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Le phiblogZophe publie un échange de lettre entre Catherine Malabou et Jean-Pierre Faye
Nouvelle édition d’une ancienne note.
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L’ANTI-HEIDEGGERIANISME IDÉOLOGIQUE : UNE NOUVELLE GUERRE CONTRE
L’INTELLIGENCE
par Catherine Malabou, auteur de Le Change Heidegger, Paris, éditions
Léo Scheer, 2004
On ne peut que s’étonner du battage médiatique que suscite la sortie
du livre d’Emmanuel Faye, Heidegger, l’introduction du nazisme dans la
philosophie. Comment la vieille affaire du “ nazisme de Heidegger ”,
aux allures de plat réchauffé, peut-elle continuer de faire recette ?
Il faut bien pourtant se rendre à l’évidence, quotidiens nationaux,
hebdomadaires, chaînes de radio ne tarissent pas d’éloges sur cet
ouvrage présenté comme une mine de révélations et un modèle d’enquête
rigoureuse. Pas une critique. Pas l’ombre d’un doute. Aucun droit de
réponse surtout.
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Répondre, pourtant, il le faut. Le véritable motif de ce livre consiste
en effet dans la tentative de légitimer l’interdiction pure et simple
de l’œuvre de Heidegger, l’épuisement de sa publication et son
effacement des programmes de philosophie (rappelons qu’en France,
Heidegger figure parmi les auteurs du programme des classes
terminales). Faye insiste à plusieurs reprises sur “ la gravité du
péril que représente aujourd’hui la diffusion de l’œuvre de
Heidegger. ” Il n’hésite pas à donner une conférence en Sorbonne devant
l’Association des Professeurs de Philosophie de l’Enseignement Public
pour défendre les thèses suivantes : “ En participant à l’élaboration
de la doctrine hitlérienne et en se posant en guide spirituel du
nazisme, Heidegger, loin d’enrichir la philosophie, s’est employé à
détruire à travers elle toute pensée, toute humanité. Un débat de fond
est donc aujourd’hui nécessaire sur la réalité des fondements de
l’œuvre de Heidegger et son statut dans l’enseignement philosophique
actuel. ” En un mot, il faut cesser d’enseigner Heidegger afin de
“ réagir et de résister à son action sur les esprits avant qu’il ne
soit trop tard. ”
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Ces seules affirmations suffisent à inscrire le livre au registre de
l’anti-heideggerianisme idéologique. Cette formule caractérise un type
d’analyse très particulier — auquel Jean-Pierre Faye (le père !) ou
Arno Münster nous avaient déjà habitués — qui ne se confond ni avec
l’enquête historique objective, ni avec le rejet purement philosophique
et spéculativement justifié des motifs fondamentaux de la pensée de
Heidegger. Empruntant un peu à l’un, un peu à l’autre sans être capable
d’aller au bout ni de l’un ni de l’autre, l’analyse prend précisément
la forme de ce qu’elle entend dénoncer, celle de l’idéologie. Comment
ne pas repérer immédiatement en effet la complicité de cette démarche
avec ce qu’elle rejette : portrait de la bête à abattre, police de la
pensée, épuration ? Jamais on n’était allé aussi loin dans la haine :
pourquoi ne pas dresser des bûchers sur les places et jeter Etre et
temps, Kant et le problème de la métaphysique, Contributions à la
philosophie, Temps et être au feu ?
