Heidegger et Maxence Caron – Meurtres dans la cathédrale?

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Les éditions du Cerf, qui éditent des ouvrages de pensée religieuse mais aussi Appel, Benjamin, Chalier, Pierce.., ont publié récemment une somme heideggerienne  de 1760 pages due à Maxence Caron.

Heidegger, pensée de l’être et origine de la subjectivité

Ouvrage de Maxence Caron Ce livre est à l’heure actuelle et tout simplement le seul ouvrage d’ensemble sur la pensée de Heidegger. Si beaucoup tentent aujourd’hui, avec plus ou moins de bonheur, d’utiliser en sens unique l’incontournable lexique heideggerien et, même en s’en voulant les contradicteurs, présupposent ainsi en cette œuvre puissante une unité fondamentale, la possibilité de cette unité demeure paradoxalement la paralysante zone d’ombre interdisant encore l’accès au plus grand monument de la pensée contemporaine. Tout se passe comme si la longévité de Heidegger avait suffi à le rendre classique. Face à une pensée qui est devenue, consciemment ou non, une constante référence pour chacun, il était donc urgent de donner enfin à un auteur classique une monographie classique le concernant.Les études sur Heidegger sont fournies mais dispersées, épaisses mais éparses. Confronté à l’éclatement des recherches concernant une œuvre elle-même tout à la fois monothématique et singulièrement éparse, cet ouvrage met en évidence et en œuvre la cohérence qui maintient en un tout les multiples affluents du fleuve heideggerien.Constamment tourné vers ce que l’histoire de la pensée a légué de plus essentiel, Heidegger ne cesse néanmoins d’appeler le lecteur à ce que cette immense tradition porte encore de décisif pour notre avenir. C’est pourquoi un ouvrage qui entend restituer la cohérence de cette pensée retrace par la même occasion la totalité du chemin emprunté par la philosophie depuis son commencement, et séjourne au cœur de chacune des étapes de cette somptueuse histoire. Des présocratiques à Platon, d’Aristote à Descartes, de Kant à Nietzsche et Husserl en passant par Fichte et Hegel, cette étude regarde s’organiser l’imperturbable méditation de Heidegger d’abord dans sa confrontation avec les grandes époques de la pensée occidentale, puis dans sa teneur propre. La parole heideggerienne est réputée difficile. Une monographie qui entend être lisible ne peut se contenter de paraphraser la langue de l’auteur qu’elle choisit. C’est la raison pour laquelle Maxence Caron choisit – comme pour conjurer Babel et en accord avec l’esprit qui anime les œuvres de Heidegger – de laisser la parole poétique accompagner la pensée. On croisera ainsi sur le chemin de l’explication des figures telles que celles de Mallarmé ou de Rimbaud ; on lira également Supervielle, Rilke, Hugo, saint Jean de la Croix, Michaux, Claudel, Novalis, Valéry, Saint John Perse, Péguy, Char, et bien entendu Hölderlin dont la pensée heideggerienne a peut-être voulu ne devenir que la conscience. En suivant le chemin de Heidegger, nous accédons à la dernière grande pensée de l’histoire et avançons pas à pas au côté de celui qui a éperdument voulu retrouver la « magnificence du Simple ».

Ce livre a été couronné par le Prix Biguet 2006 de l’Académie française.

Jamais, sans doute, un auteur philosophique aura été l’objet d’appréciations aussi opposées. Dire de Heidegger qu’il est un nazi n’est pas proférer n’importe quelle accusation. La bibliographie de l’auteur devrait être « sanctionnée » d’une manière ou d’une autre. L’ampleur des crimes dont il se serait rendu complice est en effet telle qu’on voit mal, sinon en basculant dans la banalisation et la légitimation des technologies d’extermination, comment un tel écrivain pourrait demeurer au panthéon des philosophes.

Le prix de l’Académie française, attribué en 2006 à  l’ouvrage de Maxence Caron, que je ne me suis pas encore procuré est aussi, de fait,  une réponse à « l’éradicateur » et au « calomniateur » Emmanuel Faye.

