Heidegger et Schmitt : adhérents ou nazis?

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Le philosophe Martin Heidegger, de manière déjà ancienne, et le juriste Carl Schmitt, de manière plus récente, sont devenus des références universitaires.

Or on trouve parfois de rapides présentations de ces auteurs et de leur oeuvre faisant état d’une adhésion à la NSDAP – parti nazi. Luc Ferry, par exemple, dans un ouvrage pourtant réédité en 2007 dit à propos du philosophe et seulement entre parenthèses :  “(Heidegger a adhéré au parti nazi durant quelques mois)”. D’abord cela est faux et l’on sait que Heidegger a payé ses cotisations jusqu’en 1945.

Le problème n’est même pas là. Précisément parce que je ne doute pas que ces auteurs soient des intellectuels d’une certaine envergure leur rapport au nazisme concret est à la fois un rapport comportant des implications précises, pour le moins au cours de certaines périodes, et un rapport se présentant comme beaucoup plus lointain, parfois même teinté de distance critique.

Ce sont en réalité des nazis, des nazis de tête acharnés, et c’est à mettre au crédit de leur intelligence politique que d’avoir su élaborer une stratégie de disjonction. Le nazisme est une doctrine du crime de masse d’état, ignoble et abjecte, et cela fait partie de son dispositif que d’être représentés par des intellectuels en situation d’honorabilité académique. Cela lui permet d’assurer une continuité que les techniciens de la mort ne permettaient pas.

Dire que Heidegger a adhéré au parti nazi durant quelques mois et n’émettre aucune réserve sur le sens politique de son oeuvre revient à jouer le jeu voulu par  le dispositif nazi lui-même. Ici l’expression de dispositif a pour utilité de souligner l’hétérogénéité fonctionnelle du personnel nazi. Sans compter les kapos, les mercenaires, les auxiliaires, il comporte dans ses rangs de « bonne race » aussi bien des ouvriers spécialisés de la mort, des ingénieurs de la concentration et du crime, des idéologues médiatiques que de fins universitaires. Parmi ces derniers quelques grands noms permettent d’assurer dans l’honorabilité la « transmission » de la doctrine.

Heidegger a magnifiquement réussi à créer comme un « espace vital » philosophique aux fondamentaux du nazisme. Une des preuves étant précisément que cela peut rester parfaitement invisible.

Mais toute la thématique de l’Etre, par exemple, qui sert parfois à caractériser la démarche heideggérienne, peut toujours se traduire dans la langue de la terre, du sang, du « commencement originaire » c’est-à-dire, selon nous, du droit à l’extermination. Il y a une politique heideggéro-hitlérienne de l’être, et elle est une politique de la décision d’extermination.

Ce qu’il faut continuer inlassablement à explorer repose sur le principe qu’une justification à caractére philosophique de l’abjection nazie ne pouvait absolument pas se faire sur le mode de l’évidence. Ce qu’il faut viser à terme, même si cela se compte en dizaines d’années, c’est de parvenir à apprécier dans quelle mesure certaines pages échappent vraiment au rôle de camouflage, de façade d’honorabilité et de légitimation d’une ontologie qui recèle en son fond une « politique de l’être » qui est en réalité celle du crime d’Etat.

De Carl Schmitt on dit donc qu’il a été membre du parti nazi et qu’il a même oeuvré dans des structures travaillant sur le « droit allemand ». (Lequel suppose, bien entendu, toutes les dispositions antijuives et relatives aux peuples inférieurs).

Or ces thèses sont commentées et discutées comme si elles n’étaient pas des « thèses nazies », mais seulement des thèses de quelqu’un qui a été un « adhérent ».

Sur ce point c’est reprendre à son compte ce que les têtes nazies voulaient qu’on fasse avec leurs convictions aprés l’effondrement du Reich, les mettre en arrière plan pour mieux assurer leur continuité dans le monde des idées. Ce ne sont pourtant que des convictions de criminels.

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1 commentaire

  1. Bonjour,

    petit retour sur ce blogue après quelques lectures complémentaires,

    parfaitement d’accord avec vous cette « mode » de C Schmitt et le plan marketting de la GA de Heidegger présentés quasiment sans aucune précaution horatoire comme de « grands penseurs », qui du politique, qui de la métaphysique fait froid dans le dos.

    Tout çà dans un contexte d’éffondrement de la capacité critique moyenne..

    Je crains que cela ne fasse pas mal de dégats dans les générations à venir mais je vais tenter une note d’optimisme qd même :

    – il n’est plus possible grâce surtout à faye père et fils de lire heidegger « avec les yeux de kierkegaard » le nazisme du personnage est qd même su et reconnu du public universitaire (voir à ce sujet la note pleine d’humour de deleuze et guattari sur les dénégations des heideggeriens dans qu’est-ce que la philosophie)

    – comme il est si bien montré sur ce blogue et ailleurs dans le texte de heidegger, le caractère profondément anti-universaliste particulièrement dans son l’hostilité à descarte de l’oeuvre de heidegger plaidant pour un re-enracinement de « la pensée » dans les modalités d’un sol et d’une race devrait (le conditionnel est malheureusement de mise) amener tout prétendant philosophe a rejeter l’adhésion à cette pensée. (l’affirmation de H qu’on ne pense qu’en allemand c’est suffisant pour qualifier le côté proprement particulier de cette pensée )

    la philo se situant depuis ses origines dans le domaine de l’universalité, en sortir peut-être légitime (le marxisme par exemple est une sortie légitime de la philo) mais c’est en effet… en sortir. c’est ce sens et seulemnet en ce sens que l’oeuvre de H s’écarte de la philo (je passe volontairement sur le côté infâme de ses présupposés)

    – reste tout de même à mesurer l’ampleur de la fascination qu’elle permets (le texte de H, très lourd au premier abord, entraine son lecteur dans une sorte d’ivresse des profondeurs apte à inhiber sa capacité critique) expérience intéressante. Peut-être est-il possible de voir ce qui dans l’oeuvre de heidegger peut être quelque part être repris à la manière d’un biologiste fabriquant un vaccin

    Aussi, je suggére de modestement de passer à un autre registre que celui de la seule dénonciation du nazisme heideggerien. Pourquoi ne tenterions nous pas une distanciation critique doublée d’une sorte d’isolation des « principes actifs » de l’heidegeriannisme, ce que jean-pierre faye appelait une critique de l’économie narative à l’oeuvre, cela permettrais de continuer à parler d’H et de le lire (comme on lit et on parle de Sade par exemple) tout en continuant à faire de la philo

    bref, à bientôt

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