Petit contre-dictionnaire Heidegger : ETAT

L’article ETAT du Dictionnaire Heidegger (Ed. du Cerf) est caractéristique de la démarche suivie par ses auteurs. Alors qu’il s’adresse notamment à la jeunesse philosophe et tandis que les plus vives critiques sont adressées à l’encontre de l’engagement pro-nazi de Heidegger ils ont adopté une attitude a priori entièrement favorable à Heidegger. Si cet engagement a constitué une erreur il ne saurait nullement être le signe d’un nazisme que charrierait l’œuvre dans le secret de ses codes et de son équivocité.

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Au reste il ne saurait en la matière exister de demi-mesures. Où l’on fait un dictionnaire « propre », et alors il est, relativement au nazisme de Heidegger, nécessairement négationniste ; où l’on fait un dictionnaire critique et sans concession, et alors la dimension philosophique de l’œuvre est profondément malmenée par la soumission de l’auteur à la doctrine nazie, soumission assumée fièrement à l’instar des moustaches hitlériennes qu’il s’est taillées et de l’insigne nazi qu’il s’est accroché au revers de la veste.

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La thèse qui ordonne l’article ETAT est précisément que Heidegger aurait compris son erreur en démissionnant du rectorat en avril 1934. Il aurait renoncé, à partir de ce moment, à placer ses espoirs dans l’expérience national-socialiste de l’Etat. Florence Nicolas, l’auteure de l’article, parle même de la « monumentale erreur » de Heidegger. « Monumentale », « gigantesque », « grande »… peu importe ; le qualificatif a pour fonction de réduire l’engagement de Heidegger a une erreur passagère. Ainsi il ne serait pas l’expression d’une conviction profonde et durable. Comme l’a montré de manière strictement documentée Emmanuel Faye cette démission n’aura pas par exemple empêché Heidegger, en compagnie de Karl Schmitt, de faire partie d’une commission sur le droit allemand. Ce qui n’est pas rien.

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En réalité la démission du rectorat n’a été que la conséquence de difficultés internes au nazisme universitaire. Heidegger ne fut pas aidé pour mettre en œuvre sa vision radicale de la « mise au pas » de l’université. Sa déception a pour motif la non-adhésion des enseignants ralliés au nazisme – les enseignants juifs ayant été radiés et s’étant souvent exilés – à son programme. Mais la démission ne signifia nullement un abandon de ses convictions nazies. Heidegger demeura jusqu’à la fin de sa vie fidèle à sa « croyance » selon laquelle le mouvement avait une « grandeur », une « vérité interne » et qu’il avait témoigné d’une juste correspondance entre « l’homme » et la technique moderne.
Prendre appui sur La logique comme question en quête de la pleine essence du langage pour montrer que Heidegger aurait pris de la distance par rapport au nazisme est absurde. C’est dans ce cours de 1934, au contraire, qu’il élabore un concept de peuple-race. Ce cours de 1934 est un cours de nazisme « théorique ».

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Le faire passer pour exprimant une prise de distance par rapport au nazisme est une imposture et une manipulation. Voici comment il est présenté dans l’article du Dictionnaire Heidegger : « Dans le § 28 de La logique comme question en quête de la pleine essence du langage, premier cours donné en 1934 après qu’il eut démissionné, ayant montré que l’Etat n’est pas une abstraction déduite d’un droit contractuel se rapportant à une nature humaine intemporelle et que, s’inscrivant dans une histoire, il demande à être compris comme l’ « être historial du peuple », Heidegger précise que : « […] le peuple n’a rien à voir avec cette sentimentalité cotonneuse et flasque qu’on colporte souvent aujourd’hui à son propos dans des phrases toutes faites, pas plus que l’Etat n’est la forme d’organisation pour ainsi dire figée qu’a aujourd’hui une société [GA 28, 165] ».

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La rédaction du cours remonte à 1934. Mais ce n’est à peine plus d’un an après l’accès au pouvoir d’Hitler. Plus que jamais Heidegger adhère au potentiel « révolutionnaire » du nazisme. Lorsqu’il pose que l’Etat doit être « compris comme l’être historial du peuple » c’est précisément en songeant à cette sorte de vertu messianique que l’hitlérisme reconnaît au peuple allemand. Lorsqu’il s’en prend à la conception abstraite de l’état, à la « sentimentalité cotonneuse et flasque qu’on colporte souvent aujourd’hui à son propos (…) » Heidegger a en vue aussi bien certaines caractéristiques de l’ancien état social-démocrate que ce qui en subsiste au cœur du jeune, mais encore plein d’avenir « révolutionnaire », 3ème Reich. C’est précisément de cela dont il a été victime et qui l’a poussé à la démission. Dans ce cours de 1934 Heidegger se montre comme un nazi particulièrement déterminé et convaincu.