Ce n’est pas l’événement lui-même, ayant fait mienne l’hypothèse de Faye d’un Heidegger « introducteur du nazisme dans la philosophie » qui me trouble mais bien la gravité des questions que pose cette invraisemblable, mais aussi douleureuse situation. 

Je rappelle, avant d’aller plus loin dans l’analyse de cette publicité des éditions du Cerf, les trois principaux « Heidegger » qui sont mis en scène, avec un relief variable, depuis la dernière guerre mondiale.

H1. Le premier Heidegger s’est gravement trompé en 1933. Il a commis la lourde faute d’apporter son soutien à l’hitlérisme notamment en acceptant une charge rectorale, charge dont il attendait qu’elle lui permette de réformer l’université allemande. La démission du rectorat de 1934 est la preuve que Heidegger a surtout péché par opportunisme puisque son geste fait la démonstration de l’incompatibilité entre sa pensée, ses vues politiques concernant l’université et le nazisme. La signification de rupture de cette décision est soutenue par des réflexions qui creuseraient à ce point le fossé entre l’hitlérisme et l’heideggerisme que le philosophe aurait habilement tiré parti de sa stature pour déployer prudemment et discrétement une activité de « résistance spirituelle ».

Ce Heidegger H1 est le Heidegger idéal des universitaires heideggeriens, des éditeurs et des attribueurs de prix. La « grande bêtise » est clairement identifiée, cernée. Heidegger lui-même l’a reconnue comme telle.

H2. Le second Heidegger est déjà un peu moins angélique. Il reste trouble et ambigü malgré son « revirement » de 1934. On reconnaît également que son silence d’après-guerre est pour le moins inacceptable. Il y aurait donc un Heidegger idéologue et « croyant politique » à peu près constant. Il serait passé de la « révolution conservatrice » au nazisme puis, après l’effondrement militaire du Reich, ne serait jamais totalement revenu de ses engagements. Il n’empêche il y a de la grandeur chez Heidegger. Il y a de la pensée et une pensée aux vues neuves et originales. Il serait parvenu, comme personne d’autre avant lui, à mettre en perspective l’histoire de la métaphysique occidentale notamment en l’espèce de d’un rapport de domination et de maîtrise, supposé à tort lui-même maîtrisable de manière humaniste, du monde. On peut donc distinguer entre l’idéologue (« abject » selon le mot même de Catherine Malabou) et le philosophe profond, créateur et « incontournable ».

Ce Heidegger H2 convient bien aux chercheurs et aux lecteurs qui, reconnaissant le risque d’une sorte de négationnisme, admettent la coexistence d’un homme peu fréquentable et d’un philosophe des plus estimables. Le premier ne contamine pas le second.

H3. Le « concept » de ce troisième Heidegger bouleverse au contraire l’édifice culturel et institutionnel heideggerien. L’idéologue se serait fixé comme objectif rien moins que d’ introduire le nazisme dans la philosophie. Il n’y a pas étanchéité entre la philosophie et l’idéologie. Mais ce n’est même pas d’une contamination ou d’un empiétement qu’il s’agit mais d’une instrumentalisation parfaitement consciente de ses finalités et, si je puis dire, si sûre de ses moyens que le stratagème a réussi : Heidegger est célébré par l’Académie française – à travers le prix attribué à Maxence Caron – et sanctifié par le panthéon de l’agrégation française de philosophie – par l’inscription du philosophe au programme de l’agrégation.

Ce Heidegger H3 est absolument incompatible avec un enseignement, une recherche et une pratique éditoriale classique. Nous n’avons pas à faire à une pensée, qu’on ne peut vraiment transmettre que si elle s’adresse à « tout homme », mais à une doctrine condamnable qui justifie indirectement l’exclusion, l’inégalité devant la « sécurité sociale » et, partant, le meurtre de masse, le génocide, l’extermination. La diffuser sous le couvert de la philosophie c’est être dupe et concourir à créer progressivement une situation qui pourrait se nouer de manière encore plus tragique que ce qui a déjà eu lieu il y a une soixante d’années.

