J’assume ici aussi bien la facilité du jeu de mots que l’injure absurde supposée être faite à un des plus grands penseurs du XX° siècle.
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J’appelle « Heidaechgger » quelque chose de très précis et par ailleurs de mieux en mieux déterminé et documenté. Il s’agit de cette part de l’oeuvre, et dont la topographie est appelée à évoluer malheureusement dans le sens d’une extension, qui est entièrement vouée à la transposition savante, susceptible d’un enseignement magistral dans le cadre d’une « université allemande » des fondamentaux du national-socialisme : antisémitisme d’extermination ; esclavagisme industriel ; droit de vie et de mort sur les non-allemands ; racisme généralisé ; rejet de toute conception démocratique de la vie sociale ; militarisation et bureaucratisation policière de toute vie sociale y compris la vie culturelle et spirituelle.
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On ne peut nier que le style heideggérien est à l’origine de vocations philosophiques chez de grandes intelligences. Ce qui demeure incompréhensible et choquant est que ce rapport à la « source » Heidegger ait été le plus souvent accompagné par la volonté de ne pas sonder ce qu’il en était au juste du rapport que cette source entretient elle-même avec le nazisme le plus meurtrier.
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Une formule circule depuis quelques temps dans l’espace de réception de Heidegger, formule au demeurant étrange et curieuse pour être reprise par des philosophes : « Nous n’apprenons rien de nouveau. Nous savions. Heidegger demeure un grand penseur ». Cette formule a plusieurs avantages. Elle permet d’écarter le soupçon d’aveuglement notamment face à des recherches comme celle d’E. Faye. Elle suppose qu’il a été mûrement médité que la sympathie de Heidegger pour le nazisme est seconde relativement à tout ce qu’il apporte à la pensée et aux penseurs. Elle implique qu’il existe une nette séparation entre le penseur, sublime, et l’idéologue médiocrement attaché aux pires poncifs. Elle reproduit implicitement également le refus du « cartésianisme » en tant qu’il légitime qu’on doive, avant de souscrire à quelques thèses que ce soit, mettre d’abord en doute, et à l’épreuve, la solidité de ce qui les fonde. Le lecteur de Heidegger est ainsi laissé sur la touche entre un Heidegger grand penseur et un « nazi ordinaire ». Cela même interdit qu’on puisse scruter ce que dit vraiment le discours heideggérien.
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Il n’y a naturellement pas identité entre le nazisme et l’idéologie de Daech. Le premier fut antisémite par racisme – même si le racisme heideggérien apparaît plus spirituel que biologique – le second est théologiquement et criminellement judéophobe et christianophobe. Cette différence est déjà à nuancer car l’antisémitisme « biologique » a toujours été accompagnée, surtout chez les élites nazies et notamment chez Heidegger, de justifications « spirituelles ». Les deux « visions du monde » préconisent et usent toutefois des pires formes de violence. Les nazis ont cependant cherché à maintenir le plus possible l’extermination dans le secret. La chambre à gaz fut un lieu de mise à mort où la mise à mort comme telle est dérobée au regard des criminels eux-mêmes. Il y a, certes, un « regard ». Mais il était surtout destiné à permettre aux Sonderkommandos de vérifier l’état de processus de destruction. Daech, au contraire, a adopté un régime clairement pornographique. Il use du spectacle le plus atroce pour, soi-disant, en finir avec la société mécréante du spectacle. Cela conduit vers lui une jeunesse troublée et que piège ce romantisme d’une transgression supposée sacrée et s’exerçant sur des mécréants, des infidèles, des apostats.
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Mais, précisément, Heidaechgger est le nom d’un succès intellectuel secrètement et invisiblement adossé aux justifications d’un Etat génocidaire.
