Les lieux de John Ford – Une lecture des « Deux cavaliers » – Premier épisode : la véranda de l’hôtel de Tascosa –

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J’entreprends ici une lecture des "deux cavaliers" de John Ford (1961). L’étude comportera autant d’épisodes qu’on peut distinguer de lieux jouant un rôle majeur dans l’unité de séquences ou de groupes de séquences. Comment appeler de telles unités : chapitres, scènes, actes? Il peut s’agir parfois de scènes, voire de séquences, parfois d’actes au sens qu’on lui donne dans cet art que Ford appréciait au plus haut point à savoir le théâtre. 

J’appellerai de fait et provisoirement chapitre le groupement de séquences unies par la référence à un même "décor". Un tel décor – par exemple la véranda de l’hôtel de Belle Aragon, l’hôtel Tascosa – peut être utilisé à plusieurs endroits du récit. En ce sens le découpage proposé reprend le canevas du "plan de tournage" mais au montage près. Un film, en effet, est rarement tourné dans l’ordre que le récit donne aux événements. Par souci d’économie les séquences sont filmées en fonction des décors. Si un décor est présent au début et à la fin du film le début et la fin sont filmées dans la même plage de temps. Il peut donc arriver que des acteurs commencent par jouer la fin du film. 

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Ce type de générique n’est pas spécifiquement fordien. Notons cependant que si les rôles sont relativement bien indiqués – direction, musique, acteur etc. – les noms apparaissent dans un ensemble "démocratique". John Ford, dit-on, était très fidèle à son équipe de techniciens ainsi qu’à certains acteurs. Il a également été profondément fidèle  aux amitiés qu’il a nouées, pendant le tournage de certains westerns, à des nativ american, à des indiens. Lesquels, notons-le, ne figurent que de manière plus qu’allusive au générique. Cette fidélité illumine tout le film et c’est aussi pourquoi, s’il n’est pas un des plus grands westerns du réalisateur, il constitue un geste profondément critique à l’égard du racisme anti-indien. De quelle manière?

Toute la première partie a pour centre réel l’hôtel où règne en maîtresse Belle Aragon, l’amie du marshal Guthrie MacCabe (James Stewart). Plus précisément le début est centré, au sens fort du terme, autour de la véranda de l’hôtel. C’est là, comme nous allons voir, où MacCabe fait état de ses pouvoirs et de ses attributs.

Mais, comme très souvent chez Ford, et c’est en cela que sa manière est particulièrement "cinégénique", les premières images sont des images qui mettent en relation l’ici et l’ailleurs, l’hôtel de Belle Aragon et l’espace fluide et problématique de la conquête, de la "nouvelle frontière". Regardons.

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On remarque aussitôt l’importance de la rue. C’est une section de route ou de piste. Le village est une sorte de village-rue et nous devinons qu’il doit sa prospérité aux fonctions qu’il accomplit en tant que halte sur un réseau de pistes notamment empruntées par les diligences. Nous n’aurons pas le temps de savoir s’il compte de véritables fermiers. Quoiqu’il en soit, dans cette nation en formation que sont les Etats-Unis à la fin du XIXeme siècle, des villages-haltes sont nécessaires à la vitalité des réseaux de communication : relais de diligences, palefreniers, tribunal, prison, garnison militaire, entrepôts, hôtels etc. Du même coup ces agglomérations sont particulièrement "plastiques". Ce sont des agglomérations aux formes éphèmères se développant souvent comme des serpents muant. Ils peuvent être abandonnés et tomber en ruine en quelques années ou bien grossir très rapidement. Je montrerai que cet élément est d’autant plus présent dans le film qu’il s’agit précisément d’un film et qu’il a été tourné dans les conditions de la modernité du réseau viaire et des moyens de transports. Il faut regarder ce village de western comme se superposant à une ville moyenne du milieu du XXeme siècle. C’est une "graine d’urbain" et non un "village éternel". La modernité technologique du cinéma lui-même – caméras, éclairage électrique, véhicules motorisés etc. – semble ainsi colorer la lecture de ce qui n’est bien qu’un décor et qu’une reconstitution de nature "archéologique". La petite église trés catholique brille comme un fragile fanal. Imaginons la même église subsistant aujourd’hui coïncée entre deux gratte-ciels.