Une telle « croisée des chemins » ne s’est jamais présentée dans l’histoire de la philosophie. Non seulement les trois Heidegger ne cessent de rivaliser sur la scène de la réception – lequel correspond à la vérité historique? – mais le troisième Heidegger condamne et disqualifie le penseur de la diffèrence ontologique et du Ge-stell : le grand critique de la modernité techno-scientifique  aurait couvert de ses ailes, en le justifiant, le fonctionnement des « fabriques de cadavres » du IIIeme Reich.

Il faut rappeler, au risque de la répétition – voir la catégorie du blog « Heidegger et le nazisme » – qu’il faut résolumment écarter l’objection qui voudrait qu’un discours philosophique ne puisse pas constituer un « produit nazi ». D’abord parce que le nazisme, pour être aussi « performant » qu’il a été, est irréductible à une série d’ignobles slogans. Le nazisme ne peut pas être présent dans la philosophie sous la forme de tels slogans, même traduits en langue techno-bureaucratique. Mais surtout parce que le « nazisme philosophique » – et l’heideggerisme serait un tel nazisme philosophique – constituerait précisément, et d’une manière quelque peu paradoxale, la forme idéale de la présence effective du nazisme dans le champ culturel.

En ce sens la performance « inouïe » de Heidegger aurait consisté à assurer cette présence en réussissant comme une réinscription par « retrait » du nazisme dans la philosophie. Ce stratégème conditionne précisément la réussite du projet d’introduction. Un nazisme évident aurait non seulement ridiculisé et disqualifié le projet aux yeux des lecteurs non nazis mais aussi aux yeux des lecteurs nazis intelligents. En ce sens le nazisme heideggerien constituerait la quintessence de ce que j’ai appelé le négationnisme de méthode. Lequel se distingue du négationnisme historique. Ce dernier n’est qu’un cas du premier mais s’applique, comme son nom l’indique, a ce qui a eu déjà lieu.

Le négationnisme de méthode – qui comprend et commande donc le négationnisme historique – est cette rhétorique particulière en vertu de laquelle il ne faut pas, pour que le crime ait lieu, qu’il soit anticipé et réalisé en tant que crime. Le concept de « fabrique de cadavres » signifie précisément que le nazisme  a commis d’autant plus de crimes qu’il fabriquait des cadavres et ne tuait personne. Et il fabriquait d’autant plus de cadavres qu’il ne tuait précisément personne, qu’il tuait de moins en moins de personnes. Cette dernière remarque souligne comment la réalisation même de l’extermination, en l’occurrence ce qu’on a appelé la « solution finale », crée une dynamique négationniste qui en conditionne la réussite. Plus cela tue, moins il y a de crime, et moins il y a de crime, plus on fabrique de cadavres.

Aux yeux de beaucoup parler ici de Heidegger, en l’associant à cette sortie « industrielle »  hors du champ de l’humain, constitue un crime, un sacrilège, une ignoble calomnie, un délire de « piètre penseur », un fantasme… Je dis d’abord et avant tout, qui suit libre d’envisager toutes les hypothèses sur la signification de l’heideggerisme, qu’on ne peut précisément pas faire l’économie d’avoir à envisager le pire  à savoir que le Heidegger historique coïncide avec le troisième Heidegger de la réception. Ce serait précisément commettre un crime contre l’intelligence d’interdire par intimidation l’examen de l’intelligence politique de Heidegger en ce qu’elle aurait réussi, à ce jour, l’ introduction du nazisme dans la philosophie. Et si cela ne peut s’argumenter qu’en défiant de manière irrecevable les attendus de la raison alors il  aura  effectivement eu lieu une pure et simple calomnie. Il faut souligner à ce point qu’il est très étonnant que le « tir de barrage » contre l’hypothèse d’Emmanuel Faye fasse si facilement fi de la dimension temporelle de toute recherche. L’hypothèse est dûment étayée mais elle constitue surtout un cadre problématique exigeant des mûrissements, des développements, des nouvelles lectures et traductions.