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Le nazisme exterminateur est à l’œuvre de Heidegger ce que la chambre à gaz est au III° Reich. Il est enfoui, codé, mis au secret. Le secret, certes, fut pour beaucoup de polichinelle. Il n’empêche négationnisme et occultation accompagnèrent dès le début la mise en œuvre de l’extermination. Heidegger a poussé à l’extrême cet art nazi de la dissimulation. Beaucoup d’heideggeriens ont ainsi été trompés ; beaucoup d’autres ne furent pas dupes mais jouèrent le jeu tout en émettant parfois, comme pour se couvrir, quelques signaux d’alerte. Mais cela n’est pas suffisant.
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Heidaechgger est le concept de la mise à jour « obscène » du nazisme heideggérien. Dans un ouvrage récent, Banalité de Heidegger, Jean-Luc Nancy dit de Heidegger qu’il fut un « archéo-fasciste », un « antisémite banal et haineux » mais aussi un « antinazi ». Décidé à faire confiance à l’univocité du questionnement heideggerien Nancy ne voit pas qu’un nazi tel que Heidegger ne pouvait œuvrer à une transmission du nazisme qu’à la condition d’une « critique ». Il se refuse à admettre que les « dés sont pipés » ; que la question de l’être ne se réduit pas une question sagement et académiquement ontologique ; que cette question de l’être est celle de l’identité et de la souveraineté absolue d’un peuple allemand à vocation exterminatrice ; qu’elle désigne en réalité l’antithèse d’un « néant juif » dont il faut délivré les allemands.
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Plus récemment encore dans son livre Entre Bible et Heidegger, question d’être, Daniel Sibony met au cœur de son argumentation une notion heideggerienne, celle de Dasein, en en proposant une définition que refuse catégoriquement Heidegger lui-même ! Voici tout d’abord l’affirmation de Sibony à propos du Dasein : « Exemple clef des croisements entre Bible et Heidegger : son invention majeure, le Dasein, par lequel il désigne l’être humain, en tant qu’il relève de l’être-là. Da-sein, le « là de l’être », c’est strictement l’existence, à la fois verbe, là- être, et substantif (parfois traduit par l’ « existant »).
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Or Heidegger lui-même, dans le § 11 de « La métaphysique de l’idéalisme allemand (Schelling) » déclare sans ambiguïté que « C’est à une humanité à venir qu’il est réservé d’être remise au Da-sein ». Da-sein ne nomme pas ici l’ « existence humaine » ou la « réalité humaine » mais cet homme nouveau, cet homme à venir dont l’entreprise de régénérescence du III° Reich, notamment par l’extermination, est appeler à créer les conditions. Au reste Heidegger, qui n’hésite pas à comparer Dasein à l’ « idea » platonicienne, souligne son caractère intraduisible : «Le vocable « Da-sein » est (…), y compris en l’acception dans laquelle il est pensé dans Etre et temps, proprement intraduisible ». Cela arrange d’autant plus Heidegger que cela fait de « Dasein » l’équivalent d’une lettre cachetée. Nous la décachetons : « Dasein » nomme aussi l’acteur de l’extermination des juifs.
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Heidegger opère par ailleurs un rapprochement des plus significatifs entre la notion de Dasein et celle de Souci : « Souci » signifie toujours dans Etre et temps : garde et sauvegarde de la vérité de l’être, et ne signifie jamais : préoccupation relative à de l’étant ». Il faut ici encore une fois « vendre la mèche » et préciser que « vérité de l’être » est une des expressions les plus « daechiennes » de Heidegger. « Vérité de l’être » nomme en effet ceci que les allemands parlent l’unique langue vivante de l’être tandis que les juifs, sans monde (weltlos), sans sol (bodenlos) ne font que s’affairer auprès de l’étant sans pouvoir atteindre quoique ce soit de l’être et de sa vérité. C’est au reste dans un cours sur l’être et la vérité (Sein und Wharheit, Etre et Vérité) que Heidegger appelait dés 1934 à l’anéantissement total de l’ennemi intérieur :
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« L’ennemi est celui-là, est tout un chacun qui fait planer une menace essentielle contre l’existence du peuple et de ses membres. L’ennemi n’est pas nécessairement l’ennemi extérieur, et l’ennemi extérieur n’est pas nécessairement le plus dangereux. (…) L’ennemi peut s’être enté sur la racine la plus intérieure de l’existence d’un peuple, et s’opposer à l’essence propre de celui-ci, agir contre lui. D’autant plus acéré, et dur, et difficile est alors le combat, car seule une partie infime de celui-ci consiste en frappe réciproque; il est souvent bien plus difficile et laborieux de repérer l’ennemi en tant que tel, de le conduire à se démasquer, de ne pas se faire d’illusions sur son compte, de se tenir prêt à l’attaque, de cultiver et d’accroître la disponibilité constante et d’initier l’attaque depuis le long terme, avec pour but l’extermination totale. »
in Heidegger, l’introduction du nazisme dans la philosophie, Emmanuel Faye, Albin Michel 2005, page 276.(GA 36/37, 90-91).
