Dire qu’Etre et Temps n’est pas un livre de philosophie n’est pas formellement anti-heideggérien puisqu’aussi bien Heidegger lui-même a explicitement renoncé au paradigme ‘philosophie’. Une des raisons de ce rejet, de cet acte de « Destruktion », tient à ce que le paradigme ‘philosophie’ est par tradition inséparable d’un universalisme d’adresse au moins de droit. Il n’a généralement pas été compris que le texte où il s’en prend le plus à la philosophie, La lettre sur l’humanisme, est un texte où avec sa discrétion légendaire Heidegger proteste contre le procès de Nuremberg, son jugement et ses condamnations. Streicher, Ribbentrof, Göring et les autres étaient des « bergers de l’être ». Je calomnie, dira-t-on, et de manière autant ridicule qu’injurieuse. Je persiste et signe : Heidegger savait qu’un jour viendrait où il y aurait beaucoup de lecteurs pour consentir à considérer les condamnés de Nuremberg comme des « bergers de l’être » cruellement sacrifiés à la métaphysique « droitdelhommiste » des vainqueurs de 1945 : les judéo-américains et les judéo-bolchéviques.
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Précisément si Etre et Temps n’est pas un livre de philosophie c’est d’abord pour la raison que son adresse est intentionnellement exclusive et excluante. Heidegger écrit d’abord et avant tout pour le peuple allemand, le Volk, et ses cadres intellectuels et administratifs. Cela pourrait encore aisément être accepté le lecteur faisant quant à lui la démarche de transformer « l’ontologie restreinte » d’Etre et Temps en « ontologie générale ». Mais il y a beaucoup plus grave qu’une simple exclusivité d’adresse. En ayant acté dans les Cahiers noirs, lui le grand philosophe et l’heureux auteur d’Etre et Temps que les juifs étaient weltlos, sans monde, il livre le mode d’emploi d’Etre et Temps. Et là nous en découvrons, je pèse mes mots, toute l’horreur et toute l’abjection.
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Si les juifs sont sans monde, pour Heidegger – il les rabaisse en-dessous des animaux puisque ceux-ci, pour lui, ne sont que pauvres en monde – et alors qu’une des caractéristiques essentielles du Dasein est d’être-au-monde, cela ne peut que signifier que le mot «Dasein » est un mot pour dire le contraire de ce qui est attribué aux juifs. Comme une des grandes thèses de Sein und Zeit est que la question de l’être n’est compréhensible qu’à partir du Dasein et de son entente de l’être cela ne peut que signifier que Etre et Temps est un traité qui, en ce qu’il a de plus spécifique, chasse les juifs de l’humanité.
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Etre et Temps est une shoah symbolique.
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En ce sens Dasein est la ruse lexicale empruntée par Heidegger pour dire « aryen », l’aryen étant l’allemand pur, de souche et de langue, et appelé à exercer une souveraineté absolue.
Toute une terminologie du secret pourrait être ainsi mise au jour. L’être-au-monde, par exemple, peut se comprendre comme une manière de dire que le Dasein-Aryen est fait pour conquérir, dominer, purifier ethniquement, exterminer, coloniser.
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Cela me surprend d’autant moins que je suis convaincu depuis quelque temps que le titre même d’ »Etre et Temps » n’est qu’une traduction de la croix gammée. Etre pour le centre de la croix ; temps, mais temps historial, pour les branches d’extrémités en ce qu’elles suggèrent un dynamisme.
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Un peu plus de nuances tout de même dans vos propos. Aristote défendait l’esclavage par nature et l’on continue à le lire… Heidegger nous permet de lire son anti-judaïsme ontologique dans des textes qu’il a laissé publier et qu’il aurait pu détruire, s’il avait voulu construire sa statue. Ce point me paraît capital et oblige à plus de prudence, c’est-à-dire à penser au lieu d’aboyer comme vous le faites. Plus généralement c’est tout le projet ontologique de Heidegger JUSQUE DANS TOUTES SES OUTRANCES qu’il faut déconstruire : mais merci à lui de nous permettre de pouvoir mener une telle critique aussi grâce à ses fourvoiements. Je n’attends pas d’un penseur qu’il soit un type bien, capable de susciter la sympathie des bobos qui lisent le Monde, j’attends d’un penseur qu’il me donne à penser jusque dans ses erreurs ou ses délires (il y en a bien chez Kant, chez Hegel, chez Schopenhauer, chez Proudhon, chez Nietzsche, chez Husserl, etc…). Je préfère toujours avoir tort avec quelqu’un qui pense que raison avec quelqu’un qui ne pense pas. Quant à Heidegger : peut-être a-t-il inspiré Hitler (au point où on en est…) mais aussi des hitlériens aussi notables que Lévinas, Arendt, Jonas, Sartre, Lacan, Foucault, Derrida, Nancy, Marion, Sloterdijk et la liste est longue. Pour un idéologue du national-socialisme où notre époque – qui n’a pour représentant intellectuel notable à mettre en avant que Michel Onfray ! — croit pouvoir le réduire, ce n’est déjà pas si mal. Enfin une dernière remarque : on continuera à lire Heidegger bien longtemps après qu’on aura oublié jusqu’aux noms de ceux qui tentent de faire accroire que Hitler et les Waffen-SS furent les premiers disciples du penseur de Fribourg. Les chiens aboient et la caravane passe… Mais surtout chien qui aboie ne mord pas…
Bien à vous
Restez avec vos certitudes : elles vous permettent d’être parfaitement adapté à un monde qui ne veut que des certitudes. Mais avoir des opinions voire des certitudes, c’est seulement avoir des pensées, et avoir des pensées, c’est ne jamais pouvoir penser.