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En dehors de sa violence, le livre d’Emmanuel Faye n’apporte
absolument rien de nouveau. Rien que nous ne sachions déjà depuis la
publication du tome 16 de la Gesamtausgabe (Œuvres complètes)
contenant, entre autres sinistres allocutions, le fameux discours de
Rectorat, les lettres de dénonciation ou les rapports défavorables que
Heidegger a pu écrire sur ses collègues. Les chapitres 2 et 3 du livre
de Faye se cantonnent d’ailleurs à l’étude de textes qui se trouvent
dans ce volume. Les fameuses révélations sont censées apparaître au
chapitre 4, avec “ les quatre cours professés par Heidegger de mai 1933
à février 1935. ”
Certes, ces cours ne sont pas traduits en français
(comme c’est le cas pour environ la moitié de l’œuvre de Heidegger)
mais les cours des semestres d’été 1933 et d’hiver 1933-34 sont
accessibles depuis 2001 puisqu’il font l’objet du tome 36/37 de la
Gesamtausgabe. Le cours du semestre d’été 1934, édité en 1988 sous le
titre Logik als die Frage dem Wesen der Sprache, se trouve dans le
volume 38. C’est la première version de ce cours qui, aux dires
d’Emmanuel Faye, “ ne figure dans aucune bibliothèque de France et n’y
a fait l’objet d’aucune recension et d’aucun commentaire. ” Mais là
encore, aucune révélation puisque Victor Farias en a traduit et
introduit le texte en 1991 (Logica. Lecciones de M. Heidegger (semestre
verano 1934). Reste le texte “ central ”, le séminaire que Heidegger a
tenu en même temps que son cours L’Essence de la vérité, intitulé “ Sur
l’essence et les concepts de nature, d’histoire et d’Etat ” de l’hiver
33-34, dont nous ne disposons pour l’instant que d’un résumé en anglais
et d’une partie du compte rendu allemand de la septième séance. La
responsabilité de ce “ silence ” en incombe selon Faye à la
Gesamtausgabe, suspectée d’être manipulée et de “ ne pas mériter son
nom. ”
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Or de ce seul texte réellement inédit (si l’on excepte, donc, les
résumés et compte rendus), là encore, nous n’apprenons rien de neuf.
Exaltation de la Führung, du peuple, de l’ “ unité du sang et de la
souche ”, qui préfigurent certaines analyses de l’Introduction à la
métaphysique. L’étude de ces motifs, de leur place et de leur rôle, a
déjà été développée dans les travaux remarquables de Hugo Ott ou de
Rüdiger Safranski. En disant cela, il n’est pas question de minimiser
quoi que ce soit, ni de parler de “ calomnie ”. Il s’agit d’affirmer au
contraire que désormais, tous les lecteurs de Heidegger savent, et que
personne — à part peut-être quelques adorateurs sectaires, très
isolés — ne peut s’aviser de remettre en question le caractère
accablant, sans appel, de l’engagement du philosophe. Le mal est fait,
et tout ce que nous apprendrons “ de plus ” dans le futur, avec la
publication de l’intégralité de l’œuvre, ne changera rien au caractère
abject de la position politique que nous connaissons.
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Certes, Faye précise bien que ce n’est pas seulement l’engagement de
Heidegger qu’il s’agit de dénoncer, mais les fondements mêmes de sa
pensée, censée fournir à l’hitlérisme son assise conceptuelle. Mais
c’est bien là que le bât blesse. Nul n’est encore jamais parvenu à
démontrer, avec une force philosophique suffisante, c’est-à-dire au
moins égale à celle de Heidegger, que son œuvre était réductible au
nazisme affiché de certains textes de la période noire. Nul n’est
encore parvenu à faire de la différence ontologique, de la question de
l’être, de la destruction de la métaphysique, de l’éclaircie, de
l’autre pensée ou de l’avènement des concepts coupables. Et il ne
suffit pas de ramener les bons vieux refrains de la lecture de
Hölderlin, de la terre, des paysans, et même de l’esprit “ völkisch ”
pour exhiber le fonds nazifiant d’une pensée. De fait, la pauvreté des
révélations historiques du livre de Faye rejoint ici le caractère
dérisoire de la prétendue “ démonstration philosophique ”. Au registre
du nazisme spirituel, Faye n’hésite pas à inscrire
“ l’anti-cartésianisme ” de Heidegger ( !) et son “ anti-humanisme ”
( !) : “ Dans une parfaite continuité avec Etre et temps, Heidegger ne
pardonne pas à Descartes d’être parti du moi et non du soi de
l’homme ”, ce “ soi ” devant s’entendre comme “ communauté du peuple ”.
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Est-il besoin de commentaire ? Ne disons rien non plus de
l’identification de la croix autour de laquelle tourne selon Heidegger
le poème de Hölderlin Le Rhin à la croix gammée ! Le propos déraille
constamment, il ne tient, encore une fois que par la dureté de sa
tendance idéologique : montrer que dès les textes des années 20 (et
donc aussi dans Etre et temps) se produit “ la montée en puissance de
thèmes que l’on retrouvera au cœur des textes les plus ouvertement
nazis des années 1933- 1935 ” et qui ne cesseront de l’être.
