Il y a, dans Banalité de Heidegger de JL Nancy, de précieuses remarques relatives à l’antisémitisme de Heidegger. Il ne nous est toutefois pas possible de suivre l’auteur lorsqu’il évoque un « antinazisme » de Heidegger. « Pourquoi a-t-il dissimulé, se demande Nancy, cet antisémitisme dans ses textes publics ? sans doute par crainte des nazis dont en même temps il défiait et confirmait l’antisémitisme tout en le doublant d’antinazisme (non moins clair quoique moins banal, évidemment, et un peu moins haineux, mais seulement un peu, ou sur un registre différent) ». Tout est discutable dans ce passage. Tout d’abord Heidegger n’a jamais dissimulé son antisémitisme. Il l’a seulement formulé précisément de manière non standard et non banale. Dans ses textes publics, très savants et très professoraux, l’antisémitisme heideggérien campe sur les cimes de sa pensée. Il en structure les formulations les plus reconnues. Nous venons de le voir, quoique rapidement, à propos même de la question. Ce fut sa singularité au sein du IIIème Reich. A en croire les Cahiers noirs cela ne fut pas sans essuyer des quolibets. Mais il eut toujours des protecteurs dont le redoutable Eugen Fischer maître du non moins abominable docteur Mengele. Si Heidegger pouvait craindre les « nazis » – mais c’est en tant qu’étant lui-même nazi – c’est en fonction du fait qu’il va jusqu’à faire des « nazis d’étant » des sortes de contrefaçons grotesques de ceux qu’ils étaient censés combattre : les Juifs. Lorsqu’il rédige ceux des Cahiers noirs qui correspondent aux Réflexions II à XII l’antisémitisme nazi n’est encore qu’à un stade, en dépit des promesses hitlériennes, artisanal. De manière nette dans le principe (et floue dans le mode opératoire) Heidegger a en vue une extermination des Juifs qui fasse précisément l’économie du « petit antisémitisme ». Pour ce crime il faut en effet, et à tous les sens du terme, de la grandeur ! Il y a un antisémitisme proprement heideggérien et il se voulait précisément non banal car trempé à la différence ontologique. Il a toujours existé quoique de manière plus ou moins secrète et non explicite. De même Heidegger n’est pas antinazi. Il est seulement un « nazi d’estre » systématiquement critique du « nazisme d’étant ». Dans les Cahiers noirs des années trente il admet néanmoins ce « nazisme d’étant » en tant que transition et passage. C’est dire que, théoriquement, le passage d’un nazisme d’étant à un nazisme d’estre – pour reprendre la graphie française correspondant au Seyn allemand de Heidegger – conduit à Auschwitz. Les sentences antisémites des Cahiers noirs – mais, on l’a vu, l’antisémitisme de Heidegger est plus large en termes d’expression que ces sentences explicites – constituent pour ainsi dire l’antisémitisme de combat autorisé par le « pape » Heidegger. C’est ce que l’antisémitisme d’estre admet comme formulation en vue de la formation de l’élite de l’élite allemande.