L’encart publicitaire pour l’ouvrage de M. Caron met en avant le thème de l’unité d’une oeuvre foisonnante et complexe. L’auteur aurait accompli la prouesse de permettre au lecteur d’avoir accès  « au plus grand monument de la pensée contemporaine ». Heidegger c’est de la pensée, de la pensée contemporaine, et de cette pensée contemporaine Heidegger en aurait édifié le « plus grand monument ». Tous les termes du slogan mériteraient d’être interrogés. Ainsi que leur articulation. Le lecteur désireux de s’instruire à propos de la pensée contemporaine se voit ainsi proposer une thèse, autant historique que philosophique, à savoir que l’oeuvre de Heidegger constituerait le plus grand monument de cette pensée. Le « contemporain » est fixé sur Heidegger. Et toutes les autres démarches, y compris celles qui continuent à se déployer aujourd’hui, sont  a priori minorisées en comparaison du « plus grand monument ».

En face de tous les signes d’honnorabilité qui encadrent les éditions du Cerf et l’Académie française le rappel de la fonction que Hitler, notamment dans le cadre de sa collaboration avec Albert Speer, a conflié aux « plus grands monuments » – Germania était censée être plus grande et plus haute que New-York et Paris réunis – n’a aucune chance de provoquer un mouvement d’interrogation. Il est entendu que Hitler et Speer sont  mégalomaniaques et presque ridicules et grotesques alors que Heidegger, c’est une affaire entendue, est légitime, sérieux, profond, essentiel, incontournable.

Si la thèse de l’introduction est fondée, ce que je crois, il appartiendra du moins en France à d’autres générations de méditer sur un certain gigantisme heideggerien. Et sur la manière dont certains intellectuels auraient été subjugués par ce gigantisme que la réputation de profondeur et de « fondamentalité » aurait arraché à la mégalomanie ordinaire du nazisme. Il faut bien des « plus grands monuments » pour tout le monde. Des méga-gares pour le tout venant, des cathédrales de lumière pour les familles réunies et massifiées dans les cérémonies, des cathédrales de sens pour intellectuels, des plus petits aux plus grands (dans la mesure du possible).

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ZzzzzzzzzzzzzzzzzzzzzzgermaWelthauptstadt (« capitale du monde ») Germania était le nom qu’Adolf Hitler avait donné au projet de renouvellement de la capitale de l’Allemagne. Il était convaincu de l’importance de la culture dans la création d’un empire pérenne. La réalisation de travaux « pharaoniques » aurait aussi inscrit l’Allemagne dans l’histoire tout en créant un symbole de l’architecture massive nazie. Welthaupstatd Germania faisait partie de sa vision pour le futur de l’Allemagne après la victoire programmée dans la seconde guerre mondiale. (Source wikipédia).

 

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Oui, je ne suis pas sagement assis dans la cathédrale Heidegger attendant la clé qui me ferait comprendre son unité. Non, je ne me fixe pas comme idéal de devenir un tel fidèle. Je la regarde d’abord comme un objet problématique partageant avec l’utopie hitlérienne de Germania d’être d’abord et avant tout une entreprise de captation et de soumission.

Cela suffit pour m’exclure des « gens sérieux avec qui on peut parler ». Je devrais avoir honte de rabaisser une grandeur spirituelle au rang de fétiche nazi colossal. Voilà la « démocratie » : un blogueur s’autorisant de sa « médiocrité » pour traîner dans la boue un grand philosophe!

Soit, mais avant de tenir compte de l’adresse, je voudrais en savoir plus. Je voudrais éprouver en quoi ce monument sanctifié par l’Agrégation et l’Académie française mérite d’être soustrait à la série des « choses du monde nazi ». Mais, quoiqu’il en soit, et je vais naturellement avancer maintenant en direction du troisième Heidegger, je ne serais pas « au minimum » convaincu de la pertinence qu’il y a, pour la France, a prendre la tête d’un mouvement de reconnaissance d’un auteur qui a rejoint librement, à une époque, l’équipe de Hitler.

D’accord cela a été maintes fois dit : il en serait revenu, de sa grande bêtise, et soulagés de cette revenance, nous pourrions éprouver la satisfaction de pouvoir reconnaître la grandeur et l’importance d’une pensée.

On a reconnu la topologie de la croisée des chemins :

° Ou bien le décrochage a bien eu lieu, et l’on a raison de panthéoniser Heidegger. (Certains vont donc jusqu’à construire un Heidegger « résistant spirituel ».)

