Voici tout d’abord le passage en entier. Il est extrait d’un cours de l’hiver 1933-1934. Le texte allemand est publié dans GA 36/37, page 90. Il est commenté « pas à pas » dans la suite de l’article.
L’ennemi est celui-là, est tout un chacun qui fait planer une menace essentielle contre l’existence du peuple et de ses membres. L’ennemi n’est pas nécessairement l’ennemi extérieur, et l’ennemi extérieur n’est pas nécessairement le plus dangereux. L’ennemi peut s’être enté (festgesetz, fixé) sur la racine la plus intérieure de l’existence d’un peuple, et s’opposer à l’essence propre de celui-ci, agir contre lui. D’autant plus acéré, et dur, et difficile est alors le combat, car seule une partie infime de celui-ci consiste en frappe réciproque; il est souvent bien plus difficile et laborieux de repérer l’ennemi en tant que tel, de le conduire à se démasquer, de ne pas se faire d’illusions sur son compte, de se tenir prêt à l’attaque, de cultiver et d’accroître la disponibilité constante et d’initier l’attaque depuis le long terme, en vue de l’anéantissement total.
(Traduction Emmanuel Faye).
Intéressons-nous tout d’abord à ce qu’est une « menace essentielle » :
L’ennemi est celui-là, est tout un chacun qui fait planer une menace essentielle contre l’existence du peuple et de ses membres.
Il ne peut faire de doute que, dans le contexte de l’Allemagne hitlérienne, l’ennemi désigné par Heidegger ne soit constitué par les juifs. Ils incarnent, au regard de la construction national-socialiste de l’ennemi, une « menace essentielle ». Le terme d’ »essentielle » n’est pas une métaphore signifiant par exemple « grande » ou « importante ». L’expression allemande pour « menace essentielle » est « wesentliche Bedrohung ». Or, dans wesentliche, wesen se comprend comme « être » et « essence ». Das Wesen c’est l’être. La menace essentielle est cette menace qui ne vise pas nécessairement le « peuple » – le peuple allemand, le peuple des aryens – dans son existence physique mais d’abord et avant tout dans la constitution même de son être, de son essence. Il faut alors se demander qu’elle est cette essence, ce « Wesen » allemand qui serait menacé par les juifs. En termes heideggériens ce qui signe l’être essentiel des allemands c’est précisément leur vocation, langue allemande aidante en tant que deuxième langue de l’être après le grec, à se poser la question de l’être même, de l’être de l’étant. L’être du peuple allemand/aryen s’identifie à la vocation à se poser la question de l’être. Justification quelque peu circulaire de laquelle on n’échappe qu’en admettant que « être » renvoie à un principe de souveraineté absolue du peuple en tant que n’ayant à céder à aucun autre comme un « droit ontologique » à dire l’être et le néant, par exemple à dire le néant des juifs et donc à dire leur nécessaire extermination. L’existence physique des « allemands » pourrait dissimuler leur destruction essentielle en tant que leur « essence » serait « enjuivée » par exemple en étant acquise à la valeur absolue et intangible du « tu ne doit pas tuer » du décalogue.
De manière terrifiante le nazisme promeut le peuple aryen en tant que son ennemi principal est celui-là même dont la mission était de propager la sacralisation de l’interdit de meurtre. L’être aryen est celui-là pour lequel tuer des non-aryens n’est pas un crime. Et il sera d’autant moins criminels d’exterminer les juifs qu’ils proclament la valeur sacrée de l’interdit de meurtre. « Etre », pour Heidegger, c’est être d’une telle essence que des actes réputés criminels ne le sont plus. La menace essentielle, en ce sens, serait bien de perdre cette « noblesse » ontologique en vertu de laquelle tuer des non aryens n’est pas criminel.
Il y a, lové au cœur même du texte heideggérien, ce principe nazi selon lequel plus seront tués sans état d’âme des non aryens et d’abord ceux qui condamnent le meurtre même, plus le peuple participerait de l’aura propre à l’être et de sa question. « Plus on tuera, et plus on tuera ceux qui condamnent le crime, plus on sera nous-mêmes, plus on affirmera la souveraineté de la race, plus on sera dans la vérité de l’être ».
Ce n’est pas tout. En disant « tout un chacun », et bien entendu sans autre précision, Heidegger laisse entendre qu’il s’agira de s’en prendre à tout représentant de l’ennemi : homme, femme, enfant, vieillard, malade. La première phrase du texte recèle les linéaments de ce que seront d’entrée de jeu les atrocités nazies dans les territoires conquis en vue de leur « désenjuivement ». L’auditeur ou le lecteur nazi du Heidegger de 1934 sait d’emblée quel est son devoir en cas d’implication directe dans la guerre. Non seulement il pourra concéder au crime, ce qui s’accepte en cas de guerre « classique », mais il pourra tuer des êtres désarmés sans que cela soit, au regard de la vérité de l’être, un crime. Les tueries pourront être à la fois innombrables et joyeuses. Et il fallait bien que l’auteur d’Etre et temps mette les points sur les « i » :
L’ennemi n’est pas nécessairement l’ennemi extérieur, et l’ennemi extérieur n’est pas nécessairement le plus dangereux.
