APPEL DE LA CONSCIENCE MORALE (Ruf des Gewissens) : De manière parfaitement cynique, et non sans un certain « humour noir », Heidegger nomme par « appel de la conscience morale » cela même qui, sur un mode silencieux, pousse l’aryen de pure souche (Dasein) « dans ses possibilités les plus propres ». L’antisémitisme le plus meurtrier serait ainsi un fait de moralité ! Passe donc comme étant emprunte de moralité la haine nourrie de préjugés. L’appel heideggérien est l’antithèse de l’impératif kantien en sa portée universelle.
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(Dans cette page je tiens compte du fait que, pour le phiblogZophe, Dasein est le mot heideggérien pour dire « aryen »).
Dans cette entrée le phiblogZophe justifie sa « définition » de l’appel de la conscience morale selon Heidegger par le commentaire du § 56 d’Etre et temps dans la traduction de Martineau. Le texte de Heidegger est en gras, le commentaire en caractères normaux.
- 56. Le caractère d’appel de la conscience.
Au parler appartient ce-sur-quoi il est discuté. Le parler apporte une révélation sur quelque chose, et cela d’un point de vue déterminé. C’est dans ce qui est ainsi discuté qu’il puise ce qu’à chaque fois il dit en tant que parler — le parlé comme tel. Dans le parler comme communication, ce parlé devient accessible à l’être-Là-avec d’autrui, le plus souvent moyennant l’ébruitement dans la parole.
L’appel que la conscience morale s’adresse à elle-même appartient au langage. Dans le parler en général la discussion porte sur un « ce-sur-quoi » à propos duquel sont attendues des révélations. Il suppose ainsi que le révélé est accessible dans l’échange à autrui et cela en vertu d’un « ébruitement dans la parole ». Nous allons voir de quelle manière, et pourquoi, l’appel – der Ruf – demeure quant à lui silencieux.
Or qu’est-ce donc qui, dans l’appel de la conscience, est le discuté, c’est-à-dire l’advoqué ? Manifestement, le Dasein lui-même. Cette réponse, cependant, est aussi indéterminée qu’incontestable. Car si l’appel avait un but aussi vague, il ne demeurerait tout au plus pour le Dasein qu’une incitation à prêter attention à soi. Seulement, il appartient essentiellement au Dasein d’être ouvert à lui-même avec l’ouverture de son monde, de telle manière qu’il se comprend toujours déjà. L’appel atteint le Dasein dans ce se-comprendre-toujours-déjà quotidiennement et médiocrement préoccupé. C’est le On-même de l’être-avec préoccupé avec autrui qui est atteint par l’appel.
Un « appel de la conscience » ne se réfère à l’évidence à aucune autre « chose » qu’au Dasein lui-même. C’est de lui dont il est question dans l’appel. Mais pourquoi dire « Dasein » et non par exemple « l’être humain » ? Nous l’avons vu ailleurs : Dasein est le nom de code pour « aryen » en tant que mythe de la suprématie de la race blanche allemande. Cette suprématie Heidegger la conçoit et la formule en tant que le Dasein parle la seule et unique langue vivante de l’être (après le grec des présocratiques). Ainsi le Dasein est privilégié quant à la possibilité de l’ouverture d’un monde et de la compréhension qu’il a conjointement de lui-même en tant qu’élu pour l’Ouvert. Mais pourquoi y-a-t ’il appel c’est-à-dire pourquoi y-a-t ‘il « quelqu’un » qui l’entend et qui est atteint par l’appel ? Précisément en vertu du fait que le Dasein – qui n’est autre que l’aryen supérieur parlant la langue de l’être – subit cette situation caractérisée par la déréliction, par la médiocrité d’un quotidien où le règne du On ménage une égalité factice entre ceux qui partagent la même situation. Or ce « ON » anonyme est une figure de l’enjuivement, terme qu’il faut comprendre en un sens très large. Il ne nomme pas seulement la réalité juive, composée en Allemagne de nombreux juifs assimilés et « déjudaïsés » – considérés toutefois comme particulièrement dangereux par les nazis – mais désigne aussi tout ce qui relève d’un façonnage du quotidien par la culture issue du judaïsme, christianisme et démocratie compris. D’abord assimilé à ce ON le Dasein est atteint par l’appel en ce qu’il comprend qu’il a des raisons d’y répondre : il parle la langue de l’être, cet être ignoré et bafoué par la « machination juive ». (Heidegger). L’appel de la conscience morale n’est donc en rien appel, chez Heidegger, à la solidarité, à l’entraide, à l’empathie voire à la charité mais bien plutôt appel à se détacher du ON pour assumer un destin absolument séparé. C’est ce destin que promet précisément Hitler dans Mein Kampf.
