Cette notion joue un rôle central dans la constitution du « racisme spirituel » de Martin Heidegger. C’est en vertu de la Stimmung – disposition affective – que le simple sang, insuffisant comme tel pour fonder un peuple-race, se fait « voix du sang ». [Voir l’entrée VOIX DU SANG].
Cet article est consacré à une première analyse de cette notion – selon les indications du deuxième chapitre de la seconde partie de La logique comme question en quête de la pleine essence du langage (cours de l’été 1934) – ainsi qu’à la façon dont Heidegger assure ainsi, en «sur-nazi », le passage d’un racisme biologique, infondé, à un racisme spirituel. Ce dernier n’est pas moins violent, au contraire, que le premier. Il fournit même des justifications supplémentaires, notamment en ralliant une partie du monde de la culture, à la nécessité de « l’anéantissement total » de l’ennemi « enté sur la racine intérieure du peuple ». (Heidegger).
Le tableau rend évident la manière avec laquelle Heidegger construit sa justification du racisme. Sa critique du biologisme est en fait la critique de l’insuffisance de la référence biologique pour la constitution d’un racisme opérant à l’échelle d’un Etat et dans une perspective « historiale ».
LE SANG, LA SOUCHE + DISPOSITION AFFECTIVE –> VOIX DU SANG
biologique éducation, propagande peuple-race
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Il s’agit, selon Heidegger, d’expliciter « l’expérience d’être-homme faite dans et à partir de sa détermination, au triple sens du mot que nous avons fait ressortir » à savoir le travail, la mission et la charge. Il faut « la rendre saisissable conceptuellement et opérante dans l’entente qui doit guider notre manière d’agir ». N’oublions pas qu’il s’agit d’un cours prononcé dans un contexte nazi. « Notre manière d’agir » ne désigne nullement un agir universellement humain. C’est de l’homme « authentique » dont il s’agit : l’aryen, l’allemand et plus exactement l’allemand du III° Reich.
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La détermination, «au triple sens du mot », est « portée à chaque fois par une disposition affective ». De même que le sang en tant que tel ne fait pas la race mais doit devenir « voix du sang » travail, mission et charge ne sont effectifs qu’en fonction d’une « Stimmung », d’une disposition affective. Dans la mesure même où, à la même époque, Heidegger recommandait l’ anéantissement total de « l’ennemi enté sur la racine intérieure du peuple », on est en droit de prendre comme exemple ce qu’il en sera plus tard de la mission qui sera celle des Einzatzgruppen, ces groupes spéciaux qui procédèrent à la « shoah par balles » dans les plaines de l’Est. On comprend bien que leurs membres devaient s’impliquer à la tâche selon une «disposition affective » qui leur rendait clair et nécessaire d’avoir à purifier les terres d’un III° Reich en extension des « juifs ».
En 1934 les nazis, dont Heidegger, n’en sont pas encore là même si, dans La logique…, Heidegger se permet de faire des menaces qui supposent l’existence de lieux tels que le camp de concentration de Dachau.
Il s’agit bien plutôt, à « hauteur de philosophe (du Reich) », de situer l’exacte topologie de la Stimmung. Sans elle rien ne serait possible selon « l’entente qui doit guider notre manière d’agir ». (Laquelle manière comprend, on l’a vu, le fait de devoir s’acquitter de missions d’anéantissement).
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Conformément aux déclarations d’Hitler célébrant dans Mein Kampf l’esprit de communauté des allemands – et vilipendant l’individualisme incorrigible des « juifs » – Heidegger fait ainsi la chasse, en bon « totalitaire », à la sphère privée. La Stimmung n’est pas une qualité de l’intériorité d’un sujet. « Nous prenons les dispositions affectives comme des vécus à l’intérieur du sujet, qui s’échauffent, bouillonnent et s’évaporent comme l’eau dans une marmite au gré de la température ». On peut effectivement discuter de la teneur de « l’expérience intérieure » surtout quand elle se présente essentiellement comme disposition affective. Mais il s’agit ici, surtout, de couper court à la source « moïque » de cette expérience intérieure affective. « … Nous ne voulons pas voir, écrit Heidegger, que la disposition affective, précisément, nous transporte dans le tout entier de l’étant, qu’à chaque fois c’est elle qui d’avance circonscrit l’horizon entier de l’étant, en faisant s’ouvrir cet horizon et en le maintenant ouvert ». Nous pourrions le dire ainsi : la Stimmung colore le monde selon sa qualité. « L’homme irrité… ne veut rien entendre ni voir (…). La joie, à l’inverse, rend toutes choses claires, simples et limpides… ». Aussi justes que soient ces réflexions il s’agit d’étendre le règne de la disposition affective jusqu’au domaine des rapports qu’à la « communauté de sol et de sang » avec ses « autres » et notamment avec ses « ennemis intérieurs ». La Stimmung doit l’emporter ici sur la Vernunft, l’affect sur la raison. Il s’agit, ne l’oublions pas, de fabriquer des tueurs.
