Reinhard Linde : sur la pensée totalitaire

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Le phiblogZophe publie la présentation en français d’un livre de Reinhard Linde, pour le moment non encore traduit en français. 

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Reinhard Linde

Bin ich, wenn ich nicht denke?

Studien zur Entkräftung, Wirkung und Struktur totalitären Denkens(« Est-ce que je suis quand je ne pense pas ? Études sur la pensée totalitaire, sa structure et son action, en vue de son infirmation »)

Centaurus Verlag Herbolzheim 2003

http://www.reinhard.linde.de.vu/   L’auteur, né en 1955, a achevé ses études d’histoire à la Humboldt Universität de Berlin en 1980. Son champ d’étude s’est formé dans l’opposition avec le régime de la RDA et lie l’analyse de la pensée totalitaire avec la formulation d’alternatives éthiques fondées philosophiquement. Il vit en auteur indépendant à Berlin.  

Préface

Il y a quelques années, Saul Friedländer a attiré l’attention sur les grandes lacunes qui subsistaient encore dans l’analyse de la pénétration psychologique de la pensée fasciste. Pour lui, il y a un désert théorique dans la recherche sur le nazisme, qui peut seulement être surmonté par une synthèse des différentes approches. Les études rassemblées et présentées ici tâchent de compenser ce manque, au moins dans les grandes lignes. Les textes cheminent vers une théorie de la structure psychodynamique de cette pensée totalitaire, à partir de laquelle, entre autres, la mentalité fasciste peut être analysée de manière prometteuse dans tous ses aspects théorisants, réactifs et pratiques.  Il y a une diversité idéologique des modes de pensée totalitaires. Le plus souvent ils se distinguent dans leur lettre en ce qu’ils s’opposent et s’attaquent les uns les autres. Mais dans tous les cas de figure, en pratique, ils mènent à la même terreur et aux mêmes comportements destructeurs. Ils ont toujours laissé transparaître qu’ils étaient en sympathie mutuelle et qu’ils jouaient les uns pour les autres une fonction de modèle. Ce qu’ils revendiquent dans leur contenu paraît dans les faits et à un indéniable haut degré : imprécis, détaché, et permutable à merci. Le noyau de telles idéologies doit donc plutôt être cherché dans un système caractéristique d’affects globalement négateurs que chacune de ces idéologies met pareillement à son fondement et qui se rapporte aux mêmes constellations historiques, sociales, politiques, individuelles (individualgeschichtliche).  L’interprétation de ce système composé de nombreuses étapes de radicalisation doit être réservée pour une étude théorique plus importante. Les textes ici présentés saisissent certains aspects singuliers de cette problématique et veulent donc apporter chaque fois une analyse scientifique concrète et autonome. Le premier texte, l’entretien de Sloterdijk avec Heidegger et Bahro, imaginaire mais construit en grande partie à partir de citations de ces auteurs, illustre la prétention et la versatilité de la pensée totalitaire. En même temps, il met au jour une analyse de quelques-uns de ses affects essentiels et de ses points nodaux. L’étude « Dans un élan d’amour pour le fascisme global ? » montre que le fondement de la domination totalitaire chez Sloterdijk et Heidegger correspond à une déshumanisation principielle de la majorité et à une déification d’une minorité d’individus. On y trouvera présentée pour la première fois une analyse systématique de l’idéologie du « parc humain » de Sloterdijk, et la démonstration de son antisémitisme. Trois études sont consacrées à la présentation du caractère totalitaire des positions les plus importantes de Heidegger. Faute d’une approche de recherche complexe appuyée sur les observations de l’histoire, de la philosophie, de la sociologie, de la politique, et de la psychologie sociale et individuelle, la recherche critique sur Heidegger ne s’est que peu arrêtée sur les (fécondes) études concernant ses rapports personnels et son inclination politico-psychologique en faveur du national-socialisme. Le principe interne de construction de l’intuition fondamentale qui a cours dans sa philosophie n’est pas mis au jour, par respect ou par résignation devant la dramaturgie violente et trompeuse de ses concepts. À la lumière de cette approche analytique complexe que l’on tâche de promouvoir dans la recherche, on rend manifeste que la totalité de la doctrine de l’être de Heidegger ainsi que son « analytique existentiale » conduisent de manière systématique — et on doit y sacrifier sa propre vie — à un « idéal » de la révolution et de la guerre völkisch d’agression. Bien des années avant 1933, il cherchait déjà à fonder universellement des comportements politico-ésotériques qui, dans leurs implications pratiques, devaient mener à ce système de la terreur que les nazis ont institué plus tard. D’un autre côté, on montre comment Heidegger transforme une problématique personnelle de souffrance résultant de la dépendance continue vis-à-vis des hiérarchies qui menaçent l’existence (Église et état-major impérial) et d’une isolation émotionnelle extrême en un fanatisme agressif sans limite, voué à l’asservissement et à la glorification de la mort. Si on ne se laisse pas impressionner par sa langue triomphante, cette langue de l’apparence qui procède par surdifférenciation, et inciter à des fausses associations sorties de son propre monde (plus pacifique) de l’expérience, alors surgissent de ces flots hallucinants de pures projections, des confusions logiques et des suggestions sournoises. Pour beaucoup des connaissances que j’ai acquises sur ces questions singulières, je suis redevable à la méthode suivante : examiner des passages inaperçus jusqu’alors dans les textes de Heidegger, découvrir l’explication du contenu des concepts dans des passages très éloignés ou dans des témoignages privés et, le sachant plagiaire, rechercher l’origine de sa position. Des informations très probantes se cachent aussi notamment dans les manœuvres de dissimulation de ses défenseurs, qui étaient bien informés de ses intentions réelles.  Dans l’essai de sociologie de la connaissance (wissenssoziologischen) Le monde de Heidegger est étudié en premier lieu l’arrière-plan expérientiel et relationnel propre à Heidegger, qui s’est d’autant plus reflété dans sa théorie qu’il l’a moins soumis à la réfléxion. Dans la comparaison des traces et des effets des arrière-plans biographiques et éducatifs de Cassirer/Plessner et de Heidegger dans leurs positions de pensée fondamentales devient visible combien étroit, pré-totalitaire et spirite était l’horizon de Heidegger, si bien que la fonction de complémentarité et de compensation de son utopie de l’Etat guerrier et de ses fantasmes de fusion populaire, jusqu’alors non étudiés, deviennent compréhensibles. Une digression sur la référence de la pensée totalitaire à une volonté purement subjective, non médiée socialement, s’y trouve intégrée. Sur cette base, le culte heideggérien de la mort et sa fixation guerrière sont étudiés dans l’essai L’être-jeté à l’aide du nouveau concept d’autisme social. On y étudie la réaction d’autisme social permanente et théorisée de Heidegger aux menaces existentielles dues à la conduite allemande de la première guerre mondiale, qui en tant qu’appel à la disposition à la mort et au combat völkisch contribua directement à la formation de l’extrémisme nazi. Sous cet éclairage, son image de soi et ses ambitions se révèlent comme des agressions dominées par l’angoisse et se niant elles-mêmes, et qui propagèrent auprès des plus faibles politiquement et socialement, comme une exigence inconditionnelle, la subordination à une Führung d’Etat préliminaire à la guerre totale.   Comme c’est précisément ce que fit le national-socialisme, il y avait une nécessité interne à ce que Heidegger se lie tôt ou tard à cette formation et qu’il y vise le rôle d’idéologue en chef. Ses leçons de 1933, publiées entre temps et auxquelles l’essai Faire front face à l’ennemi fait référence, le montrent de manière impressionnante. Son « nazisme privé » (comme des fonctionnaires nazis le lui ont reproché) était néanmoins un national-socialisme. Malgré toutes ses critiques envers la Realpolitik du régime, qui avait sa source dans une profonde déception due au blocage de son ascension dans la clique dirigeante, il n’a cessé jusqu’à la fin de promouvoir les nazis et de vénérer Hitler. Son engagement intime et son aide d’agitateur autonome culminèrent dans une ontologie de l’extermination de l’ennemi du national-socialisme, qui révèle un abîme d’implications exterminatrices. Ce texte démontre en outre que son concept fondamental de « Dasein » avait depuis le début une signification völkisch-raciste et a été développé en relation avec son révolutionnarisme radical.  Dans le dernier essai, Est-ce que je suis quand je ne pense pas ? la clarté et la responsabilité de l’attitude intellectuelle de René Descartes est opposée aux mystiques heideggérienne et marxiste de l’être et à leur concept irréfléchi de la connaissance. Il s’agit donc de la question de savoir ce qu’est penser et en quoi peuvent consister les fondements d’une attitude fondamentale de l’individu envers les hommes et les êtres vivants dans son environnement qui soit attentive, responsable, liante et juste.