Et vers quoi est-il ad-voqué ? Vers le Soi-même propre, autrement dit : non pas vers ce que le Dasein, dans l’être-l’un-avec-l’autre public, vaut, peut, pourvoit, ni même vers ce qu’il a saisi, ce à quoi il s’est engagé, ce par quoi il s’est laissé prendre. Dans une telle ad-vocation, le Dasein tel qu’il est mondainement compris pour les autres et pour soi-même est passé*. L’appel au Soi-même ne prend pas de tout cela la moindre connaissance. Comme c’est seulement le Soi-même du On-même qui est ad-voqué et porté à l’entendre, le On sombre. Cependant, que l’appel passe le On et l’être-explicité public du Dasein, cela ne signifie nullement qu’il ne l’atteigne pas conjointement. En tant même qu’il le passe, il précipite un On avide de la considération publique dans l’insignifiance. Le Soi-même, au contraire, privé dans l’ad-vocation de ce refuge et de ce masque, est porté par l’appel à lui-même.
Ce paragraphe confirme qu’il ne s’agit pas, par l’appel, de mieux connaître par exemple « ce à quoi il s’est engagé ». Heidegger est encore plus explicite en écrivant : « ce à quoi il s’est laissé prendre ». Dans et par l’appel le Dasein est « ad-voqué » … « vers le Soi-même propre » … Le « On sombre ». Le On est « avide de considération publique » dit Heidegger. Il faut mettre sur le compte de cette considération cette dimension morale en vertu duquel le Dasein est « respectable ». L’appel fait tomber cette avidité dans l’insignifiance. L’appel, parce qu’il est entendu par le Dasein, place celui-ci, et en tant qu’aryen, devant la nécessité de se détacher de ce qui le réduit à une « particule élémentaire » de On. Dès lors qu’il s’agit déjà, pour Heidegger, d’œuvrer parallèlement à Hitler il faut que le Dasein, en retrouvant son « soi-même propre », adopte cette « morale » en vertu de laquelle il deviendra un membre de la Gestapo ou un de ses innombrables indicateurs et dénonciateurs. Au cœur d’Etre et temps Heidegger expose ainsi ce qu’il en est de la possibilité, à terme, d’installer un état génocidaire et antisémite. Ses acteurs sont ceux qui, en vertu de leur Dasein, auront entendu l’appel. Partant il ne peut plus ruser avec lui-même et se soustraire au destin de ses possibilités les plus propres : « Le Soi-même, au contraire, privé dans l’ad-vocation de ce refuge et de ce masque, est porté par l’appel à lui-même ».
C’est vers le Soi-même que le On-même est ad-voqué — non pas cependant vers ce Soi-même qui peut devenir pour soi « objet » d’appréciation, non pas vers ce Soi-même qui, excité par la curiosité, se livre à la dissection indiscrète de sa « vie intérieure », non pas vers ce Soi-même qui regarde « analytiquement » des états psychiques et leurs arrière-fonds. L’advocation du Soi-même dans le On-même ne le presse pas vers soi-même [comme] dans une intériorité qui lui permette de se refermer au « monde extérieur ». L’appel saute par-dessus tout cela, il le disperse, pour ad-voquer uniquement le Soi-même, qui, cependant, n’est jamais que selon la guise de l’être-au-monde.