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La logique comme question en quête de la pleine essence du langage se révèle ainsi à nous comme un cours professé dans une fabrique d’assassins. Pour le dire de manière pragmatique l’affect identitaire (et xénophobe) doit s’emparer des corps et faire en sorte que ceux-ci soient en revanche le moins possible affectés par le contact avec les étants. Le « bon élève » devra ainsi pouvoir envoyer à la mort des enfants sans que cela ne perturbe en rien sa « manière d’agir ». La disposition affective – Stimmung – ordonne le corps à la « question de l’être » tant et si bien que le rapport aux étants se trouve entièrement sous sa détermination. Le bon père de famille SS doit ainsi pouvoir abattre un enfant-étant sans que cela ne l’affecte ni porte atteinte à ses qualités de chef d’une famille parlant « la langue de l’être ».
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C’est outrancier autant qu’outrageant pensera-t-on. C’est pourtant exactement le projet que soutient Heidegger. Lisons ce paragraphe clef de La logique… « Ce qui nous est visible et saisissable du dehors, le corps, dont nous avons une vague conscience à partir du dedans, paraît, dans l’homme présent là-devant, être le véritable support ». Heidegger identifie tout d’abord une apparence : le corps paraît constituer le véritable support de notre « être-là ». « A l’aide de ce corps, nous sommes solidement campés des deux jambes sur la terre. Ce n’est pas le fait de planer dans l’exposition-au-dehors en vertu de la disposition affective, c’est au contraire le corps, qui passe pour être la base qui nous soutient ». La vie intérieure affective est pure illusion. C’est « en vertu, dit Heidegger, de la disposition affective (que) nous sommes exposés au-dehors dans l’être, qui nous oppresse ou nous exalte ». Ainsi il ironise un temps sur sa propre doctrine et fait mine de ridiculiser le fait que nous « tiendrions » grâce à un « planer dans l’exposition-au-dehors ». C’est « le corps, qui passe pour être la base qui nous soutient ». Or, précisément, Heidegger pense exactement le contraire. « Mais que veulent dire ici corps, jambes et autres membres ? Eussions-nous une douzaine de jambes ou plus que nous ne tiendrions pas plus fermement debout sur la terre. Nous ne saurions même pas tenir debout si cette tenue n’était pas de part en part disposée par les dispositions affectives en vertu desquelles, au premier chef, le sol, la terre, bref la nature, nous portent, nous préservent et nous menacent ».
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Il faut être attentif à ceci que cette approche, si elle présente un indéniable intérêt, est entièrement subordonnée par Heidegger à la question du « peuple-race ». L’invocation du sol et de la terre fait référence à la « souche » et au « sang » lequel, en vertu de la Stimmung, acquiert précisément une voix. Nous pouvons le dire de cette manière : c’est la race, le sang comme voix, qui « tient » le corps. « Ce que nous reconnaissons comme notre corps n’est pas en soi un présent là-devant, n’est pas ce qui constitue la source de l’être-le-là, mais est en quelque sorte en suspens au milieu des dispositions affectives et de leurs puissances. Seule une pensée qui pense de travers, et considère ce qui est accessible au toucher comme ce qui constitue l’étant, peut trouver ici des difficultés : elle prend la disposition affective comme agitation d’un corps qui vit présent en soi là-devant ».
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Et pour autant qu’il existe une Stimmung-puissance selon laquelle la « voix du sang » irrigue un peuple-race on peut imaginer aisément quel genre de « combat » ce peuple-race est susceptible de livrer. C’est un combat criminel, assassin, qui vise des « étants humains » pour ce qu’ils sont, ce qu’ils sont étant, au travers de la trame de la Stimmung, constitué comme « ennemi » s’attaquant à la racine intérieure du « peuple-race ».
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Texte allemand correspondant : GA 38 pages 152 et 153 >>
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La référence au sang ou à la souche ne prend donc sens qu’en vertu d’une disposition affective en tant qu’elle « tient » les corps selon le registre d’une communauté séparée du « genre » humain.
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Cette disposition affective est l’objet des soins de la propagande et de l’éducation.
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L’individu allemand, auquel on dérobe toute autonomie en l’espèce de l’amputation d’une intériorité réflexive, devient partie du corps d’un peuple-race ainsi rendu apte à détruire, sans qu’il en soit théoriquement affecté, des corps d’étants d’apparence humaine. Le sang, par la disposition affective, se fait entendre comme voix. Pour entonner des chants de mort, des chants assassins.
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