L’antisémitisme de Heidegger ne se limite pas à quelques déclarations fussent-elles sous-tendues par son adhésion au parti nazi. Nazi radical Heidegger a très tôt eu le projet d’ « aryaniser » l’esprit allemand. Le très célèbre paragraphe 27 d’Etre et temps, intitulé L’être soi-même quotidien et le on, est totalement sous l’autorité de ce projet.
Aujourd’hui encore, et cela n’est pas près de s’achever, le « on » est réduit à nommer ce en vertu de quoi l’être humain s’oublie dans un bavardage anonyme comme signe d’une déchéance dans une quotidienneté aliénante et appauvrissante : « on meurt » … « on vit »… « on fait les fous »… « on dit que le ministre Untel… »
Heidegger met à jour des traits qui appartiennent indéniablement à la « factivité » – ou réalité effective – de l’existence au quotidien. « Dans l’usage des moyens publics de transport en commun et dans le recours à des organes d’informations (journal), chaque autre équivaut l’autre ». Nous pourrions déjà interroger le fait qu’il semble négliger ces « faits » que sont la civilité et la politesse. Il faut noter aussi son insistance à désigner les « organes d’informations », organes dont on sait qu’ils sont souvent dits être entre certaines mains.
Heidegger, à l’époque d’Etre et temps, est déjà acquis à l’hitlérisme. Dans le § 27 il emporte sa description du quotidien vers une secrète dénonciation de ce qu’il appelle lui-même, dans une lettre à Elfride, « l’enjuivement ». « Toute primauté est sourdement ravalée, écrit-il. Tout ce qui est original est terni du jour au lendemain comme archi-connu. Tout ce qui a été enlevé de haute lutte passe dans n’importe quelle main. Tout secret perd sa force. Le souci d’être-dans-la moyenne révèle une autre tendance essentielle au Dasein que nous appelons le nivellement de toutes les possibilités d’être ». (Etre et temps, Gallimard 1986, page 170).
« Tout secret perd sa force » dit Heidegger en une phrase. La force d’Etre et temps n’est-elle pas alors précisément de mettre au secret, dans un traité universitaire, la violence hitlérienne ?
Heidegger dramatise l’analyse de la quotidienneté de manière à faire surgir, sur fond de la menace d’un « nivellement de toutes les possibilités d’être », la nécessité d’opérer comme un « tournant » de nature hitlérienne. Au reste nous pourrions interroger, pour le vérifier ou l’invalider, ce qui peut apparaître comme un parallèle entre l’analyse de la quotidienneté et la part autobiographique du Mein Kampf d’Hitler. Il s’agit des parties où Hitler narre sa déchéance et l’importance de la découverte salvatrice du « mal juif ».
Précisément Heidegger écrit ceci : « Le on est omniprésent à ceci près qu’il s’est toujours déjà dérobé là où le Dasein est acculé à une décision. Toutefois, comme le on fournit d’avance tout jugement et toute décision, il ne laisse plus aucune responsabilité au Dasein ». (Idem page 170). C’est très vite dit. Il s’agit bien d’une dramatisation laquelle est aussi, plus ou moins secrètement, une caricature de la démocratie, de cette démocratie qui veut que « aryens » et « juifs » se mêlent de manière indifférenciée sur les trottoirs et dans les transports publics. Mais il faut noter ce que laisse présager, cependant, la possibilité d’une décision.
Contre le danger démocratique il va s’agir, pour le Dasein, de se retrouver soi-même. « Si le Dasein, écrit Heidegger, dévoile à lui-même son propre être, alors ce dévoilement du « monde » et ce découvrement du Dasein s’accomplit toujours en bousculant les abris et les écrans de protection, en faisant sauter les camouflages avec lesquels le Dasein se barricade contre lui-même » (Idem, page 173).
Si seulement Heidegger n’avait pas confondu « on » et « universel » ! Mais, précisément, il n’aurait pas été Heidegger, prophète nazi.
Le programme est bien, désormais, que le Dasein – lequel est en aucun cas l’homme universel – cesse de se fuir lui-même dans le on ; que l’ «aryen » cesse de différer la réappropriation de son être en tant que « primauté » et « originalité » d’être-au-monde.
Mise en échec de la « dictature du ON » – Ils ne devront plus emprunter les trottoirs mais la rue. Et parfois même à genoux.
Une humiliation antisémite nazie illustre très bien ce propos à savoir l’obligation faite aux juifs, dans les terres de l’Est conquise et en voie de purification, de ne pas marcher sur les trottoirs et d’emprunter le milieu de la rue. Il leur était interdit, également, d’emprunter les transports publics.
Le Dasein se retrouvant lui-même et arraché à la dictature du on !
Et c’est aussi, catastrophe éthique, la répudiation de toute législation universelle.
Désormais les nazis feront aux autres exactement tout ce qu’ils ne veulent pas qu’on leur fasse !
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