(Traduit de l’allemand par Franck Cimreman.)

Sommaire

Discussions de travail entre éleveurs 12Entretien de Sloterdijk avec Heidegger  12Entretien de Sloterdijk avec Bahro  35 Dans un élan d’amour pour le fascisme global ? Sloterdijk, Heidegger et la violence de l’homme sur l’homme  50Le thème de Sloterdijk : la société d’élevage globale  52La base de Sloterdijk : peuple et élite chez Heidegger  57 L’antisémitisme de Sloterdijk : la catastrophe de 1945  67Ce qu’exige Sloterdijk : la violence de l’homme sur l’homme  75Le rêve de terreur de Sloterdijk : l’aventure de l’hominisation  83  Le monde de Heidegger  94Le monde civique de Cassirer et Plessner : symbole, structure, forme  96Le monde pré-totalitaire de Heidegger : angoisse et conscience  105Le monde totalitaire de Heidegger : la violence au sein de la POLIS  120Le rêve heideggérien du devenir-peuple allemand : l’événement du rassemblement du peuple  138  L’Être-jeté dans l’observatoire météo porteur de mort. Fixation guerrière, culte de la mort et autisme social dans la pensée de Heidegger  152Crever par millions  152Des tournants que l’on a la précaution de s’inventer par gros temps 170La grâce sans effet de la survie accidentelle  184L’exigence hautement rémunérée de sacrifices dénués de sens  192Le triomphe  214Le sens de l’être : violence et mort  233Le fardeau de vivre  257L’image de soi contre l’angoisse derrière la maladie de coeur  271La sonnerie assourdissante et permanente  283 Faire front face à l’ennemi. L’ontologie heideggérienne de la guerre totale et de « l’extermination complète » de l’ennemi du national-socialisme en 1933  300Une « correspondance souterraine »  300La « vérité » du combat qui tue en masse 307

