« La science ne pense pas », a dit Heidegger. Elle est du côté des étants non de l’Etre et on n’a pas à lui reprocher de ne pas faire – penser – ce qui n’est pas dans sa mission. Penser se mouvrait dans la « désoubliance » de l’Etre, de cette question de l’Etre obscurcie depuis cette métaphysique dont la science serait l’expression fidèle et à ce titre non pensante.
Tout se tient surtout si, comme il faut s’y attendre, on considère le nazisme de Heidegger – « nazi-très-ordinaire » – loin de la pensée de Heidegger « penseur-du-siècle ».
Mais tout se tient encore davantage si, précisément, on déchiffre le nazisme à caractère philosophique du philosophe.
Dire « la science ne pense pas » c’est d’abord, et surtout, installer une autorité spirituelle. Et quand cette autorité se met du côté de l’Être, cet être si maltraité et si oublié, il est certain que sa parole se trouve comme sanctifiée. Si sanctifiée qu’elle peut alors se faire « penser agissant » et décision. Et la décision par excellence ne fut pas autre chose que l’extermination, le « concept d’Auschwitz » bien en place chez Heidegger avant la décision officiellement officialisée à Wannsee en 1942.
Si la science ne pense pas Heidegger n’a tenu qu’un discours destiné à légitimer une conception de l’histoire où le peuple capable d’entendre la question de l’être a autorité pour exercer le droit d’extermination et à la mise en esclavage.
La « science ne pense pas » a alors surtout pour fonction de faire obstacle à l’appropriation sociale des procédures d’expérimentation, de validation, de falsification, de confrontations contradictoires.
Cela met le « penseur », qui s’oppose alors à toute la science en tant qu’elle ne pense pas, dans une position d’infaillibilité. Au reste, et on comprend pourquoi, ce penseur prend soin de se mettre à l’abri de la poésie et non de la philosophie, cette philosophie qui aime trop la science pour pouvoir penser.
Mais cette infaillibilité est d’un genre spécial, du genre « nazi ». Il est indiscutable que le « peuple allemand » est le nouveau peuple de l’être, après le peuple grec, et qu’il lui incombe de procèder à un nouveau commencement, à un commencement originaire. Et celui-ci suppose l’extermination, le « tournant » de l’extermination. Le tournant des années 30 n’est autre que la décision « ontopolitique » de l’extermination.
Donc la science ne pense pas. Les chimistes qui ont permis la mise au point du gaz zyklon B ne sont en rien des penseurs. Seul, avec quelques rares autres, Heidegger a pensé, et il a pensé en termes de décision, de tournant, d’extermination.
« La science ne pense pas » décide donc que seuls quelques « Heidegger » sont des penseurs et que, parce qu’ils sont les vrais penseurs, ils ne se trompent pas quand ils secondent spirituellement Hitler dans son « oeuvre » thanatocratique.
Le « thème de la destruction de la Terre » devient ainsi un thème global, sans détermination ontiques précises, et laissé à la discrétion du penseur-décideur(-génocideur).
Ce sont pourtant des scientifiques « qui ne pensent pas » qui sont aujourd’hui en mesure de décrire avec une assez bonne précision la causalité à l’oeuvre dans la destruction de la Terre.
Ce savoir devrait devenir le bien commun de tous, proposé à l’élaboration de stratégies de sauvegarde. Je veux bien reconnaître que cela n’a rien d’évident.
Mais plus terrifiante encore m’apparaît cette attitude qui, au nom d’une pensée-pensée, revendique la légitimité de la décision thanatocratique.
« La science ne pense pas » a été dit dans un contexte heideggérien où le penseur est notamment entouré d’une garde de SS laquelle, directement ou indirectement, met en oeuvre le « tournant », la « décision ».
Si la science ne pense pas Heidegger, quant à lui, raisonne en criminel.
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