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Le Dictionnaire Heidegger transforme en critique « à gauche » du nazisme ce qui est en réalité une critique « à droite ». Comme l’a dit un jour un commentateur : « Heidegger est à la droite de Hitler ».

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Soit le passage suivant : « La manière dont, sur fond d’un tel contresens – voir ce qui précède – le Führer voulait réaliser l’unité du peuple et de l’Etat amène Heidegger à dire dans le § 21 (de La logique…) que la « vraie manière de conduire les hommes est contrefaite » et que s’étale une « séduction perverse » dont la perversité peut aller, lit-on dans le § 12, jusqu’à réduire le peuple à n’être qu’une masse fanatisée pour le pousser au crime ».

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L’auteure de l’article fait un copier-coller de morceaux de texte pour valider sa vision falsificatrice. Considérons par exemple la notion de « séduction perverse ». Que faudrait-il en ce sens penser des moustaches hitlériennes de Heidegger ? De son insigne nazi ? Précisément Heidegger compte sur Hitler pour purifier l’espace allemand des « sans monde » (Juifs, Tziganes…) sans qu’il soit besoin, pour cela, de séduire de manière perverse le peuple pour lui faire commettre des crimes. On ne comprend rien au type de nazisme qui est celui de Heidegger si on ne comprend pas qu’il s’agit d’exterminer des « étants » qui ont une telle indignité que leur extermination ne serait aucunement criminelle. Mais il faut, pour ce faire, précisément un Etat historial et non un Etat qui pousserait le peuple à commettre des crimes alors même que la qualification de crime serait fondamentalement indue. Il y a un cercle dont Heidegger ne veut pas être captif. Si tuer des juifs est un crime alors l’exterminateur est avili tandis que l’objet exterminé acquiert la dignité de victime. Un Etat historial doit alors pouvoir organiser l’extermination en évitant ce cercle. Pour en construire un autre : la nécessaire froideur de l’administration de l’extermination fera en sorte que ceux qui seront exterminés ne feront que périr. Ils ne mourront pas. Et les « tueurs » ne seront eux-mêmes surtout pas des criminels. Ils auront mérité de l’Etre, de l’ Estre, de l’eSStre…

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Il est au reste étrange de voir comment la notice semble passer à côté de la question tout en la pointant avec pertinence : « L’Etat, estime Heidegger, ne peut être que si la volonté de souveraineté qui lui est propre prend naissance dans une charge consistant à reprendre une tradition sclérosée à partir de sa source vive et orientée par une mission visant, à partir de cette reprise, à ouvrir des possibilités neuves. (…) La véritable mission est de reprendre de manière plus originaire ce qui, avec la logique, s’est imposé aux Grecs puis à l’ensemble de l’histoire occidentale ».

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A propos de l’Etat ne s’agirait-il donc que de penser ? Impossible car l’historialité revendiquée par Heidegger excède le plan « spirituel ». La référence « aux Grecs » souligne par ailleurs qu’il ne va justement pas être question de reprendre une tradition qui comprendrait les legs juifs et chrétiens. Les « possibilités neuves » évoquées par la notice ont précisément à voir avec ce qui fera la sinistre originalité du nazisme hitlérien. Il ne sera pas criminel d’anéantir. Le peuple ne sera pas séduit pour commettre des crimes. Les étants à détruire le seront en étant conduits vers des fabriques de cadavres. La reprise exclusive de la provenance grecque est une métaphore de cette extermination.

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Certes il y aurait lieu d’approfondir la doctrine heideggérienne de l’Etat. Mais il s’impose, pour ce faire, de considérer Heidegger comme un « sur-nazi » et non un penseur qui, et alors qu’il se trouve au cœur d’un système hautement violent et répressif, serait toutefois parvenu à « critiquer » pour de bon le nazisme et Hitler.