La guerre totale comme « puissance originelle de l’être »  316

La mission historique mondiale de la race arienne souche  320L’ instant historique mondial et la vérité  324  Est-ce que je suis quand je ne pense pas ?  330La pensée comme pendeloque de l’être  330Remémoration et autoréflexion  337Hommage à René Descartes  342L’incorruptible et la perfection  351 Bibliographie  361_________________________________________________________________________ 

Quatrième de couverture

Les phénomènes totalitaires ont été jusqu’ici presque toujours étudiés sous l’angle de vision de l’histoire, des sciences politiques ou du récit. Les lacunes de notre compréhension et de la recherche, qui demeurent et sont porteuses partiellement de lourdes conséquences, peuvent toutefois être tendanciellement résolues par l’association d’analyses relevant de la socio-psychologie, de l’éthique et de la critique philosophique. L’agir et la pensée totalitaires suivent une logique particulière en opposition diamétrale aux attitudes pacifiques et coopératives.Ces études se fixent pour but de montrer leurs moments et le type de rapport qu’ils entretiennent l’un avec l’autre afin de rompre le charme de la verbalité et du pathos totalitaires. Elles se concentrent plus particulièrement sur la relation entre la personne de Martin Heidegger et ses positions philosophiques, au sens d’une étude de cas, celui d’une démagogie totalitaire de haute ambition dans une large mesure soutenue ou non intellectuellement percée à jour. Dans le même temps sont présentés également quelques résultats de recherches factuelles et textuelles approfondies de grande importance pour la recherche sur Heidegger en elle-même. La fondation de positions éthiques qui rendent réellement justice aux êtres vivants et aux hommes en tant qu’individus est partie intégrante des textes. 

2 commentaires

  1. Merci pour ce beau texte ! Même si le travail auquel nous convie R. Linde semble inachevable.
    Je me permets de signaler d’autres textes importants sur le même sujet : tout d’abord, dans l’excellente revue de linguistique en ligne « Texto », la traduction de la recension du livre de Emmanuel Faye parue dans le Süddeutsche Zeitung : « C’était bien un philosophe national-socialiste ». Cette recension est l’oeuvre du grand historien de la philosophie et philologue allemand Kurt Flasch ; on remarquera que ce dernier salue la finesse d’Emmanuel Faye et sa compréhension de la langue allemande.
    La dite recension est précédée de la mise en ligne de la préface à la seconde édition de « Heidegger, l’introduction du nazisme dans la philosophie ».
    Pour aller lire ces deux textes, aller sur

    http://www.revue-texto.net/Quoi_de_neuf/Neuf.html

    Soit dans la revue « Texto » aller dans la rubrique « Quoi de neuf », puis faire défiler pour arriver à la sous-rubrique « Dans la rubrique PARUTIONS ET TRÉSORS » (cliquer sur les liens, les textes sont à lire en pdf).

    Sinon le déjà vieil article de Paul Tolila (« Nazisme et génocide : approches de la brutalisation » I – le silence, la brute, la culture »), paru dans la revue « Le banquet » n°15 en 2000, n’a pas pris une ride. Considérer sa démolution de « l’argumentaire » de François Fédier et Cie : au vu du récent débat, elle pourrait avoir été écrite hier : c’est que certains ne changent pas …

    http://www.revue-lebanquet.com/pdfs/a_0000271.pdf?qid=sdx_q1&code=

    Bonne lecture !
    Régis Ayoul.

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  2. Je vais lire ce livrede Tolila!
    J’ajouterai qu’un psychanalyste, (mon Professeur en psychanalyse) enseignait en 1970 que 30% des humains étaient structurés de manière psychotique (2 à 3% de ceux-ci décompensaient en psychoses aigües) dont 15% au moins s’adaptaient (sic) en structures perverses; tandis que 50% des humains restaient bloqués dans le flou des « Border Line » et 20% (d’ELUS de la Providence???) atteignaient la structure Oedipienne avec sa capacité dépressive de la responsabilité et de la culpabilité vraie constructive….
    Pouequoi certains ne changent pas? C’est qu’ils n’en ont pas les moyens psychiques! et leur grande capacité « intellectuelle » ne leur sert ici à rien…

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