Rainer Marten et le secret de Heidegger

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Dans un forum radiophonique de la Südwestrundfunk du jeudi 30 juin 2005 le professeur Rainer Marten, qui a été étudiant de Heidegger, rapporte une parole de Heidegger d’une extrême importance. Voici l’extrait : « Et quand Derrida triomphe en disant qu’Heidegger n’a jamais nommé l’ennemi, alors je trouve que Faye dit avec raison qu’il faut voir ce que Heidegger avait en tête. Il nous a toujours dit dans ses séminaires « On doit pouvoir beaucoup taire, pour rester éloquent. »

Il est paradoxal, mais sans doute davantage inquiétant et choquant, qu’un maître en philosophie puisse faire une telle déclaration. On devine ce que certains ont tout de suite eux-mêmes en tête : Heidegger, faisant de la résistance spirituelle dans un régime épouvantable il fallait bien, pour continuer de penser, faire comme un voeu de silence.

Mon interprétation est différente : la petite phrase de Heidegger n’est autre que le « secret de fabrication » de l’introduction du nazisme dans la philosophie.

Tel est l’élément central du dispositif heideggérien de l’hitlérisation de la pensée : taire pour pouvoir être « éloquent », c’est-à-dire pour pouvoir constituer un nazisme spirituel.

Tel est surtout le « problème » que doit affronter la philosophie : ce qu’elle ne trouve pas sous la forme d’un nazisme à l’état d’évidence chez Heidegger – et que la phrase à caractère philosophique permet précisément de coder ou d’occulter – est une condition de l’introduction du nazisme dans la philosophie.

D’une autre façon, pour reprendre le mot à Jean-Luc Nancy, Heidegger ne peut être taxé de « faussaire » en philosophie. Car, en réalité, il faut prendre trés au sérieux l’idée de Heidegger d’une fin de la philosophie, fin qu’il justifie en tant que fin de la « métaphysique ». La reprise de Nietzsche est ici un prétexte pour justifier une liquidation de la raison.

Car, de manière incroyable, Heidegger prend appui sur la philosophie pour introduire le nazisme dans la pensée. Mon hypothèse est accablante : pour Heidegger Auschwitz – dont il a pensé qu’il avait même été fermé trop tôt – est un succés qui ne peut qu’encourager tous les « nazis spirituels ».

« On doit pouvoir beaucoup taire, pour rester éloquent ». (Heidegger).

Auschwitz comme succés, voilà qui est parfaitement éloquent pour Heidegger! A condition de le taire comme tel!

Il n’y a donc rien d’étonnant à ce que Heidegger soit resté silencieux, à quelques susurrements près, sur les crimes du nazisme!

J’ajouterai donc  ceci au théorème heideggerien :

Il faut dire un peu pour taire beaucoup.

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Le blogaunaute pourra lire l’entretien d’où est extrait le témoignage de Rainer Marten en se rendant à l’adresse suivante :

http://www.cndp.fr/archivage/valid/93553/93553-15388-19342.pdf

Il pourra également se rendre sur le site des Cahiers Philosophiques lesquels consacrent un numéro à la question de Heidegger et de la politique.

http://www.cndp.fr/lesScripts/bandeau/bandeau.asp?bas=http://www.cndp.fr/revuecphil/accueil.htm

On notera cependant que la revue se garde bien  d’évoquer explicitement, dans ses titres, la question du nazisme elle-même. Un Heidegger nazi est une telle monstruosité que l’association classique « philosophie et politique » permet de la tenir à distance.

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2 commentaires

  1. La recherche n’a pas encore pronocé son verdict sur Heidegger. Qu’un aussi grand philosophe ait voulu Auschwitz est improbable. Et comment introduire la nazisme dans la pensée alors que le nazisme est un doctrine? Quoi que l’on en dise, Heidegger reste avant tout un penseur. Je pense que la plupart des gens ne le comprennent pas et n’ont même pas lu être et temps (J’en fais d’ailleurs parti), alors il est simple de puiser dans le ressentiment légitime des victimes du nazisme afin de s’affranchir des efforts qu’exige l’accès à une oeuvre aussi difficile.