Il est clair, comme l’ont dit depuis longtemps Jean-Luc Nancy et
Philippe Lacoue-Labarthe en particulier, que le nazisme n’est pas sans
racines intellectuelles et spirituelles, qu’il n’a pas surgi ex nihilo.
Il y a de la philosophie dans le nazisme. Pourtant, il n’y a pas de
philosophie nazie.
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Mais Faye ne s’embarrasse guère des travaux de Nancy et de
Lacoue-Labarthe. Il ne cite d’ailleurs aucun philosophe, si ce n’est
Derrida, qui a “ manqué ” de vigilance ” dans sa lecture de Carl
Schmitt. Pas un mot de Sartre, de Lévinas, de Ricœur, d’Axelos, de
Marion, de Dastur, de Zarader, de Janicaud, de Courtine, de Franck, ni
de chercheurs de la jeune génération … Nous devons comprendre que tous
sont purement et simplement complices du nazisme. “ Certes, concède
Faye, il y a parmi ceux qui approuvent le contenu de l’œuvre de
Heidegger tous les cas de figure possible, de ceux qui partagent les
mêmes convictions national-socialistes que lui, à ceux qui n’ont
certainement en eux-mêmes rien de nazi, mais qui, s’en tenant à la
surface de l’œuvre, ne cherchent pas à la sonder à profondeur, et
prennent cependant le risque personnel de l’assimiler et la
responsabilité morale de contribuer à la légitimation. (…) Une fois que
l’on a compris que son œuvre constitue le prolongement de l’hitlérisme
et du nazisme dans la pensée, soit l’on décide de lui résister avec la
même détermination que celle qui fut jadis nécessaire pour résister au
nazisme, soit l’on se laisse imprégner, posséder et dominer par elle.
Sur une question aussi vitale, il ne peut pas avoir d’arrangement
possible ni de demi-mesure . ” En effet, d’arrangement ni de
demi-mesure, nous ne voulons certes pas. Mais la complexité qui
interdit la simplicité d’une telle alternative, oui, nous la
revendiquons. A moins qu’il ne faille aussi rayer la complexité des
programmes, et cesser de lire les penseurs à l’instant mentionnés.
Nous ne pouvons que nous méfier non seulement des censeurs, mais
encore des résistants a posteriori, qui croient aisément qu’ils
auraient fait les bons choix au bon moment, comme si toute l’histoire
de la seconde guerre n’était pas suffisamment éloquente au regard d’une
telle naïveté. Nous pensons en outre qu’il est impossible de construire
quoi que ce soit sur la base de la bonne conscience rétrospective, qui
n’est qu’une forme de hargne et de ressentiment. L’affaire Heidegger
est accablante, mais il est impossible de penser sans Heidegger et donc
de le rayer de l’histoire de la culture. Il faut l’affirmer haut et
fort, inciter les collègues, les étudiants, les chercheurs, à ne pas se
laisser terroriser, à avancer dans la difficulté et la douleur d’une
question qui est la nôtre, à tous. A refuser ce qui n’est évidemment
qu’une occurrence supplémentaire de la guerre contre l’intelligence.
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Réponse de Jean-Pierre Faye :
Réponse de Jean-Pierre Faye (« le père ! », Catherine Malabou dixit) à Catherine Malabou in « La correspondance littéraire philosophique et critique » (num. 8, Juin 2005)
Lettre cordiale sur Heidegger 2005
Chère Catherine Malabou,
J’ai lu et vu que vous ne m’avez pas oublié et que l’inspiration du colloque de Strasbourg 2004 vous a visitée à nouveau. Car j’aurais développé, selon vous maintenant, « un type d’analyse particulier », auquel je vous aurais « habituée », depuis longtemps, et dont vous esquissez un portrait fort peu bienveillant. Mais que savez-vous de mes « analyses » ? Dîner avec vous fut un plaisir, mais j’ai découvert avec stupeur que vous n’aviez alors aucune idée de la « Profession de foi en Adolf Hitler », la Bekenntnis zu Adolf Hitler, écrite par le philosophe dont nous discutions, – et dont vous me reprochiez, comme d’une « attaque », de l’avoir publiée. Alors que je l’avais découverte avec surprise et consternation. Vous n’aviez donc aucune idée de mes « analyses » et de leurs enjeux ? De quoi parlez-vous donc, aujourd’hui ?