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Il y a une rationalité spécifique à l’heideggérisme. Si Dasein nomme l’humanité future – l’homme nouveau du nazisme – en ce qu’elle entend l’être en sa vérité, « vérité de l’être » nomme ce qui rend ontologiquement nécessaire la sélection et l’extermination de « l’ennemi intérieur ». Dasein nomme donc également celui par qui cette extermination adviendra. C’est ça le Dasein proprement heideggerien. Se refuser à le reconnaître c’est participer, par aveuglement mais aussi parfois par calcul, à cette tradition du secret qui a été celle des nazis de tête et notamment des « heidaechggeriens ».
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Mais qui est donc Heidaechgger ?
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• C’est l’auteur d’ Etre et temps, érigé en monument de la philosophie du XX° siècle. Le titre même est une transposition de la croix gammée. En sa « vérité » l’être s’oppose au « néant juif » et s’annonce secrètement comme la « promesse » d’un anéantissement. Dasein nomme l’acteur, supposément sauveur des allemands et de l’humanité authentique, de ce programme d’extermination. C’est l’homme de l’avenir et qui sait que l’avenir commencera avec le génocide. Le Dasein est au monde, dit Etre et temps. Les juifs sont sans monde pour Heidegger. Ils sont ainsi exclus, dans Etre et temps, de l’humanité. Etre et temps est ainsi le pendant, dans le monde savant, du Mein Kampf d’Hitler.
• C’est l’auteur de Introduction à la métaphysique laquelle, selon un humour « noir » très spécifique, est en réalité une introduction à l’ère du génocide antisémite d’Etat.
• C’est ce philosophe qui a cru bon porté pendant de nombreuses années les mêmes moustaches que Hitler. Petit détail de l’histoire le plus souvent passé aux oubliettes.
• C’est ce philosophe qui appose sur sa tombe une étoile à 8 branches, cette étoile que Hitler avait griffonné dans son carnet avant d’opter pour la croix gammée.
• C’est ce philosophe qui, haïssant la philosophie, appelle « pensée » l’esprit allemand en tant que « désenjuivé ». Ce qui implique que l’antisémitisme, comme dans Mein Kampf, joue un rôle central dans toute l’œuvre et en règle secrètement la sémantique.
• C’est ce philosophe qui suscite à son propos les interprétations les plus opposées et les plus contradictoires laissant les lecteurs dans des perplexités sans fin.
• C’est ce champion du secret qui, à la barbe de certains intellectuels des plus brillants, est parvenu à donner un « visage herméneutique » à une politique génocidaire directement inspiré de l’hitlérisme.
Les voyous de Daech ont leur pendant chez certains heideggeriens qui, bien abrité par le parapluie du « grand philosophe », ruminent un nazisme non seulement très habilement costumé mais aussi instruit, pour l’avenir, de quelques critiques supposément « antinazies ». C’est le minimum que pouvait faire un antisémite en philosophie, « banal et haineux » et doublé d’un « archéo-fasciste ». Précisément un tel « archéo-fasciste » ne pouvait qu’être dans le souci de transmettre, accompagnés des critiques obligées, les principes mêmes d’un état exterminateur.
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