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    Réponse de Skildy :

    J’ai lu Heidegger et notamment Etre et temps. Je ne peux plus le lire aujourd’hui qu’en prenant la connaissance la plus exacte possible du nazisme heideggérien.

    Je maintiens que Heidegger a voulu Auschwitz et s’en est félicité. C’est aussi improbable qu’Auschwitz même… et pourtant. J’ai dit ailleurs qu’Auschwitz était aussi un crime de l’Université. Juristes, « philosophes », ingénieurs, gestionnaires, mécanographes (avec la complicité d’IBM), chimistes etc. ont fait en sorte qu’il ait pu avoir lieu. Ils n’ont pas seulement agi sous la menace du parti nazi, beaucoup ont été des croyants fervents de la doctrine.

    Mais quand Heidegger donne l’impression de critiquer le nazisme c’est précisément pour opposer à la doctrine une vision ontologique et historiale du « mouvement ». Pour lui  l’extermination est le fait d’un « commencement originaire ». Il donne un vocabulaire d’apparence philosophique au crime de masse d’état… C’est le nazisme « haut de gamme ».

    La doctrine c’est la « coccinelle »… la voiture du peuple. (Volkswagen).

    Heidegger c’est la Porsche sur commande et à tirage limité.

    Mais je conçois que cela soit parfaitement écoeurant.

    SK

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  2. ah, le net et ses intervenants qui commencent par balancer (au mieux des) généralités creuses pour ensuite ajouter qu’ils n’ont pas lu les livres dont ils parlent … bon internet a au moins cet avantage sur l’université que ceux qui n’ont pas lu mais l’ouvrent quand même l’avouent.
    Etonnant ce Rainer Marten, clairvoyant sur l’antisémitisme de Heidegger, mais qui essaie de rethéologiser pathétiquement cet ennemi déclaré du christianisme.
    Pendant ce temps, si j’en crois le Monde, Francoise Dastur, qui n’a toujours pas entendu parler du nazisme de Heidegger, est toujours convaincue que c’est par lui qu’il faut penser notre condition de mortel, et en finir « avec cette recherche d’un « remède » contre la mort. » Beau programme, j’en attends les détails …

    J’attends avec plus d’intérêt ce numéro de Theologie.Geschichte sur le christianisme et l’héritage nazi où est intervenu Emmanuel Faye :