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Vous me demandiez : « Pourquoi attaquez-vous Heidegger ? » J’ai répondu en décrivant le choc que fut pour moi cette accablante trouvaille. Et vous me répondiez aussitôt : « Mais il a signé comme les autres, il était obligé ! » C’était donc pour vous quelque chose comme un texte collectif à « signer », un peu comme on signait le texte collectif du Manifeste des 121 ou du Manifeste de Merleau-Ponty, durant la guerre d’Algérie, contre les ratissages et la torture… Vous ignoriez, et vous souhaitez toujours ignorer, que le texte de cette « Profession » est une création « originale » de notre philosophe et que c’est lui, et lui seul, qui l’a écrite et signée. Et il mêle à son enthousiasme pour le Führer, qui « est la réalité d’aujourd’hui et demain », bien des propositions sur l’être, l’étant, l’essence, le Dasein, et sur le « retourner à l’essence de l’être », qui ne se retrouvent alors nulle part ailleurs – et qui sont « sa philosophie ». Où est « l’attaque », quand on découvre cela ?
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Est-ce que la découverte de la radioactivité était une « attaque » contre le radium ? Et précisément une dangereuse radiation du langage heideggericn se laisse voir dans cette Bekenntnis.
Le livre qui vient de paraître chez Albin Michel sous une signature qui porte mon nom propre, mais un autre prénom, et pour lequel je n’ai aucun mérite particulier – quels que soient les liens de parenté paternelle et filiale me reliant à son auteur -, ce livre écrit durant cinq ans et dont je n’ai pas lu une seule ligne avant les secondes épreuves imprimées, a mis à dé-couvert une autre vérité, une a-létheia plus surprenante encore [1].[1] Emmanuel Faye, Heidegger, l’introduction du nazisme dans la philosophie • Autour des séminaires inédits de 1933-1935. Bibliothèque Albin Michel • Idées, Paris, 2005.
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Car ce ne sont pas seulement des écrits ouvertement politiques qui « professent » une telle conviction, – mais les Cours et Séminaires enseignés à partir de 1933, et les “cahiers posthumes” des années 1938-40, ou le long séminaire sur Nietzsche de 1936-1944, dans ses manuscrits authentiques. Le tout programmé par l’auteur même pour la publication dans l’Édition intégrale, la Gesamtausgabe. Où manque pourtant le pire : les Séminaires réservés, pour étudiants en uniforme SS ou SA, en 1933-1935, en vue de « créer une nouvelle noblesse » du Reich.
Quand Heidegger « professe » que « la Révolution nationalsocialiste est le bouleversement total de notre Dasein », c’est lui et lui seul qui parle ainsi, en novembre 1933 [2]. ([2]Cf. Jean-Pierre Faye, Le piège . La philosophie heideggerienne et le nazisme, Balland, Paris, 1994). Seuls cinq autres collègues, sur l’ensemble de l’Université allemande, ont « professé » à ses côtés, mais chacun par des propos-différents. Et le plus illustre de tous est alors l’anthropologue Eugen Fischer, recteur de Berlin et directeur de l’Institut d’Anthropologie, dont l’assistant sera bientôt Mengele, bientôt redoutablement actif sur la rampe de Birkenau Auschwitz. Cela vous pouviez le découvrir par ma « découverte », qui m’a désespéré déjà dans les années 1960. Vous pouviez ainsi vous « accoutumer » à penser la pensée de Heidegger sous un angle de vue qui fait mal à la pensée, – mais qui est là, dans ses propres écrits.
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Publier cette « Profession de foi » m’a valu injures et représailles pendant des décennies. Même un ami comme Edgar Morin demande, dans un Entretien publié, pourquoi je « persécute » Heidegger. Il aurait pu en vouloir plutôt à Heidegger, de prendre parti si aveuglément et avec une conviction persistante pour ceux qui ont persécuté, raflé, assassiné tant de communautés humaines, tant de peuples, tant d’enfants, par millions. Et d’abord, un million et demi d’enfants juifs, dont ceux qui furent rafles à Pans dans les conditions que nous n’ignorons plus.