L’appel de la conscience morale, selon Heidegger, ne doit en rien coïncider avec la conception traditionnelle de la vie morale et de la conscience. Il ne s’agit pas de s’apprécier, de se faire objet d’introspections. On le comprend puisqu’il va s’agir, à terme, de se séparer du On, espace où « tous les chats sont gris », juifs et aryens compris et cela en recourant à la plus extrême violence. La « morale » de Heidegger se présente comme une « morale de race » exclusivement au service du projet de domination du Dasein-aryen. L’être-au-monde, que l’on peut comprendre comme nommant aussi le projet de domination, doit s’imposer au détriment de l’intériorité. La morale ( ?!) de Heidegger est déjà celle des tueurs d’Auschwitz.
La proposition peut apparaître autant abusive que stupidement calomniatrice. Je redis d’abord que mon analyse prend en compte le fait que lorsque Heidegger proteste, par exemple dans un courrier auprès de sa femme, contre l’ « enjuivement » de l’université ce n’est pas de manière anecdotique et à la marge de son œuvre. La dénonciation de l’enjuivement et la promotion de l’antisémitisme (en plus du racisme) sont des « fondamentaux » du discours heideggérien. Ce qui s’impose, et pour le dénoncer, c’est de comprendre comment ils disparaissent en tant que thèmes explicites et réapparaissent, méconnaissables, sous des formes à la fois savantes et codées. C’est le cas de « Dasein » en ce qu’il transpose « aryen ». Dans les paragraphes d’Etre et temps consacrés à la conscience morale Heidegger s’efforce de détruire la « morale traditionnelle » au profit d’une morale exclusivement centrée sur le Dasein-aryen. Cela même suppose la liquidation de l’impératif kantien. L’ «anéantissement total » de « l’ennemi intérieur enté sur les racines du peuple », recommandé par Heidegger en 1934, on ne voit pas comment, en effet, pourrait-il faire l’objet d’une législation universelle.
Mais comment devons-nous maintenant déterminer le parlé de ce parler ? Que crie donc la conscience à celui qu’elle ad-voque ? En toute rigueur — rien ! L’appel n’énonce rien, il ne donne aucune information sur des événements du monde, il n’a rien à raconter. Encore moins aspire-t-il à ouvrir dans le Soi-même ad-voqué un « colloque avec soi-même ». Au Soi-même ad-voqué, rien n’est crié, mais il est con-voqué à lui-même, c’est-à-dire à son pouvoir-être le plus propre.
Mais que dit l’appel ? Précisément c’est un appel consistant à se séparer du « monde », mais du « On-monde », du monde enjuivé. Sur ce point Heidegger, à sa manière, partage la même obsession que Hitler. L’appel « n’a rien à raconter ». Comme s’il s’agissait d’entrer dans un monastère il faut quitter le monde ou, plutôt, ce monde. En réalité il faut se séparer d’un monde qui n’est pas le monde véritable. Il y a même lieu de s’abstenir d’y exercer quelque vengeance par exemple en commettant quelque pogrom. C’est encore trop concéder. Parlant la langue de l’être le Dasein-aryen, en sa vocation d’être-au-monde, a bien d’autres choses à faire. Les futures chambres à gaz ne seront que des détails d’une histoire bien plus somptueuse en ce qu’elle est appelée à instaurer la domination d’un « peuple de poètes et de penseurs ».
L’appel est la saisie, par le Dasein-aryen, de son « pouvoir-être le plus propre ». Pouvoir qui s’est aliéné dans un « On-monde » où sévit l’enjuivement, qui n’est qu’une morale d’esclaves.
L’appel, conformément à sa tendance propre, n’invite point le Soi-même advoqué à un « débat », mais, en tant que con-vocation au pouvoir-être-Soi-même le plus propre, il est une pro-vocation (vocation vers « l’avant ») du Dasein à ses possibilités les plus propres. L’appel se passe de tout ébruitement. Il ne se porte surtout pas à des paroles — et pourtant, il reste rien moins qu’obscur et indéterminé. La conscience parle uniquement et constamment sur le mode du faire-silence, et, sur ce mode, non seulement elle ne perd rien en perceptibilité, mais encore elle contraint le Dasein ad-voqué et con-voqué à la ré-ticence de lui-même. Le défaut d’une formulation verbale de ce qui est crié dans l’appel ne réduit point le phénomène à l’indétermination d’une voix mystérieuse, mais indique seulement que la compréhension du « crié » ne saurait se cramponner à l’attente d’une communication.