La thèse de cette introduction est que Ford nous installe d’entrée de jeu au coeur d’un monde profondément instable. Il ne s’agit pas simplement de jouer sur la tension entre les images urbaines mentales du spectateur de 1961 et l’icône du village étalé au pied de sa petite église. Cette di-stance guide le regard de Ford lui-même et va jusqu’à façonner la figure du marshall MacCabe.

En attendant regardons cet enfant de choeur courir vers l’église. Que se passe-t-il donc qui mérite une telle précipation? Une attaque? Un incendie? Ou plus simplement et normalement un office religieux?

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En réalité la scène souligne l’importance de la dépendance du village au réseau. Le "tocsin" est sonné en effet pour annoncer l’arrivée de la diligence. Car c’est bien de cela dont vit le village. Sa prospérité dépend de la qualité des services qu’il peut offrir aux usagers du réseau.

Voici au reste ce qu’écrivait le philosophe américain Thoreau :

"La ville est l’endroit où convergent les routes, une sorte d’expansion de la grand-route comme un lac l’est d’une rivière. C’est le corps dont les routes sont les bras et les jambes; un endroit trivial ou quadrivial, la voie publique et ordinaire des voyageurs. Le mot vient du latin villa, que, avec via, la voie, ou plus anciennement ved et vella, Varron fait dériver de veho, porter, parce que la villa est l’endroit vers lequel on apporte et d’où l’on rapporte les choses. Ceux qui gagnaient leur vie avec les attelages étaient dits vellaturam facere. D’où vient apparemment le mot latin vilis et le nôtre, vil, ainsi que vilain. Ce qui suggère de quelle sorte de dégénérescence les villageois sont susceptibles. Ils sont usés par la route qui passe par et sur eux, sans qu’eux-même voyagent."

Nous vivons donc en chrétienté plus précisément en catholicité. Mais le premier villageois que nous voyons être réveillé par la cloche n’est pas d’origine européenne. C’est un nativ american.

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Remarquons d’entrée de jeu le soin avec lequel le décor est constitué. La poutre destinée à l’attache des chevaux est parfaitement "authentique". Elle est vieille, fissurée par les pluies, le gel, les chaleurs torrides.

Mais voilà bien également ce que signifie cette réponse à la sonnerie ecclésiale : il ne s’agit pas d’aller à l’église mais de servir les usagers du réseau. Il se confirme ainsi que Ford met en scène le clivage identifié par Thoreau entre ceux qui voyagent vraiment et ceux qui les servent. Les voyageurs sont au reste les colons et le premier "serveur" que l’on voit, outre l’enfant de choeur, est un nativ american, un indigène.

Cette apparition de l’indien, d’un indien "mexicano", est accompagnée du cliché attendu, mais évidemment critiqué par Ford : il ne cesse d’user du prétexte de la chaleur pour faire la sieste. Quoiqu’il en soit, et même s’il est parfaitement justifié que des villageois somnolent au plus fort des aprés-midi d’été, les voyageurs, les usagers du réseau bousculent ce rythme. Ils sont dans un autre temps, celui de la vitesse, de l’exactitude, du rendez-vous d’affaire.

Une image – "juste une image" disait Godard – est parfois plus parlante qu’un sermon. Si l’indien semblait afficher sa légendaire paresse, ce héros de l’ouest qu’est Guthrie MacCabe ne dédaigne pas de goûter aux charmes de la sieste.

Et James Stewart de nous gratifier d’un baîllement sans pareil.

8_6 9_3 10_6 11_7 Qu’on ne s’inquiéte pas pour le son – John Ford a commencé sa carrière au temps du muet… – Mac Cabe fait entendre le bruit animal qui convient.

On admire comment, par le chapeau, le regard transite de l’indien au marshal. Le visage du premier ne fera qu’une très brève et très confuse apparition alors que celui du second n’hésite naturellement pas à emprunter les traits d’un acteur adulé du public américain. Mais, et alors que l’indien passe sans transition du sommeil au mouvement, notre Mac Cabe prend tout le temps de se réveiller et de savourer son oisiveté. La paresse est la vertu des maîtres et le péché des serviteurs.

(Astuce : avec le curseur on peut faire baîller Mac Cabe presque comme au cinéma).

Et voilà l’événement annoncé par le sonneur de cloches :

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12_6 L’indien, déférent, a ôté son grand chapeau de paille pour saluer les voyageurs.

Certes, il s’agit bien d’une diligence mais, nous allons le comprendre, c’est déjà un autobus, c’est déjà un train… c’est déjà la fin de l’Ouest des cavaliers, colons européens errants et indiens confondus.

