Vérité philosophique, histoire et philologie : à propos de Heidegger

 

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(La réponse de Emmanuel Faye à une critique de Nicolas Weill parue dans Le Monde du 26 janvier 2007)

…..Pour procéder à l’interprétation philosophique et critique de Heidegger, on ne saurait faire l’économie du travail de contextualisation historique, de datation des textes et d’analyse philologique des modifications apportées par leur auteur au gré des éditions successives. C’est particulièrement vrai à propos des cours sur Nietzsche, dont les passages les plus compromettants ont été supprimés dans l’édition de 1961, puis rétablis dans la publication intégrale et posthume de son œuvre.

Illustrons cette exigence d’un exemple : Nicolas Weill nous objecte que « la critique de la technique […] ne naît pas après la défaite de la Wehrmacht » (Le Monde du 26 janvier 2007). Cela n’est pas exact. Si nous prenons le cours de mai-juin 1940 intitulé Nietzsche, le nihilisme européen, prononcé au moment de la victoire des armées du III Reich sur la France, nous y trouvons tout le contraire d’une critique de la technique. Au peuple français, présenté comme n’étant « plus à la hauteur de la métaphysique issue de sa propre histoire », Heidegger oppose l’impératif d’une « nouvelle humanité », capable de se laisser « totalement dominer par l’essence de la technique » afin de pouvoir précisément l’utiliser. Or cette « nouvelle humanité », c’est celle que le national-socialisme est en train de forger. Heidegger n’est plus dans le descriptif, mais dans le prescriptif : « il faut », dit-il, « à la technique moderne et à sa vérité métaphysique », une « humanité nouvelle, qui dépasse l’homme actuel ».Qu’il y ait là un véritable impératif, on le voit particulièrement dans la conclusion du cours, supprimée par lui en 1961, car trop compromettante. On y trouve en effet une vigoureuse apologie de « la motorisation de la Wehrmacht », élevée au rang d’« acte métaphysique ». Ce qui importe à Heidegger, comme aux armées nazies, c’est de déterminer qui gagnera la Seconde guerre mondiale, ou, dans son langage abscons, qui demeurera « capable de puissance » : « les empires démocratiques (Angleterre, Amérique) », ou « la dictature impériale de l’armement absolu pour l’armement », c’est-à-dire le IIIe Reich.

 …En vérité, ce n’est qu’après la défaite nazie que Heidegger va remettre en question la planétarisation de la technique. Il n’y procède en effet que lors de la conférence de Brême de 1949 intitulée « Le dispositif », puis dans celle sur « La question de la technique », prononcée en 1953 à Munich et publiée l’année suivante en tête des Essais et conférences.

Certes, dès 1940, Heidegger présente la lutte pour la domination planétaire comme l’aboutissement de l’interprétation moderne de l’être comme subjectivité qui proviendrait, selon lui, de Descartes pour culminer avec Nietzsche. Mais, à cette date, cet « accomplissement de la métaphysique » dans la volonté de puissance est encore conçu de façon positive. Heidegger entend alors donner une légitimité « métaphysique » aux victoires militaires du IIIe Reich.

   Surtout, cette récriture heideggérienne de l’histoire de la philosophie moderne repose sur un coup de force inacceptable. En effet, il n’existe aucune continuité de l’esprit cartésien à la puissance nietzschéenne et l’on sait d’ailleurs à quel point Nietzsche s’est attaché à saper les fondements de la philosophie cartésienne. C’est pourquoi Heidegger ne peut masquer cette opposition qu’en nazifiant la subjectivité. Il rapporte en effet celle-ci non plus, comme dans la philosophie de Descartes, à la conscience individuelle et au moi pensant, mais à l’auto-affirmation d’une nation, d’un peuple et d’une race : il pense donner ainsi figure à une « nouvelle humanité », ce qui est un thème central de la doctrine nazie. Il procède tout particulièrement à ce renversement pervers de la notion de subjectivité dans un long texte supprimé dans le Nietzsche de 1961 – que nous avons traduit pour la première fois en français dans notre livre -, ainsi que dans les notes sur Jünger tout récemment parues (Gesamtausgabe, vol. 48, p.211-212 et vol. 90, p.36).

….Ce que nous avons donc voulu montrer par nos recherches, c’est que la vulgate trompeuse que nous enseignaient, il y a plus de trente ans, nos professeurs heideggériens, ne résiste pas à une étude plus exigeante dans laquelle la philosophie utilise les ressources de la philologie et de l’histoire.

….Ainsi, qui pourrait nous faire croire aujourd’hui que le mot völkisch tel qu’il est utilisé en Allemagne, dans les années 1930, ne signifierait rien de plus que « national » ? En vérité, völkisch est alors connoté d’une signification raciste et antisémite tellement prononcée que ce mot ne  pourra plus être en usage après 1945, comme le souligne le dictionnaire Grimm parmi bien d’autres. En outre, à qui voudrait soutenir aujourd’hui que Heidegger n’emploierait pas ce mot dans son sens raciste, il suffit d’opposer ses cours récemment parus. Que dit-il en effet en 1934 ? «Souvent nous utilisons le mot ‘peuple’ au sens de ‘race’ (Rasse), par exemple dans l’expression ‘mouvement völkisch’ » (Gesamtausgabe, vol. 38, p.65). Dans la même page, il évoque ceux qui sont dénombrés comme allemands mais qui, « considérés de manière völkisch, sont racialement étrangers, n’appartiennent pas au peuple ». Plus loin, il évoque à nouveau le « mouvement völkisch qui veut rétablir le peuple dans la pureté de sa race » (ibid., p.61). On voit donc bien que Heidegger utilise le mot völkisch dans sa signification raciste, y compris lorsqu’il parle, dans le séminaire inédit de l’hiver 1933-1934, du « destin völkisch » du peuple allemand uni dans l’Etat du Führer. Nous reprocher à ce propos de « nazifier » son lexique ne constitue qu’un mauvais procès.

….Heidegger a voulu supprimer la vérité comme exactitude, pour lui substituer la « vérité » comme « dévoilement ». En réalité, après 1945, il a multiplié les falsifications de ses textes, modifiant ses cours des années 1930 pour les rendre moins inacceptables, puis ordonnant leur publication intégrale dans leur réédition posthume, lorsqu’il n’aurait plus à en répondre.

….Parce que nous pensons qu’il n’y a pas de vérité sans exactitude et que le philosophe n’a pas à confondre l’obscurité et la profondeur, nous plaidons pour une nouvelle manière de philosopher qui nous permette de sortir des ténèbres de Heidegger et de la vénération qu’elles suscitent. C’est en effet lorsque la philosophie prend appui sur la rigueur de la philologie et sur celle de l’histoire que la vérité se laisse discerner.  

Emmanuel Faye-Université de Paris X-Nanterre