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C’est pourquoi, quand je roulais à bicyclette devant la gare de l’Est en fin juillet 1944 au milieu des camions de la Wehrmacht avec la mère d’un de mes camarades et les femmes de responsables cruciaux de la résistance, pour tenter des contacts avec les responsables de la Résistance Fer – celle qui réussit finalement à intercepter le dernier transport de Drancy vers Auschwitz, mais non celui de Fresnes vers Buchenwald, je pensais à mon projet : imprimer et placarder dans les rues la phrase de Nietzsche que j’avais découverte avec passion dans l’édition française de La Volonté de Puissance, version d’alors : « Quel soulagement de rencontrer un Juif parmi des Allemands ! » Cette phrase, elle est écrite trois fois dans les Cahiers posthumes des Nietzsche Werke. Je dirais aujourd’hui : Quel soulagement de rencontrer Nietzsche après Heidegger !
Quand j’ai traduit et publié aux éditions de Minuit le texte que je venais de trouver avec consternation, à Fribourg, grâce à des étudiants et des chercheurs allemands, ce document de la Profession de foi était inconnu en France [3]. Mais il est facile de la lire à la Bibliothèque universitaire de Strasbourg, où elle a été soigneusement déposée durant l’annexion hitlérienne. Elle est présente et grossièrement traduite en quatre langues, française, anglaise, italienne et espagnole, aux côtés du monstrueux Eugen Fischer et de ses développements sur la völkische Basis reposant sur l’identité de la « même Rasse ». C’est lui qui dès 1908 demande l’extermination des métis en Namibie, le Sud-Est africain allemand, où la « race allemande » serait par eux menacée… C’est lui au printemps 1945 qui adresse un document protecteur aux autorités nazies pour assurer que le professeur Heidegger est « un grand philosophe et un bon nationalsocialiste ».
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« Rien que nous ne sachions…», dites-vous, du livre qui vient d’apparaître. Mais qui fut attaqué déjà sur la page questionnante du Monde des Livres par d’excellents esprits, déclarant ne pas l’avoir lu, puisqu’il était à peine sorti en librairie, assurant qu’ils ne le liront en aucun cas, mais affirmant d’avance leur total désaccord. Bel exemple de probité philosophique et de doute phénoménologique.
« Rien que nous ne sachions… » Mais vous ne saviez rien de tout cela, vous me l’avez ainsi avoué avec franchise, à Strasbourg, puisque vous n’aviez même pas lu cette Profession de foi – dont pourtant le simple fait de la traduction signée de moi vous autorisait déjà à me traiter de « policier » dans une émission de France Culture, et de « flic » dans des conversations privées.
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Vous ne savez encore rien de cette tragédie heideggerienne, mais vous méritez de la savoir. Précisément par votre entraînement à lire ailleurs son discours. Vous évoquez aujourd’hui au passage le cours sur « L’essence la vérité », de 1933-34. Mais vous ne dites rien de son contenu effarant, dont il est question pour la première fois dans le livre que vous traînez dans boue. Si vous connaissiez déjà le texte de ce cours, maintenant accessible à la lecture dans le tome 36-37 de l’Édition intégrale, de la Gesamtausgabe, qui annonce la nécessité du combat contre « l’ennemi greffé sur la racine la plus intérieure du peuple », afin contre lui de savoir « initier l’attaque », l’Angriff, « en vue de l’anéantissement total » – oui, si vous saviez cela, que ne l’avez-vous dit ?
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Vous tenez là, maintenant, un maillon de la chaîne, dans la longue fantasmatique heideggerienne, et vous avez l’occasion d’en explorer l’abîme. Plutôt que de jeter les anathèmes habituels : « flic », « police »…
Or là sont les “arguments” par quoi le journal de Goebbels, l’Angriff justement, s’en prenait, avant la prise de pouvoir des nazis, aux sociaux-démocrates qui tentaient de s’opposer à leur montée au pouvoir. L’argument injure est trop facile et je sais qu’il était le vôtre contre moi depuis longtemps, avant que vous le repreniez au travers d’un débat à France Culture, durant le Colloque sur Heidegger auquel j’étais invité, au cours d’une émission dont j’avais été écarté avec soin. Le lendemain je prenais votre défense, quand nos amis heideggeriens vous accusaient de « pétainisme », sous prétexte que vous souhaitiez la « déclosion de l’étant » et que vous faisiez un éloge excellent de la « chose », de la savate paysanne, de la jarre… J’apprenais dans les mêmes temps que vous m’aviez traité ainsi en mon absence… Mais je pense qu’il faut à tout prix maintenir ouvert le dialogue, et reprendre l’échange d’attention – sur l’énigme des langages dans la cruauté de l’histoire.