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Ainsi Heidegger dénoncerait les « dominations du monde sciemment planifiées pour des millénaires » et la volonté d’établir une « durée la plus longue possible pour un ordre, le plus grand possible, de masses aussi vastes que possibles ». Il n’est absolument pas certain qu’il visait le projet hitlérien du Reich pour mille ans. Sa critique pourrait, comme je le crois, viser aussi bien le système soviétique que la démocratie américaine. Car, en rien, le nazisme hitlérien repose sur une économie de « masses aussi vastes que possibles ». L’économie symbolique hitlérienne repose sur le couple constitué par l’extermination et l’esclavagisme. Il s’agit de constituer un peuple de maîtres régnant sur des populations asservies et, pour ce faire, privées de la dynamique de défense qu’offrent notamment certaines valeurs d’origine juives et chrétiennes. Rien n’est plus étranger à l’hitlérisme que l’idée du politique comme technique d’administration de « masses aussi vastes que possibles ». Certains aspects de la seconde guerre mondiale permettent de se faire une idée du nazisme : campagne d’extermination de masse d’un côté, mise en esclavage de l’autre. Quelques fractions de populations non allemandes peuvent faire l’appoint par la collaboration. La société nazie est une société de guerre permanente au sens où, même par « temps de paix », elle gouverne par la terreur de l’extermination et du plus déshumanisant asservissement.

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Pour Heidegger l’essence de l’hitlérisme, laquelle se serait quelque peu ensablée – critique « à droite » de l’hitlérisme – réside dans la souveraineté d’un peuple-race ontologiquement en situation privilégiée. Il parle la langue de l’être. Il est le dépositaire de l’authentique humanité tant il est vrai qu’il ne suffit pas de posséder la faculté de la parole pour être « humain ». En ce sens, pour Heidegger, le nazisme essentiel n’est pas un totalitarisme et Hitler n’est pas un dictateur. Au contraire l’exercice de la souveraineté d’un Etat-peuple-race est une protection contre le « totalitarisme démocratique » – en tant que la démocratie étouffe et détruit le génie du peuple allemand – et contre la dictature administrative quand, précisément, elle brime par le droit ce même génie. Faire du nazisme, saisi légitimement dans son horreur injustifiable, le miroir où se reflèterait le totalitarisme insidieux de l’ « Etat technique » – injure heideggérienne à l’adresse de la démocratie – revient à « nier » la signification nazie de la déclaration que Heidegger a rajouté entre parenthèses pour l’édition de Introduction à la métaphysique et selon laquelle le nazisme serait allé dans la bonne direction quant à la relation de l’homme à la technique moderne planétaire.

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Heidegger n’a jamais abandonné le mythe selon lequel le peuple-race allemand devait se défendre, par l’exercice notamment guerrier d’une souveraineté absolue, du « totalitarisme démocratique » de masse et des « dictatures droits-de-l’hommistes ».
L’ennemi absolu, pour Heidegger, est la modernité démocratique en ce qu’elle impliquerait une destruction du génie du peuple de « penseurs et de poètes » qu’est le peuple allemand. L’hitlérisme a su mobiliser jusqu’au sacrifice suprême de masse parce que les allemands, interpellés comme tels, étaient convaincus qu’ils œuvraient pour leur liberté, pour leur libération. Heidegger a émis des critiques chaque fois qu’il a été convaincu que le national-socialisme adoptait un régime routinier et « technique ». Mais, sur le fond, Heidegger est la mémoire menaçante de l’essence du nazisme hitlérien.

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Voici au reste comment Heidegger s’exprimait dans La logique… :

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« C’est une erreur de croire qu’il y aurait dans l’université allemande un courant réactionnaire. Il n’y a pas de réaction, parce qu’aucun bouleversement (aucune révolution) n’est là, et cela parce que l’on n’a pas compris comment il faut s’y prendre. Il y a aussi certaines gens qui ne veulent pas du tout de révolution ; le risque est en effet qu’ils se découvrent à cette occasion comme étant manifestement de trop ». (La logique… page 94 de l’édition française de 2008).

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Dans la première partie du passage Heidegger règle en quelque sorte ses comptes avec ceux qui l’ont poussé à la démission : « … aucun bouleversement (aucune révolution) n’est là… ». La deuxième est particulièrement inquiétante. Qui sont ceux « qui ne veulent pas du tout de révolution » ? Si ne sont pas des juifs – déjà interdits d’université ou exilés – ils sont semblables à eux ; ils sont leurs complices. La menace est claire et bien dans les manières de « l’intellectuel nazi » : «… le risque est en effet qu’ils se découvrent à cette occasion comme étant manifestement de trop ». Que fait-on en effet des gens qui sont de trop ? Des gens qui se « découvrent » comme tels ?

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