Heidegger rattrapé par l’animal qu’il ne voulait pas être

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La question de l’animal est étonnamment absente à un endroit névralgique d’ Etre et temps. Il y a tout d’abord toute une métaphysique, dans l’ouvrage, qui réserve exclusivement, par l’importance donnée au Dasein, la temporalité à celui-ci. Et cela même ne peut être le fait d’aucune bête. Dans Les concepts fondamentaux de la métaphysique, cours rédigé dans les années qui suivirent immédiatement la publication d’ Etre et temps, plusieurs paragraphes sont au contraire consacrés à l’animal, à cet animal « pauvre en monde ». Il faudra y revenir.

Je veux surtout ici faire état de mon profond étonnement quant au fait que, en vue de l’explicitation de l’angoisse, Heidegger a produit dans Etre et temps une analyse à caractère ontologique de la peur. Précisément comment parler de la peur sans se référer aucunement à l’expérience animale de cet affect ? « Ce pour-quoi la peur a peur, écrit Heidegger, c’est l’étant même qui a peur : le Dasein. Seul un étant pour lequel dans son être il y va de cet être même peut prendre peur ». Mais alors que faire de l’antilope si, ne participant pas du Dasein, elle ne sait nullement qu’il y va d’elle-même dès lors que des guépards rôdent aux alentours du troupeau où elle a refuge ? Plus généralement peut-on imaginer le monde animal sans aucun « souci » !? Les animaux ont peur, éprouvent le souci mais pas en tant que Dasein dira-t-on. C’est la peur et le souci moins la peur et le souci. Mais l’animal « pauvre en monde » n’est-il pas alors parent de l’animal-machine (au reste notion souvent caricaturée) ? C’est une machine biologique qui défend sa peau mais non son existence. A vouloir ainsi « intentionnaliser » le monde des affections Heidegger dresse un nouveau mur, très haut, entre l’homme et l’animal, donc entre l’homme et une partie de lui-même. Il y a peut-être plus grave encore. N’animalise-t-il pas, dans la dénégation la plus totale, le Dasein lui-même ? Ne vise-t-il pas subrepticement à faire de la peur l’affect privilégié pour une manipulation du « peuple » ? Si le peuple heideggérien est ainsi destiné à avoir peur notamment de ce qui est supposé entraver sa quête d’authenticité n’est-ce pas alors à ce peuple apeuré que Heidegger s’adresserait dans les Cahiers noirs ? Lesquels, par des déclarations antisémites non critiquées et non rejetées, et cela du fait d’une politique éditoriale parfaitement réfléchie, constituent une légitimation d’Auschwitz. De l’ontologie politique de la peur au soutien à la politique hitlérienne d’extermination il y a un pas que Heidegger a lui-même franchi avec résolution.

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1 commentaire

  1. Effectivement les nazis ne cessaient de joueur sur la paranoia et la peur pour subjuger le peuple allemand. Je cite un extrait d’un article de Paul Tolla sur « Nazisme et génocide : approche de la brutalisation »

    « … le seul moyen pour les nazis, sur la base irrationnelle de leurs principes, d’obtenir un « peuple de seigneurs » était de l’obtenir dans un fantasme fondé sur la peur. Les Allemands ont été les premières victimes de cette brutalisation avant d’en devenir les agents : la race des seigneurs a peur, peur de tous et de tout : du monde entier qui regorge d’ennemis, des tâches raciales qui polluent les familles potentiellement et qu’on soupçonne partout après les lois de Nuremberg (1935), du bacille juif à l’affût de tous côtés, des bêtes slaves prêtes à se ruer sur lui… Comme le dit bien Schoenbaum : « Quelle que soit l’optique dans laquelle on se place, on est bien forcé de constater que la société allemande n’était en définitive unie que dans une communauté de peur, de sacrifice et de malheur ». « 

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