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13_5 (Ci-dessus). Ce plan est le contre-champ du premier. Nous voyons selon un axe véranda-de-l’hôtel-Tascosa—>église et cela pour assister à l’arrivée spectaculaire, dans la grande rue du village, de la diligence attendue. Le fait que la caméra soit installée dans la rue et face à la diligence souligne encore davantage la dépendance du village au réseau. Il nous est donné à vivre, à sentir le fait que l’objet principal de cet établissement humain est en réalité mobile et destiné aux transports des êtres humains, du courrier et de l’argent. Le centre réel du village n’est plus l’église mais la diligence. Cela nous était déjà signifié par le fait même que la cloche était sonnée pour nous avertir de l’arrivée de la diligence. Et il s’agit bien d’un avertissement.

14_9 Ce fragment de plan – photogramme? – est extraordinaire. MacCabe est un des deux cavaliers du titre (et du film). Mais c’est un cavalier quelque peu débauché et d’une certaine manière au chômage. Que signifient ses bottes? Les chevaux sont déjà devenus des "chevaux-vapeurs", des "chevaux-moteurs". La diligence est une sorte d’autobus. C’est, en un sens, un convoi funéraire de la civilisation du cheval. Il suffira de faire la preuve de la plus grande rapidité et de la plus grande commodité du moteur à vapeur puis du moteur à explosion pour reléguer le cheval au monde des activités sportives et de la nostalgie des grands espaces. Le paradoxe de l’image est bien là : le cavalier sans cheval qu’est Mac Cabe regarde avec une sorte de consternation ses chevaux tant aimés déjà transformés en chevaux-moteurs.

Ce qui arrive est une diligence-autobus-train.

15_4 La pancarte "depôt", au fond, est mortuaire. Les chevaux sont déposés, ils vont au dépôt. La diligence entre dans le parc comme un bus sur un parking ou comme un train dans une gare. Comme une locomotive au dépôt.

16_4 Entre alors un dénommé Jesu, serveur de son état. Moustachu, de culture "machiste", il est cinématographiquement parlant consternant de soumission "efféminée". C’est une monture parfaitement domestiquée. Son habit, dont on verra plus loin le détail, pourrait évoquer la selle que l’on installe sur le dos des chevaux.

Il sert le maître des lieux. Il en connaît les habitudes. Après la sieste : la coupe de bière fraîche et le cigare.

16bis Aprés la cloche qui annonce la diligence – mais c’est peut-être aussi l’annonce d’un malheur –  voici Jesu devenu le nom d’un serveur-serviteur.

17_4 Le brave Jesu ira jusqu’à allumer le cigare du "boss".

19_2 On appréciera les sortes de jarretelles ridicules que porte le fier moustachu. Et le fait que, tel une commère, il rapporte les nouvelles fraîches du village. Et ce sera pour s’offusquer, toujours comme une commère, qu’une dénommée veuve Gomez a accouché un an après le décès de son maître et mari.

20_3 Soit, mais c’est un scandale!

21_2 22_3 Quelque chose du vrai MacCabe fait alors surface et transperce l’armure de cynisme dont il s’est revêtu pour faire face à ce qui arrive. Derrière la moquerie qui vise les balivernes qui structurent sans doute la soumission de Jesu il y a un vrai geste de tolérance et de compréhension.

23_3 Arrivent à l’hôtel deux des voyageurs de la diligence. MacCabe les identifie aussitôt comme des joueurs et des tricheurs. Une façon, pour Ford, de qualifier certaines des choses transportées grâce au réseau.

24_3 On remarquera la magnifique prestance du "mexicano" habillé en blanc – il n’a pas à se plaindre : il est blanc – et l’aspect endeuillé que lui confèrent ses "jaretelles" de bras.  MacCabe devine aussitôt ce que sont venus faire les voyageurs. Ils ne manquent pas de lui faire la remarque.

25_4 Ce qui est remarquable c’est la position que les deux joueurs occupent dans l’espace centré sur le perron de l’hôtel. Mac Cabe est dans une position dominante : en hauteur avec fauteuil, cigare et coupe de bière. Les deux voyageurs sont clairement au bas de l’échelle.