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Le genre propos injurieux à mes yeux est sans importance. Mais ne voyez-vous pas que vous accablez la « cause » dont vous voulez être l’avocate philosophique, en montrant clairement à quel point elle vous contraint à la cécité et à l’insulte ? Vous reconnaissez que pour vous il y a maintenant « difficulté et douleur». Connaître l’énormité de la tragédie que recèle le corpus philosophique, depuis la parution de la Gesamtausgabe échelonnée sur 66 volumes parus et bientôt 102 au total – parution voulue par son auteur -c’est aujourd’hui une tâche inévitable. Plutôt que de manier la joute guerrière, il importe de percevoir clairement jusqu’où la fantastique heideggerienne est conduite, de 1933 à 1944 – et quelles traces elle va laisser à sa suite, quels « opérateurs de vérité » la conduisent à mentir, sur une histoire de meurtre dont elle se fait volontairement la partenaire. Ce parcours-là compléterait le vôtre.
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Le premier soir de ma venue à Fribourg – en 1958 ! – j’ai cherché l’adresse de Martin Heidegger et je suis monté à pied jusqu’à sa porte, sur 1es collines dominant la ville, avec le simple souhait de le rencontrer un jour. Après avoir ainsi découvert par des amis allemands très objectifs sa Bekenntnis zu Adolf Hitler, ce souhait m’a quitté pour toujours… Mais ma surprise fut beaucoup plus grande encore, en fin janvier 2005, de lire les textes de la Gesamtausgabe, aux tomes 36/37 notamment – ceux-là même que vous évoquez, très vite, à propos de ce livre récent, en esquivant leur contenu. Plutôt que d’accuser à son tour maintenant celui qui en a traduit pour la première fois les séquences les plus meurtrières, n’avez-vous pas vocation à rechercher – avec ceux qui cherchent – cette Verwandlung heideggerienne en supplément, ces transformations ajoutées par celui qui est délibérément entré les yeux ouverts dans ce trou noir. Par exemple lorsqu’il établit, dans la septième séance de son Séminaire de 1933-34 une analogie entre le rapport de l’État du Führer à son peuple et le rapport de l’être à l’étant…
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Que la métamorphose ait pénétré jusqu’aux « concepts fondamentaux » (« l’être », « l’étant « ) du discours et de la pensée heideggeriennes, la parution des cours et des posthumes dans l’Édition intégrale et la découverte des Séminaires inédits nous le font maintenant découvrir. Et il ne sert à rien de feindre – comme c’est le leit-motiv depuis 1960 – d’avoir « su tout cela » avant même que les documents les plus cruciaux aient paru ou soient découverts. Si à partir d’Héraclite et de « l’essence de la vérité », Heidegger va en arriver à « initier l’anéantissement total » de l’ennemi intérieur (et nous savons trop bien qui est nommé alors par ces termes), la transformation ou l’anamorphose des « concepts fondamentaux » est ici tellement féroce qu’elle appelle en effet douleur et difficulté – et travail exploratoire.