° Ou bien le décrochage n’a pas vraiment eu lieu, mais l’idéologie est aisément distinguable du philosophique.

° Ou bien le décrochage n’a pas vraiment eu lieu, mais le philosophique est habilement et cyniquement instrumentalisé par l’idéologie.

° Ou le décrochage n’est voulu qu’apparent afin que l’instrumentalisation puisse s’opérer à distance de la « bassesse externe » d’un mouvement dont Heidegger en exprimerait la « grandeur interne ».

C’est cette dernière possibilité que je crois réalisée.

Que l’on argumente de la qualité d’une pensée pour passer outre ce que la quatrième possibilité décrit serait le pire qui puisse avoir lieu. Ce n’est au reste jamais ce qui est soutenu, et on comprend pourquoi, par les panthéonisateurs.

La réalité est peut-être plus « prosaïque ». On ne va pas jusqu’à la quatrième possibilité parce que cela facilite le « marketting » heideggerien. Mais on estime surtout (et à tort) que le nazisme de Heidegger est inoffensif : on n’a donc pas de scrupule à avoir pour se reconnaître dans certaines thématiques. Heidegger philosophe est traité comme Wagner musicien. Le génie excuse l’homme.

J’appellerai cela le « pari du somnanbule ». Il faut espérer que le contexte ne devienne pas tel que ceux que j’appelle des « heideggeriens affranchis » ne soient pas en mesure de fournir un jour les pseudo-justifications de la pire des politiques.

Ce que je trouve profondément inquiétant est, dans toute cette histoire, le fait que le nazisme soit en réalité méconnu. Il est par trop commode de le réduire aux camps et aux slogans abjects. Il n’est pas difficile de le condamner moralement. Mais une telle condamnation ne prouve rien si elle n’est pas accompagnée d’une connaissance réelle de l’ensemble du dispositif nazi. Le « dispositif Heidegger » est un sous-ensemble de ce dispositif.

Nous voulons dire par là que le fait que le nazisme est irréductible aux camps et aux slogans – il a fallu notamment une « politique culturelle » pour rendre Auschwitz possible – a son pendant dans ceci que le nazisme n’ est pas un événement passé.

Notre thèse est que le nazisme continue à être une menace pour une partie de l’humanité et sans doute pour l’humanité entière elle-même.

La population tutsie du Rwanda l’a pour ainsi dire amplement expérimenté.

On notera au passage, et ce n’est pas sans être quelque peu ironique, que le nazisme s’est aujourd’hui mondialisé et qu’il n’est plus une doctrine de la supériorité aryenne. La case « supériorité aryenne » était de toutes façons comme une case vide et celle-ci peut-être occupée par n’importe quel groupe désireux de tirer profit de son appartenance à un groupe dominant pour « gagner du galon » au détriment de minorités diabolisées. Le binôme Hutu-Tutsi est une traduction du binôme Aryens-Juifs.

On se demandera notamment  : « que veulent donc les nazis? » Je répondrai provisoirement rapidement que, croyant ou non en leurs propres slogans et justifications, les nazis sont des acteurs sociaux qui, en procédant notamment en une massification du peuple, cherchent à s’emparer et à jouir du pouvoir en justifiant leur mission au détriment de minorités qu’ils diabolisent et vouent au « nettoyage » et à « l’extermination ». En ce sens ce sont d’abord des liquidateurs du politique.

Notons que les génocideurs Hutus, réunissant probablement au sommet des personnalités africaines  et des conseillers dûment formés aux « technologies nazies » – ce qui constitue un cas de la corruption qui sévit en Afrique – ont battu le record des SS. En deux ou trois mois, en combinant le transitor contemporain à l’ancienne machette, ils ont exterminé quelques 800 000 personnes. Au nombre de personnes tuées à la minute ils ont battu le record des SS.

