Martin Heidegger a réussi, avec Etre et Temps, un coup extraordinaire. Il y a consigné, à la barbe de l’humanisme, les fondamentaux « constitutionnels » de ce que, d’après Hölderlin et Hitler, nous pouvons appeler « Germania ». C’est une sphère, et une sphère totalement pure de juifs, judenrein. Heidegger connaît Mein Kampf, publié en 1924 quelques années seulement avant Etre et Temps (1927). Il a sans réserve approuvé la description qu’Hitler y fait du complot juif contre l’Allemagne. Cela se vérifie par les passages antisémites des Cahiers noirs, « dignes » de Mein Kampf et des Protocoles des Sages de Sion.
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Mais comment peut-on supposer un seul instant qu’ Etre et Temps puisse être un livre nazi ?
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Je prie le lecteur de croire que j’ai la conviction de ne me livrer ici à aucune facétie. Je crois simplement m’être fait une représentation exacte de la duplicité heideggerienne, duplicité que je trouve insupportable tant intellectuellement que moralement. C’est l’injure perpétuelle contre la philosophie et le principe de solidarité humaine.
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Mon premier argument, déjà exposé sur d’autres pages, est que le titre même, Etre et Temps, est un titre nazi. Le sens de « être » ne se réduit nullement à une notion purement ontologique. Elle signifie aussi quelque chose comme identité, identité du peuple allemand, séparation et souveraineté absolue de celui-ci. Mais, surtout, « Etre » s’oppose implicitement, nimbé de ce silence dont parle Heidegger dans les années 30 dans des lettres à Bauch, à « juifs ». Ceux-ci sont représentés comme des agents de nihilisme, de destruction des « plus hautes valeurs » et, à travers elle, du peuple allemand, peuple de « poètes et de penseurs » héritiers de la seule langue vivante de l’être. Bref, « être » s’oppose au « néant », au nihil en tant que résultant de « l’enjuivement ». (Le mot est emprunté à Heidegger lui-même).
Et ce « silence dans la pensée », c’est celui du projet hitlérien d’extermination des juifs. Silence qui a perduré, avec des modalités différentes, jusqu’à la mort de Heidegger.
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Dans le titre Etre et Temps, « être » est le nom donné à Heidegger à la mission qui doit être celle du peuple allemand dans sa guerre contre les juifs. Etre doit se concevoir, pour Heidegger, comme « transitif ». Etre est une transitivité. Etre EST, comme on peut dire, par exemple, que le « chaud chauffe ». Bref, ça va être ! Et cette transitivité de être ça ne sera pas autre chose que ce qu’il nommera en 1935 et dans Etre et vérité : « l’anéantissement total de l’ennemi intérieur enté sur les racines du peuple ». Ça va être signifie : ça va exterminer !
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Quant à la conjonction de « être » et de « temps » elle est porteuse d’une multitude de sens dont un est que la « question juive » doit cesser d’être reportée à la fin des temps. Heidegger est nietzschéen. Il est en train de rompre avec le catholicisme. C’est dans ce monde-ci que la solution finale doit intervenir puisque aussi bien c’est ce monde-ci que les juifs corrompent et dérobent à la pensée méditante et poétique du peuple qui parle la langue de l’être. Parler la langue de l’être… Le discours antisémite se justifie, chez Heidegger, comme discours de l’être contre les forces du néant. « Etre et Temps » recèle ainsi les principes mêmes des camps de concentration et des dispositifs d’exterminations. En ce sens les camps de la mort, ce n’est pas la même chose que l’ « agriculture industrielle », comparaison heideggerienne, mais bien plutôt la « même chose » qu’Etre et Temps !
Cette abomination est virtuellement contenue dans Etre et Temps. Et dans le titre lui-même.
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Deuxième argument : je soutiens que « Dasein » est un terme qui, toujours sous une apparence universaliste, désigne l’allemand pur, rendu à l’intégrité de son essence. Les nazis des mass médias disaient « aryens ». Heidegger dit « Dasein » et une grande majorité de commentateurs ont cru que, lorsque Heidegger parle de « l’être de l’homme », ou Dasein, il désigne quelque chose comme la réalité humaine, l’existence humaine générique. Heidegger lui-même a contesté cette interprétation. C’est un trait structurel du Dasein que d’être au monde. Or, dira Heidegger dans les Cahiers noirs, ces cahiers où il est beaucoup moins « silencieux » que dans Etre et Temps, que les juifs sont « sans monde ». Le Dasein est au monde ; les juifs sont sans monde. Dasein existe pour ne pas dire « homme » ou « être humain » mais pour dire « allemand pur » ou « aryen ». De même que être s’oppose au néant de l’enjuivement Dasein s’oppose à « juif ». Il en est l’antonyme.
Dans la mesure où tout Etre et Temps repose sur l’importance de l’analytique du Dasein – clé de l’herméneutique de l’être – la signification antisémite de « Dasein » complète le programme.
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« C’est uniquement en allant au bout de décisions extrêmes qu’une Histoire peut encore être sauvée face au gigantisme de l’anhistorial. » Heidegger, (GA65, p.450).
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Une des étrangetés d’Etre et Temps, livre encore aujourd’hui célébré, est qu’il est resté inachevé et qu’il s’est conclu par ailleurs sur un échec : l’analytique du Dasein ne parvient pas à élucider le sens de l’être. Il fallait peut-être s’y attendre. Il n’en demeure pas moins que le nazisme intellectuel de Heidegger se met en place dans Etre et Temps. Avec lui l’université entre en guerre contre les juifs. Heidegger abandonnera au reste par la suite le ton encore phénoménologique d’Etre et Temps. Il se fera davantage poète-penseur mais toujours pour légitimer et célébrer en toute connaissance de cause le nazisme.
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Au vu et au su des commentaires disponibles d’Etre et Temps on pourrait penser que Heidegger s’est peut-être pris un peu à son propre piège. Rarissimes sont les critiques qui admettent le contenu nazi de l’ouvrage. (Günther Anders demeure une exception). L’illusion perdure. Elle n’est sans doute pas inutile au nazisme savant pour pénétrer certains milieux. Mais on imagine qu’il ne doit pas être si facile de convaincre de la véritable signification du livre tant le mot Dasein se prête à des interprétations universalistes et humanistes. Il était impératif que Heidegger gardât le mystère et le secret sur l’ »aryennité » de Dasein. Mais il ne manque pas de remarques, par exemple dans La lettre sur l’humanisme, destinées à corriger l’interprétation universaliste de l’analytique du Dasein. Les SS y deviennent ainsi des « Bergers de l’Etre ». Mais cela aussi est refusé. Ce serait trop énorme et ne peut être considéré que comme une grossière et stupide calomnie. C’est Heidegger qui dupe son monde. Avec une étrange et constante facilité.
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Le texte de Heidegger est volontairement affligé d’un strabisme. Un œil clair regarde vers les lecteurs dupés, ceux qui constituent le « faux public ». Un œil sombre et décidé regarde vers les lecteurs nazis, ceux qui constituent le « vrai public ».
Heidegger a en effet explicitement formulé l’idée qu’il s’adressait au « vrai public ». Ce public prêt à prendre les décisions ultimes. Le public des nazis, des tueurs.
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