Pour « apprécier » Heidegger il faut ne pas perdre de vue le poids que l’aura du philosophe confère à ses propos. L’ennemi dont il est question ici n’est pas un ennemi de cour d’école militaire mais un ennemi « existentiel », « ontologique », un ennemi qui s’attaque à l’être spirituel et intime des membres du peuple aryen. Heidegger se jette de toute sa jeune stature de philosophe prometteur dans une guerre raciale et fait entendre combien l’ennemi extérieur n’est peut-être rien à côté de l’ennemi intérieur. On sent dans cette seule phrase ce que sera l’ardeur et la détermination d’une police raciale comme la Gestapo dans ses objectifs de détruire non seulement le judaïsme allemand mais aussi le judaïsme européen en tant qu’intérieur au « périmètre » de la domination aryenne. L’heideggérisme est ici parfaitement congruent au processus qui mènera au programme de la « solution finale » notamment par la généralisation de l’extermination en chambres à gaz. Que faut-il faire, en effet, à propos d’un ennemi intérieur en tant que plus dangereux que l’ennemi extérieur ?
Il peut même sembler qu’il n’y ait pas d’ennemi du tout.
Bref l’ennemi le plus dangereux n’est pas tout d’abord identifiable. Il n’a pas d’uniforme et ne porte pas d’armes. Il ne se résumait pas, par exemple, au danger immédiat que représentait l’Armée Rouge, bras armé du bolchévisme. On connaît la généalogie nazie : le « juif » est à l’origine aussi bien du bolchévisme que du capitalisme. L’ennemi intérieur est cette origine en tant qu’elle demeure cachée et ne se montre pas comme menace. Il ne servirait à rien, selon cette fantasmatique, d’affronter l’ennemi extérieur armé et déclaré si c’est pour ne pas discerner le discret ennemi intérieur. Heidegger reprend sans distance ce grossier mythe « ethno-sécuritaire ».
L’exigence radicale est alors de trouver l’ennemi, de le mettre en lumière ou peut-être même de le créer, afin qu’ait lieu ce surgissement contre l’ennemi et que l’existence ne soit pas hébétée.
Cette phrase a la signification d’un soutien de Heidegger aussi bien à la propagande antisémite qu’aux buts et méthodes de cette institution spécifiquement antisémite qu’était la Gestapo. Le philosophe propose au peuple – au peuple allemand de souche aryenne – de faire la traque à l’ennemi intérieur. Il est comme un « anti-peuple » confondu dans le peuple et qu’il faut mettre en lumière. Heidegger n’était peut-être pas dupe de l’antisémitisme. Mais l’antisémitisme a la commodité de proposer une sorte de mode d’emploi de l’identification d’un ennemi intérieur. L’ennemi intérieur, dit Heidegger, on peut même le créer ! Nous touchons ici peut-être du doigt le principe d’une construction d’un peuple de « tueurs non criminels » en tant qu’elle exige, de toutes les façons, un « anti-peuple » valant comme ennemi existentiel. Heidegger raisonne ici au plus près des exigences étatiques du III° Reich. Il est étonnant que celui qui se présentera comme le grand critique de la technique se montre ici comme un habile et cynique « technologue » du pouvoir. Il faut en effet que l’état raciste puisse disposer d’une force tueuse aisément mobilisatrice. Au cours de la période dite de la « shoah par balles » le III° Reich montrera à quel degré il avait poussé la possibilité d’engager des forces criminelles un des buts à moyens termes étant d’en finir totalement, en s’adossant sur les succès des campagnes antisémites, avec le bolchévisme et l’autonomie politique du monde slave. Il s’agit tout autant, et même sans doute plus, de consolider par purification l’identité du « peuple » que de s’assurer de ses capacités criminelles. Il importe que « l’existence ne soit pas hébétée ». L’expression allemande correspondante est « das Dasein nicht stumpf werde ». Notons ici que le terme « Dasein » désigne le mode d’être spécifique du « peuple » – de ce peuple aryen qui parle la langue de l’être. Par ailleurs « stumpf » signifie de manière générale « émoussé ». Ce terme a le mérite, dans ce contexte, de renvoyer aussi bien au caractère aigu du sentiment de soi, de son identité, que du caractère combatif de l’action spécifiquement engagée au nom de cette identité. Au cours de la shoah par balles étaient précisément simplement nommées « actions » les opérations consacrées au massacre des juifs, de « tout un chacun » de l’ennemi intérieur. L’arme spécifique du III Reich, la race armée et tueuse, ne doit pas être émoussée, ne doit pas être « stumpf ». L’identité aryenne n’a de sens, dans ce contexte, que par son opposition à la judéité et, au-delà, à tout ce qui, en étant destiné à l’esclavagisme sous domination aryenne, est en même temps appelé à se soulever contre cette domination. Le III° Reich c’est d’abord le retour imposé et mortel des juifs en Egypte. Et ils seront, vivants, souvent désignés comme des meneurs, des fortes têtes, des « leaders d’opposition ».