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Mais qualifier de « violence » une lecture critique du discours philosophique heideggerien par ses propres textes, c’est un bel abus de langage. Alors que la violence, à un degré stupéfiant, précisément habite ce discours de 1933 à 1944, et qu’elle vient même renchérir sur la violence de l’histoire. Vos approches de la Wandlung heideggerienne pourraient contribuer à conduire aux clés qui ouvrent sur cette chambre de violence, bâtie au cœur de l’ontologie heideggerienne, et même qui se substitue à elle. Encore une fois, n’est-il donc pas écrit, dans ce cours sur L’essence de la vérité et Héraclite, qu’il s’agit d’en venir à l’attaque en vue de la völlige Vernichtung – terme heideggerien de 1933-34 ? Ce terme cruel précède ainsi de dix ans les Vernichtungslager de 1943-44, les six camps d’extermination au sens précis du terme, implantés dans la seule Pologne, et dont la machinerie sans précédent ne s’est pas facilement dévoilée dans l’après-guerre. Car il a fallu aussi du temps pour comprendre la terrible différence entre Buchenwald et Treblinka, entre camps de travail meurtriers et camps d’assassinat immédiat. Et il a quelque chose de philosophiquement terrible, dans la découverte de cette prémonition heideggerienne, qui s’annonce comme une exhortation, en avance d’une décennie sur le réel.
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Le tome 69 de la Gesamtausgabe nous apporte les cahiers posthumes du Koinon, qui s’ouvrent en 1939 : nous y trouvons « la pensée de la race », « le fait de compter avec la race » qui « jaillit de l’expérience de l’Être »… Comment nier qu’il y a du nazisme dans cette philosophie ? Ce qui ne veut nullement dire, comme vous pensez pouvoir le suggérer, à l’envers de toute évidence, qu’il y a de la philosophie dans le nazisme : affirmation fort périlleuse qui tendrait de façon involontaire à une réhabilitation partielle. Sur la voie qui aboutirait à rendre finalement assez « acceptable » et pourvue de quelque « dignité » la plus grave maladie des langues humaines et du réel politique. Tenter de dériver le nazisme du “sujet cartésien” fut une tentative malheureuse : car la fureur anti-Descartes est une constante lourde des langages nazis. On ne peut affirmer n’importe quoi, sur une question aussi grave.
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Cette responsabilité devant le langage et l’action du langage dans le réel, la rectitude et la rudesse dans cette responsabilité, n’est-ce pas cela, la philosophie ?
Il ne s’agit nullement de « rayer Heidegger de l’histoire de la culture ». On ne raye jamais l’histoire. Il importe de l’éditer, et de le traduire avec le plus grand soin, une exactitude et une honnêteté sans défaut. Mais il importe aussi plus que jamais, et plus encore depuis la mise à découvert d’une dramaturgie toujours plus redoutable, bien plus grave que celle dont j’avais perçu quelques éléments auparavant – il importe de tenter de penser Heidegger. Son énigme tout entière.
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Dans ce nouvel abîme que découvre peu à peu « l’Édition intégrale » et plus encore les Séminaires inédits qu’elle ne publie pas. Qui pouvait savoir d’avance ce qui s’y trouve ? Ni Sartre, ni Levinas, ni Jean Wahl, qui faisait son cours sur Heidegger à la Sorbonne, après la guerre mondiale, après s’être évadé du camp de Drancy – amis chers, mais qui ne pouvaient avoir lu avant sa parution la Gesamtausgabe, « l’Édition intégrale » incomplète.
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Penser Heidegger, cela ne peut plus signifier penser avec Heidegger, et a ses côtés. Car ce serait désormais prendre avec soi ce que vous nommez fort justement “le caractère abject” de son engagement politique ».
Je comprends, je ressens moi aussi la sorte de désespoir pensif qui vous atteint, quand s’étend sous nos yeux le champ de cette « abjection ». Dans un engagement qui va entrer en 1933, et jusqu’en 1944, au centre le plus stratégique de son déploiement philosophique. Mais aussi jusque dans testament dialogué de 1966, assurant que « le nationalsocialisme va dans cette direction, il est vrai », qui trouve « une solution satisfaisante » pour la question de « l’essence de la technique ». Nous ne pouvions soupçonner ces développements, quand nous lisions dans une bibliothèque publique la Conférence inaugurale de 1929 : Qu’est-ce que la métaphysique ? Réapparue plus tard avec l’escorte de sa Postface de 1943 et de sa Préface de 1949 [4].[4] Martin Heidegger, Was ist Metaphysik ?, Vittorio Klostermann, Frankfurt A. M., 1969.