25bis_4 Célèbre plan et célèbre réplique. Mac Cabe est payé pour voir, pour surveiller, pour identifier, pour repérer. Son étoile est celle d’un regard de surveillance. Mais, nous l’apprendrons plus tard, il profite de sa position pour toucher un pourcentage sur les transactions. Ford égratigne le mythe de "l’étoile pure". On le paye aussi, sans doute, pour ne pas vraiment voir le contenu de certaines transactions. "Payez-moi et je ferme les yeux".

Et c’est alors que les deux joueurs de salon se font menaçant. 

27 Il n’est bien sûr pas innocent que, pour tenter de faire pression sur le marshal, les deux compères brandissent une carabine "habillée à l’indienne". Les indiens les plus dangereux ne sont pas ceux à qui l’on pense.

28 Telle est la réponse du maître du jeu. Une manière, également, de protéger les intérêts personnels qu’il a dans l’hôtel.

29 C’est en parti du bluff. Le marshal lui-même n’est pas un ange de pureté et de droiture. Ford dévoile ainsi ce qui relève en réalité d’un rapport de force, le légendaire ou le mythique intervenant dans l’élaboration de ce rapport.

30 La surenchère dans le bluff va tourner court. L’une des potiches ne manque pas d’audace en disant : "quel que soit votre nom". L’arroseur va être arrosé et le bluffeur bluffé. C’est, au reste, à celui qui sait le mieux bluffer.

Savourant d’avance l’effet que son nom va créer :

31 Et de préciser :

32 Et là c’est comme si il avait tiré une balle de révolver.

Pitoyables :

33 La légende a fonctionné. Le nom fait peur. Le marshal peut continuer à savourer les fruits de sa réputation. Cela dit, quand nous saurons qu’il touche aussi aux "affaires", nous serons en droit de nous demander si cette réputation est attaché à l’homme de loi supposé impeccable ou au trafiquant qui sait parfaitement monnayer sa tranquillité et sans doute sa vie même. Tel serait alors le dessous du légendaire. Diligence! Diligence!

34 Est-ce pour cela qu’ils essayent de rentrer malgré tout dans le jeu? Mais ils sont trop minables aux yeux du marshal. Il est impitoyable : pas de whisky!

35 "NON"!

Regardons alors comment les deux compères descendent l’échelle ou la pyramide et se retirent, piteux, du champ de vision lequel est aussi un peu celui de qui est payé pour voir.

36 37 Et McCabe de goûter un instant de toute puissance à travers le spectacle qu’il met en scène sans quitter son fauteuil – son fauteuil de metteur en scène – et sans avoir à tirer un seul coup de feu. Le nom… la réputation… mais aussi le bluff.

Il a remporté une partie d’une sorte de poker provoquée par deux joueurs-tricheurs minables qui voulaient "jouer aux cartes"!

38 Quel seigneur ce McCabe!

C’est alors que Jesu aperçoit un régiment de cavalerie.

39 Bon, ce sont des militaires. Mais ce sont des cavaliers. Autant McCabe, on vient de le voir, expédie les voyageurs de la diligence, autant il va renouer contact avec un vieil ami qui gagne très péniblement sa vie dans la cavalerie "yankee". Au train où vont les choses – sans jeu de mots – ce régiment est une sorte de vestige vivant d’une civilisation du cheval quadri-millénaire. Et qui, dans l’Ouest, aura jeté ses derniers feux.

40 Autant le fier moustachu est en réalité un "homme-femme-domestiqué", et par une maîtresse-femme que nous découvrirons dans le deuxième chapitre, autant les deux cavaliers se reconnaissent. La diligence, dédaigneuse, filait jusqu’au dépôt. Là, sous le commandement de l’ami de McCabe, le régiment s’arrête aux pieds des marches de l’hôtel où végéte en réalite McCabe.

41 Technique habituelle chez Ford, par un champ-contrechamp, nous prenons connaissance de la force de l’amitié qui unit les deux cavaliers. La jonction entre l’ici et l’ailleurs s’opère alors qu’elle avait échoué avec les deux joueurs arrivés par la diligence.

42 Ce plan est remarquable par le fait que le cadre global est découpé en sous-cadres particulièrement pertinents. La barrière définit un espace domestique et McCabe a un habit impeccable. Dans le cadre correspondant à l’entrée on observe au contraire combien le métier de cavalier, et de cavalier militaire, suppose d’endurance  à la poussière.  Mais, n’en doutons pas, cette poussière fait quelque peu envie à McCabe.

La suite au prochain épisode.

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