Dans le cas du génocide anti-tutsi la grande intelligence des nazis tropicaux aura surtout été d’avoir conçu une fabrique « virtuelle » de  cadavres. Au lieu d’édifier des centres industriels d’extermination, ce qui aurait attiré l’attention des institutions internationales, ils ont conçu des modes opératoires reposant sur la souplesse, la mobilité et la fluidité. C’est le pays lui-même qui se transformait ici ou là, au fur et à mesure des « commandes », en fabrique de cadavres.

En quoi, dira-t-on avec de la colère et de l’indignation dans la voix, un Heidegger peut-il avoir de commun avec les auteurs de ces abominations?

Il a quelque chose à voir parce qu’il s’est pensé comme l’expression-constitution de la grandeur interne du nazisme. Il a quelque chose à voir parce qu’en 1945 il a encore eu le souffle nauséux de déclarer, dans un texte daté du jour de la victoire des alliés, que la pire cause de la dévastation était l’égalité des conditions devant la sécurité sociale. C’est absolument et définitivement d’une abjection totale. Car cela signifie que la « non-dévastation » heideggerienne c’est précisément la diversité des statuts devant la « sécurité sociale ». Bref, c’est la « sélection ». C’est, dans la philosophie, la justification d’Auschwitz!

La « séduction Heidegger » ne serait que l’expression d’une pulsion de mort criminelle jouissant à la fois de ses prérogatives « dispositionnelles » et de ses dissimulations.

L’heideggerisme est précisément un « dispositif  » conçu pour disqualifier d’avance, en les rendant invisibles et muettes, les victimes.

Je considére plutôt tragique et profondément déchirant que Heidegger ait enseigné à des étudiants juifs. Ce fut peut-être, pour certains, le dernier fil qui les reliait encore à l’Allemagne de leur coeur, celle de la culture et de la pensée. Mais Heidegger les avait déjà trahi. Comme il n’a jamais cessé de les trahir. Heidegger, c’est le roi de la traîtrise, de la traîtrise en humanité. C’est l’ontologie de la sélection entre ceux qui sont dignes de mourir, qui ont une mort, et ceux qui ne peuvent pas mourir. Et ils ne peuvent d’autant moins mourir qu’ils sont promis à l’extermination. La fabrique de cadavres a pour matière première des non-humains en ce qu’ils sont incapables de « vraie mort ». Cela est  pure tautologie. La sortie hors des gonds de la raison que Heidegger dit faire faire à la pensée a pour pendant comme l’assomption de la tautologie qui gouverne la fabrique de cadavres. On ne tue personne puisqu’aussi bien ils ne peuvent mourir.  Et un cadavre n’est d’autant plus qu’un simple cadavre que la matière première est une matière première déjà morte. Voilà la grande tautologie : « Je ne les tue pas, puisqu’ils sont morts. Je ne fais que les conditionner en cadavres ».

On voit surtout que, pour introduire « tout ceci » dans la philosophie, il fallait que Heidegger soit un virtuose de ce que j’ai appelé le négationnisme de méthode.

Et je crois que c’est là l’essentiel. Il y a parfaite congruence entre l’idéologue (abject) et le penseur (profond). Le philosophe Heidegger ne serait que le « fignoleur-expérimentateur » du négationnisme de méthode indispensable à la « mise en service » des opérateurs effectifs. Et il aura testé cet élément de dispositif  notamment auprès d’étudiants juifs et, jusqu’à un certain point, sur Hannah Arendt. (Laquelle, mais j’y reviendrai ailleurs, a posé tout autrement que Heidegger la question du politique). Cette situation pourrait être un bon point de départ à une mise en perspective romanesque du Heidegger historique. L’admiration, la vénération, l’amour partagé pour certains textes, pour le travail d’interprétation, pour l’herméneutique. Le sentiment de partager le trésor spirituel de l’Allemagne, de pouvoir s’y identifier. Heidegger allant jusqu’à consoler, pourquoi pas, de Hitler. Mais la duplicité et surtout la trahison. Comment pourrait-il en être autrement car seul un véritable nazi peut faire le projet, et le réaliser, d’introduire le nazisme dans la philosophie. Et un véritable nazi n’est fidèle qu’à l’art avec lequel il est capable de trahir en humanité tout être humain. C’est Heidegger le traître, pas Hannah Arendt.