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L‘édition de 1949 est dédiée par M. H. à Hans Carossa pour son soixante dixième anniversaire. Carossa, romancier de l’angoisse devant la souffrance et la mort, présida une fois la Chambre des Écrivains pour le Ministère de la Propagande dirigé et contrôlé par Goebbels. C’est dans Was ist Metaphysik ? que l’on peut lire : « Was hat das Seinsgeschick [dieser] Angst mit Psychologie und Psychoanalyse zu tun ? »
Rester indifférents à ce qui se joue dramatiquement entre ces trois dates serait jouer soi-même à l’insouciance. Justement là où la philosophie a quelque motif d’entrer dans le souci. Et dans l’attention au basculement et au chavirement des transformations.
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Dans son dialogue ultime avec le Spiegel, Heidegger nous demande lui-même de lire et relire – nachlesen – les attaques du « philosophe SS » qui l’attaquait rageusement en 1934 et 1940. L‘accusation de « nihilisme métaphysique », c’est-à-dire de ce que représentaient « les littérateurs juifs » est brandie par ce dernier contre Heidegger, et elle n’est pas sans conséquence sur le discours ultérieur de celui-ci. Et dans le lent déplacement des termes et du lexique philosophique tout entier, à partir de ces dates. Des plaques entières dans l’architectonique de la langue se déplacent en effet après de telles secousses, venant d’un tel émetteur, qui travaille à Heidelberg dans le Service de Sécurité SS, le Sicherheitsdienst – le SD – aux côtés de Heydrich, Numéro 2 de la SS. « Nous ne pouvons nous situer hors de l’histoire et de l’époque », souligne alors lui-même Heidegger : « pas plus que Nietzsche », insiste-t-il.
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Comme pour Nietzsche, ou comme pour Hegel, ajoute-t-il, l’époque va peser lourd. Mais cette fois ce n’est pas Bismarck ou la bataille d’Iéna qui pèsent dans la balance. La pesée de l’histoire est terriblement plus lourde. Ce n’est pas une raison pour laisser peser ce poids aujourd’hui sur notre propre expérience, au point de la conduire passivement à « tituber », de la façon décrite alors si étrangement dans le Cours d’été 1935 et dans la Postface de 1943, qui invoquent cette périlleuse « polémique » avec l’homme du SD. Il serait temps aujourd’hui de mesurer les enjeux et les dangers de ces temps de détresse. Ainsi que la façon fort détournée dont ils entrent dans le discours ultérieur et appuient jusqu’à nous.
Dialoguer sur la tragédie Heidegger vaudrait mieux que la « polémique aveuglée » qu’il a lui-même subie en 1934 et qu’il nommait ainsi en 1943. Nous ne sommes plus aux temps qui imposaient de s’aveugler les uns les autres et soi-même, dans la fureur polémique.
À nous de laisser parler plutôt, s’il le fallait, la spottische Ingrimm nietzschéenne, la « furie ironique » des situations. Car cette tragédie, implacable par tant d’aspects, recèle pourtant des ressources socratiques inattendues. Et qui relèvent bien de la philosophie, surtout en prenant ce vocable sur le mode du Gorgias, où Socrate feint d’adopter avec un enthousiasme littéral les propos du bouillant Calliclès. Ainsi joue-t-il ce rôle que Nietzsche apprécie tant chez lui – de buffo.
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Car il y a aussi de la buffa dans la solennité heideggerienne, tragédie pour la philosophie et désastre dans l’histoire. Elle nous prévient de ne pas prendre avec une solennité excessive le sérieux avec quoi il prend en considération un Führer aussi risible que malfaiteur.
Elle aide à supporter la pesanteur de l’atrocité historique.
Elle ouvre aussi la voie au travail sur le change de forme et le change matériel que nous avons ouvert, voici plusieurs décennies, dans l’accompagnement paradoxal de Hölderlin et de Marx. Et que vous avez repris à votre façon et peut-être à votre insu. Cette rencontre des termes n’est pas privée de sens.
Ce change matériel hölderlinien, qui « arrache la forme » dans le marbre des collines de l’Attique, nous devons l’approcher ici dans la pierre de l’histoire, au pire de sa lourdeur. Là où celle-ci est moins ciselée que cisaillée, déchiquetée, martelée.
J. P. F.
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Que fait-on du « change » quand la couche est souillée? On le met à la poubelle. Le « blanchir » serait inutile. On ne lave pas le sang de cinquante millions de morts avec une poudre à lessive.
Michel
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