèse,  des heideggériens comptent sur l’usure de la mémoire, les angoisses identitaires, la banalisation progressive de la violence et de l’horreur pour activer l’ensemble des points y compris celui consacré à l’idée de « solution finale ».

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