L’ennemi peut s’être enté (festgesetz, fixé) sur la racine la plus intérieure de l’existence d’un peuple, et s’opposer à l’essence propre de celui-ci, agir contre lui.
Le penseur des profondeurs creuse le sillon antisémite et meurtrier. Il dit ici, avec ses mots propres, ce qui se dit chez les hitlériens à savoir que le pire des juifs est le juif assimilé. Il aura beau être plus allemand que de nombreux allemands par exemple en écrivant un allemand superbe il n’en demeure pas moins cet ennemi qui sape la vitalité de la souche purement allemande en s’incrustant sur ses racines et, par-là, corrompant son sang et sa sève. L’enracinement, et l’enracinement authentique et non mélangé a du cosmopolitisme, est la condition heideggérienne de la grandeur. Tout, dans ce texte, est ainsi fait pour encourager, au sein même de l’université du III°Reich, les vocations SS ou gestapistes. Heidegger les avertit par ailleurs de la difficulté du « travail » :
D’autant plus acéré, et dur, et difficile est alors le combat, car seule une partie infime de celui-ci consiste en frappe réciproque…
« L’essence de l’être est combat… » écrit Heidegger a la page 94 du même texte. Non seulement la phrase consonne parfaitement avec le Mein Kampf de Hitler mais porte la notion de combat à un sommet de violence. Telle est donc, en vérité, la réponse hitlérienne que donne Heidegger à la Seinsfrage, à la question de l’être : être est combat ! Et il s’agit bien, pour Heidegger, de magnifier le combat le plus difficile, le plus glorieux, le plus existentiellement nécessaire : le combat contre « tout un chacun » (femmes et enfants compris) de cet ennemi dissimilé et incrusté jusqu’au plus intime du peuple. Le combat en « frappe réciproque » c’est l’ordinaire du combattant qu’il y triomphe, périsse ou perde momentanément ou pour toujours son intégrité corporelle. Il faudra déployer des trésors d’intelligence et de détermination pour débusquer l’ennemi numéro 1 et le vaincre.
C’est bien ici tout le programme de la « chasse aux juifs » que Heidegger magnifie et porte aux nues. Le combattant heideggérien c’est le jeune fauve de la Gestapo prêt à dresser des listes d’enfants ennemis ; c’est le « cannibale » SS rattrapant à la baïonnette des enfants jetés en l’air ; c’est l’auxiliaire collaborateur abattant à la mitrailleuse et devant des fosses des milliers de civils mis à nu et injuriés ; c’est le « médecin » ordonnant la chute des cristaux de zyklon B dans les cheminées de la chambre à gaz. Mais, auparavant, c’est l’ensemble de tous ces bureaucrates du génocide occupés à organiser les enregistrements, les rafles, les convois, les sélections. Heidegger fait de tous ces crimes une nécessité ontologique !
… il est souvent bien plus difficile et laborieux de repérer l’ennemi en tant que tel, de le conduire à se démasquer, de ne pas se faire d’illusions sur son compte, de se tenir prêt à l’attaque, de cultiver et d’accroître la disponibilité constante et d’initier l’attaque depuis le long terme, en vue de l’anéantissement total.
Voilà ce qui s’appelle un cours pour « philosophes génocidaires » ! Et c’est tout un programme. C’est trop facile de repérer l’ennemi « extérieur » – et dont l’extériorité se manifeste par un uniforme typique – même caché dans une tranchée ! L’ennemi intérieur il va falloir le dénicher caché qu’il est parfois sous l’apparence de bons allemands et de bons chrétiens ! Il faut, en effet, le « conduire à se démasquer », à réapparaître en tant que « juif ». Et soyez, jeunes nazis, sans « illusion sur son compte ». Ne vous laissez pas attendrir pas même par un petit enfant. Le « tout un chacun » détermine même les bébés comme ennemis intérieurs. Pour ce combat, qui est l’essence même de l’être, le trésor de la souveraineté aryenne, il vous faudra vous sentir toujours prêt et disponible. Car, d’une certaine manière, cela commence tout de suite, à la sortie du cours dans votre capacité à déceler l’ennemi et à lui ôter son masque. Là, maintenant, il s’agit bien d’œuvrer pour son « anéantissement total ». Les femmes et les enfants seront prioritaires. Mais, bien sûr, rien ne devra subsister : ni corps vivants, ni corps morts, ni sépulture, ni synagogue, ni matière, ni esprit. C’est l’idée même d’Auschwitz. La solution finale, « conceptualisée » ici par Heidegger sera totale ou ne sera pas. Il n’y aura donc pas de morts les dépouilles seront en partie recyclées dans l’industrie et l’agriculture, le restant retournant à la terre sous forme de cendres.
Etre et vérité est l’anticipation d’Auschwitz.
Mise en œuvre de la « vérité de l’être »
Etre et vérité est l’anticipation d’Auschwitz
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