    http://aps.sulb.uni-saarland.de/theologie.geschichte/inhalt/2007/29.html

    Emmanuel Faye
    Le national-socialisme de Heidegger et les catholiques français
    Contribution à une réflexion d’ensemble à partir de quelques exemples
    (Résumé d’exposé, colloque „Theologie und Vergangenheitsbewältigung II. Französischer Katholizismus – deutscher Protestantismus 1930-1950“, 12. à 14. janvier 2007)
    Traiter de la réception de Heidegger chez les catholiques français n’est pas un sujet facile. Nous nous heurtons en effet à une contradiction majeure : comment un auteur aussi radicalement hostile au christianisme en général et au catholicisme en particulier a–t-il pu bénéficier d’un accueil favorable chez maints philosophes catholiques ? Pour comprendre cette contradiction, il faut tenir compte de plusieurs raisons. Nous en distinguerons quatre. La première, c’est que bien des textes de Heidegger les plus radicalement hostiles au christianisme et au catholicisme n’étaient pas connus en 1945. On disposait cependant de suffisamment d’éléments pour voir clair dans ses positions. La seconde, c’est que Heidegger a usé de stratégies éprouvées, comme on le voit par exemple dans sa rédaction de la Lettre sur l’humanisme de 1947. La troisième, c’est le rôle capital qu’ont joué philosophes et théologiens catholiques et heideggériens de Fribourg dans la réintroduction, après 1945, de la doctrine heideggérienne dans le catholicisme. La quatrième, qui est sans doute moins connue, c’est l’influence de certaines personnalités éminentes de la vie intellectuelles française dans la propagation de sa doctrine, et dont les orientations, dans les années 1939-1943, ont vraisemblablement joué un rôle dans l’intérêt qu’elles ont porté à Heidegger.
    Nous devons par ailleurs bien préciser les limites de notre étude. N’étant pas théologien, mais philosophe, nous n’entendons pas traiter de la relation de Heidegger à la théologie – sujet qui a d’ailleurs été maintes fois traité – mais des conditions de sa réception par un certain nombre de philosophes catholiques. Nous ne chercherons pas à être exhaustif – tâche impossible dans les limites d’une conférence –, nous tenterons, au contraire, d’approfondir l’étude de quelques cas représentatifs. Pour rester dans l’esprit de ce colloque, nos considérations seront surtout historiques et factuelles et nous nous attacherons à citer directement les textes et les propos des auteurs. Ce n’est que de façon ponctuelle que nos considérations seront plus spéculatives.
    Une autre difficulté de cette étude, c’est que toute analyse de la réception de Heidegger dans tel ou tel champ culturel, suppose des recherches préalables et approfondies sur la doctrine même de Heidegger. Nous sommes donc obligé de supposer connues, au moins dans leurs grandes lignes, les thèses et les analyses exposées dans notre travail sur Heidegger – actuellement en cours de traduction en allemand. Seuls quelques éléments clé pourront-être évoqués.
    Nous proposerons quatre études:
    (1) La radicalité de l’anti-catholicisme de Heidegger et la stratégie mise en œuvre après 1945. La croyance völkisch qui constitue le fond de la doctrine heideggérienne, repose sur la conviction d’une supériorité ontologique radicale de la souche (Stamm) et de la race (Rasse) germaniques, qui autorise explicitement toutes les dominations, toutes les discriminations, et même l’« extermination totale » (völligen Vernichtung) de l’ennemi greffé sur la racine la pus intime du peuple (GA 36/37, 91). Les fondements de cette croyance sont à l’opposé absolu de l’esprit chrétien et elles détruisent tout sens humain. Il n’est donc pas étonnant de constater avec quelle virulence Heidegger s’en prend au christianisme et au catholicisme, lorsque la situation historique le lui permet. Nous en donnerons quelques exemples.
    (2) L’influence de certains catholiques heideggériens allemands de Fribourg sur le monde francophone ne doit pas être éludée : nous prendrons pour exemple l’heideggérianisme radical de Max Müller et son ascendant sur Roger Munier, traducteur de la Lettre sur l’humanisme.
    (3) Certaines hautes personnalités françaises favorables à Vichy, voire accueillantes aux nationaux-socialistes ont joué un rôle problématique de passeurs. Nous étudierons les cas assez différents de Maurice de Gandillac et de Jean Guitton. Nous analyserons notamment la relation peu connue de Jean Guitton avec un disciple allemand de Heidegger – le philosophe national-socialiste Hans Heyse –, et l’influence après 1945 de Guitton dans la ‘sacralisation’ de Heidegger.
    (4) Alors que le thomisme français, avec des personnalités aussi différentes que Jacques Maritain, Marie-Dominique Chenu et Etienne Gilson, avait plutôt bien résisté à l’heideggérianisme, cette résistance a finalement été en partie contournée, et nous montrerons de quelle manière. Nous évoquerons brièvement une période plus récente que celle prévue par ce colloque, mais dont la connaissance est indispensable pour accéder à une vision d’ensemble et actualisée du problème.
    En effet, après avoir envahi la philosophie, il serait particulièrement préoccupant que la doctrine de Heidegger puisse pénétrer massivement le catholicisme. Cela pourrait conduire à des excès comparables à celui dont témoigne un article récemment publié par la F.A.Z., et que nous évoquerons à titre d’exemple.
    Heureusement, la conscience critique de ce que représente véritablement Heidegger s’est manifestée chez plus d’un historien, philosophe ou théologien catholique en Allemagne, en Suisse et en France : nous pourrions évoquer Hugo Ott, Ruedi Imbach, Kurt Flasch, Charles Morerod…, mais nous conclurons sur la prise de conscience très remarquable d’Henri de Lubac, dans un texte de 1942 qui vient d’être réédité, pour montrer que les choses étaient déjà claires, pour certains, dès les années 1940.
    Auteur:
    Dr. Emmanuel Faye, né en 1956, maître de conférences en philosophie, université de Paris X-Nanterre

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