L’appel de la conscience morale n’est donc en rien un appel au débat intérieur, à ce débat intérieur qui pourrait faire obstacle à la violence hitlérienne. En 1927 nous sommes encore à 6 ans de l’arrivée des nazis au pouvoir. Heidegger mène sa guerre en silence et privilégie celui-ci. Si l’appel est « pro-vocation (vocation vers « l’avant ») du Dasein a ses possibilités les plus propres » il se passe « de tout ébruitement ». Ce mode du « faire-silence » avec lequel parle la conscience favorise positivement, dans le Dasein, la « ré-ticence de lui-même ». Heidegger a bien compris que les futurs membres actifs du III° Reich, au-délà même des appareils d’Etat, n’ont pas à se perdre, voire à se trahir en renouant avec le bavardage. Ce n’est pas une question de devoir au sens kantien mais une question de fidélité du Dasein à ses possibilités les plus propres. Sa condition est la séparation sans retour d’avec le « ON-monde ». Le silence de l’appel la favorise. Le Dasein-aryen a vocation d’être le maître de nombreux esclaves et, à propos de certains d’entre eux, de décider de qui doit vivre et qui doit mourir. Et cela ne se clame pas sur les toits.
Mais ce que l’appel ouvre n’en est pas moins univoque, même si le Dasein singulier, conformément à ses possibilités de compréhension, peut en prendre une interprétation diverse. Par-delà l’indétermination apparente de la teneur de l’appel, il est impossible de méconnaître la sûre direction d’impact de l’appel. L’appel n’a nul besoin de chercher d’abord à tâtons celui qu’il va ad-voquer, ni de signes pour reconnaître que c’est bien lui ou non. S’il se produit dans la conscience des « illusions », ce n’est point que l’appel s’est fourvoyé (et ainsi ré-voqué), mais c’est uniquement à partir du mode en lequel l’appel est entendu : c’est que l’appel, au lieu d’être authentiquement compris, est entraîné par le On-même dans la transaction d’un colloque avec soi et ainsi perverti en sa tendance ouvrante.
Il faudrait aller beaucoup plus loin que nous le faisons dans cette page et rechercher les affinités de ce qui nous semble relever ici d’un nazisme heideggérien avec la propagande et ses ressorts. On ne peut que s’étonner de la congruence qu’ont ces propos avec la propagande nazie de rue et son efficacité. Les « allemands » furent massivement présents, parfois aidés par la terreur, à l’appel ! Tout un conditionnement « culturel » permet de comprendre que, dès lors qu’il s’agit de s’opposer à un « eux » construit comme une menace, tout une population se jugeant d’essence supérieure mais victime d’un complot, et notamment d’un complot juif, est susceptible de répondre à un appel tel que le conçoit Heidegger. La « conscience morale » n’est plus traditionnellement ce qui permet à l’ « On-monde » de persister dans sa médiocrité, mais ce qui appelle la nécessité même de s’en séparer.
L’appel, bien que silencieux et privé comme tel de mots, est néanmoins univoque. Le Dasein peut interpréter différemment l’appel il ne se trompe pas quant à l’essentiel. Quand cela arrive cela ne peut qu’être dû au fait que le « On-monde » le tient encore quelque peu captif.
Heidegger fait-il ici autre chose que de donner des éléments de recette d’une radicalisation national-socialiste?
Il faut le maintenir : l’appel qui nous a servi à caractériser la conscience est ad-vocation du On-même en son Soi-même ; en tant que tel, il est la con-vocation du Soi-même à son pouvoir-être-Soi-même, et, du même coup une pro-vocation du Dasein vers ses possibilités.
Ce Dasein, pro-voqué à ses possibilités, deviendra gestapiste, dénonciateur, SS, soldat de la Wehrmacht, concepteur de chambres à gaz.
Le dernier alinéa servant de transition avec le § 57 n’est pas ici commenté.