Dans une certaine mesure tant qu’il avait des auditeurs juifs tant cela prouvait ses capacités à introduire le nazisme dans la philosophie. Il savait, à mon avis, qu’il manipulait de cette manière quelque chose comme un espoir. Telle est la géométrie « dispositionnelle » parfaite du traître en humanité.

A défaut, effectivement, de prendre appui sur une véritable analyse du nazisme, de ses langages, toutes les objections que j’ai lue ou entendues à ce jour aux thèses d’Emmanuel Faye ne m’apparaissent pas convaincantes. Elles supposent toutes que l’introduction du nazisme dans la philosophie doive être quelque chose de si évident et de si patent que la moindre inflexion critique de Heidegger suffit  à le dédouaner. Le projet de Heidegger est bien d’une certaine manière impossible au sens où il est impossible qu’on puisse appeler « philosophie » une discursivité qui légitime l’extermination. Mais cette impossibilité se traduit certainement aussi par des apories, des contradictions, des « sur-places » qui plombent l’activité philosophique, la dévoie et la stérilise.

J’attends de pouvoir feuilleter la cathédrale de Maxence Caron. L’encart publicitaire promet une quasi hagiographie. Quelle situation!

Quant à moi, plutôt que d’un désir d’unité  – à quel prix M. Caron pense-t-il l’avoir mis à jour? – je parlerais de la nécessité de faire apparaître dans le champ culturel où la discursivité heideggerienne se déploie, ce qu’il en est du « dispositif Heidegger ».

L’incroyable thèse de Heidegger selon laquelle l' »ennemie la plus acharnée de la pensée est la raison » constitue à mon sens le point névralgique et comme le « moteur » par où le nazisme arrive en philosophie tout en  arrivant en position de retrait  conformément au négationnisme de méthode.

La discussion de cette thèse, de ses conséquences est le préalable sans lequel nous risquerions de n’être que fascinés et subjugués par la cathédrale Heidegger.

Il faut admettre que le « dispositif Heidegger » est tel que l’impression d’une apparente incompatibilité du verbe heideggerien avec le nazisme est un des éléments mêmes avec lequel le dispositif code celui-ci et l’engrange d’autant plus sûrement qu’il est dissimulé en acte par un tel négationnisme de méthode. En ce sens l’heideggerisme ne serait absolument pas une philosophie contaminée par le nazisme, mais l’expression de la quintessence de celui-ci.

Certains jugeront ce qui suit irrecevable.

Mais, comme je l’ai dit dans une note précédente, que la raison soit l’ennemie la plus acharnée de la pensée permet d’accepter en « somnambule »  qu’on puisse fabriquer des cadavres sans tuer personne.

Que l’encart publicitaire pour la cathédrale de Maxence Caron aligne des poètes : Char, Hugo etc. ne changera rien à l’affaire. (On appréciera la procession que l’auteur met en scène dans la cathédrale : « On croisera ainsi sur le chemin de l’explication des figures telles que celles de Mallarmé ou de Rimbaud ; on lira également Supervielle, Rilke, Hugo, saint Jean de la Croix, Michaux, Claudel, Novalis, Valéry, Saint John Perse, Péguy, Char, et bien entendu Hölderlin dont la pensée heideggerienne a peut-être voulu ne devenir que la conscience. ») … C’est tout?

La réussite du nazi Heidegger est ici momentanément totale : un auteur parfaitement non nazi oeuvrant pour un négationnisme de méthode d’autant plus renforcé qu’il est en quelque sorte lui-même nié.

Il n’y a pas d’autre solution que l’étude, dans le contexte général des dispositifs langagiers nazis, du « dispositif Heidegger » lui-même comme sous-ensemble matriciel du nazisme. Comme instrumentalisation barbare de la culture.  

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1 commentaire

  1. « L’hypothèse est dûment étayée mais elle constitue surtout un cadre problématique exigeant des mûrissements, des développements, des nouvelles lectures et traductions. »
    Ce n’est pas faux. Tout reste à jouer. L’ouvrage de Faye ne saurait suffit à quiconque possède un minimum de probité philologique, et surtout un maximum de réticence face aux chasses aux sorcières extra-philosophiques.

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