Pour faire progresser les études heideggeriennes

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Je viens de soupeser la cathédrale de sens de 1760 pages de Maxime Caron sur Heidegger. Comme il fallait s’y attendre cela se présente comme un monument de silence sur la signification politique de l’heideggerisme. Une ambiance de respect et de recueillement méditatif semble justifier l’édification d’un Livre résolumment tenu à l’écart du bruit et de la fureur de l’histoire.

Nous comprenons alors mieux la signification répressive de notions comme celles de « polémique » ou « d’affaire ». Des auteurs comme Faye ne seraient pas à entendre car ce qu’ils font relève de la polémique ou du sensationnalisme des « affaires ». Le Livre de Caron se dresse, pensant et serein, au sein d’un monde agité de rumeurs, de calomnies, de délires, de fantasmes…

Je ressens de l’abattement. Car je crains d’avoir à comprendre à quel point cela constitue un crime contre la pensée d’édifier de tels monuments à Heidegger en opposant le silence à ce qui se présente du même coup, par contraste, comme de l’agitation malsaine et mal intentionnée.

Il est très choquant intellectuellement que la thèse de l’introduction du nazisme dans la philosophie par Heidegger, au lieu d’être examinée avec la gravité, le sérieux et la lenteur que cela recquiert, est si souvent simplement écrasée d’un coup de poing appuyé verbalement par les accusations de calomnie et d’éradication.

Je propose les « principes directeurs » suivant en tant que destinés à permettre rien moins qu’un renouveau des études heideggeriennes :

1 Etudier d’abord quel rôle les nazis ont assigné à la culture.

2 Mettre en relief l’importance de ce que j’ai appelé « l’énergie noire » du système nazi : le négationnisme de méthode en vertu duquel la politique d’extermination est d’autant plus facilitée qu’elle n’est pas représentée comme une entreprise criminelle.

3 Etablir les conditions de possibilité d’une introduction du nazisme dans la philosophie. Il ne peut absolument pas y être comme une évidence, comme une doctrine clairement identifiable. A ce titre le nazisme dans la philosophie ne peut consister qu’en un modèle « cognitif » du négationnisme de méthode lui-même. Le « négationnisme ontologique » dont parle E Faye est en ce sens la clé de voûte du dispositif Heidegger en tant qu’introduction du nazisme dans la philosophie.

4 Autrement dit le « nazisme philosophique » est par essence négationniste. Il est matriciel du négationnisme en ce que le négationnisme est nécessaire au fonctionnement des « fabriques de cadavres ». (Les nazis, surtout avec les chambres à gaz, ne tuaient personne… ils fabriquaient des cadavres).

5 Il s’agit donc, par l’analyse, d’établir en quoi et comment la phraséologie heideggerienne transpose et transporte le nazisme « négationné » dans le champ philosophique.

6 Compte tenu de la « condition de négationnisme » la recherche fera un pas décisif de plus en établissant la compatibilité du nazisme et du système thématique heideggerien.

7 La philosophie de Heidegger se laisserait ainsi réduire à une rhétorique d’intégration-dissimulation du nazisme dans la culture philosophique.

8 Bien entendu une foule de questions ne manqueraient pas de surgir. Il y aurait lieu, par exemple, de s’interroger sur la « subjectivité » heideggerienne en ce qu’elle suppose une origine « proche-lointaine » en termes de « sol et de sang » et l’acceptation de la « nécessité » de l’inégalité des conditions devant la « sécurité sociale ». C’est ce que prône en effet par anti-phrase Heidegger dans La dévastation et l’attente ce qui, à mes yeux, équivaut à une « justification » philosophique du système des camps centres d’extermination compris.

9 La « cathédrale » Heidegger ne se laisserait donc saisir qu’à la condition d’apercevoir au lointain les camps et les chambres à gaz qu’elle couv(r)e de son ombre.

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Note sur une difficulté spécifique :

Une philosophie nazifiée, une philosophie nazie ne peut exister que comme une forme de négationnisme. Plus, une telle philosophie est « matricielle » du négationnisme. Elle est comme un négationnisme « cognitif » : méthode, enseignement, formation… Le silence de Heidegger après la guerre – le peu qu’il ait dit est de plus accablant – éclaire l’ensemble de son dispositif. Je ne parlerais d’ailleurs plus de « philosophie de Heidegger » mais de dispositif, et de dispositif discursif.

La difficulté spécifique tient précisément à ce qu’on ne saurait évidemment confondre l’absence de nazisme avec un négationnisme! Ce que nous appellerions le négationnisme de Heidegger n’est pas un jeu absurde et pervers destiné à nommer « nazisme » ce qui n’en a pas l’apparence! C’est pourquoi il faut penser la question comme problématique dispositionnelle.  C’est comme dispositif, et comme dispositif fonctionnant, que le négationnisme de Heidegger a un sens.

Cela dit bien en amont de la question frontale du rapport de Heidegger au nazisme on rencontre celle de la faiblesse de l’étude philosophique de l’objet nazisme.

Que certains heideggeriens condamnent moralement le soutien de Heidegger à Hitler dans les années 30 ne signifie pas grand chose si l’approche du nazisme se réduit à un savoir sommaire.

En  ce sens, en tous cas dans la philosophie, la présentation hagiographique de Heidegger – il fut même pour certains un résistant spirituel au nazisme – est un obstacle supplémentaire à la prise en compte philosophique de l’objet nazisme. Est-ce parce que, en retour, cela contraindrait à ouvrir davantage les yeux sur le nazisme même de Heidegger?

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