P.S. Je n’avais pas lu vos autres propos sur Heidegger, ce que je viens de faire : ils m’en apprennent plus sur vous que sur Heidegger lui-même. D’aucuns disent aussi que Jésus et Marie-Madeleine ont eu des enfants et que les hommes n’ont pas marché sur la lune. Vous vous inscrivez visiblement dans une lignée qui fait florès en ce moment : les paranoïaques du Web… Je vous plains très sincèrement.
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Réponse du phiblogZophe :
Dois-je vous remercier de me plaindre « très sincèrement » ? Il s’avère qu’il m’est arrivé de me plaindre moi-même… En songeant au jeune étudiant que j’étais et qui, essayant de comprendre L’origine de l’œuvre d’art, de Heidegger, ne disposait alors d’aucun appareil critique sérieux qui l’aurait averti que les conférences prononcées par Heidegger sous ce titre l’ont été dans un contexte hitlérien. Il fallait déjà avoir une certaine présence d’esprit pour aller chercher en fin d’ouvrage une indication de date. C’était « vendu » comme de la philosophie éternelle et surtout sans aucun lien avec le pire des régimes qui n’ait jamais existé. Vous me classez parmi les « paranoïaques du Web ». Mais j’ai appris que le livre, le magnifique livre, pouvait charrier le pire des poisons. Les Protocoles des Sages de Sion, Mein Kampf sont des livres et vendus avec succès dans certaines régions du globe. On ne parle pas de « ça » me direz-vous mais de Heidegger. Mais, précisément, je suis entré en révolte contre Heidegger le jour où j’ai été convaincu qu’il bafouait la règle élémentaire de l’honnêteté intellectuelle en violant systématiquement la règle d’univocité. Heidegger c’est l’empire du double langage. Abject et inacceptable en philosophie. Non seulement il approuve la barbarie nazie mais il se comporte de même de manière barbare comme « penseur » en usant d’un langage à double sens. Sous cet angle je récuse l’idée d’après laquelle la « pensée » selon Heidegger pourrait être d’une manière ou d’une autre ce qui donne sa mesure à l’acte philosophique. C’est cette mesure que vous m’appliquez : j’en suis plutôt satisfait tant Heidegger me semble constituer une imposture. Sa religion de l’être est un projet criminel. Dans une lettre à Bauch en date du 1er Aout 1943, note Sidonie Kellerer, Heidegger déclare : « Ce qu’il y aurait à dire ne saurait l’être dans un cours de manière directe ». ll s’agissait de s’adresser au « vrai public ». Bref le discours apparemment univoque pour le « faux public » ; le discours codé, et à décoder, pour le vrai public. « Ce n’est pas seulement depuis 1927, depuis la publication d’ « Etre et Temps » que je garde le silence dans la pensée, j’y veille de manière permanente dans cet ouvrage même et déjà bien avant ». Il faut prendre la mesure de ce que ces déclarations jette de lumière blafarde y compris sur cet intouchable « Etre et Temps ». Le silence dont il est question n’est pas celui d’une simple réserve puisqu’il renvoie directement à ce que le silence, comme silence, tait. Et ce qu’il tait c’est la haine antisémite et la volonté d’extermination. Après l’arrivée au pouvoir d’Hitler Heidegger sera au reste un peu moins silencieux puisque, dans Sein und Wahrheit, il justifie la nécessité de « l’anéantissement total de l’ennemi intérieur enté sur les racines du peuple ». Heidegger est nazi, y compris celui qui écrit Etre et Temps. Au reste, selon moi, le fameux terme « Dasein » dit en le taisant cet autre mot bien plus idéologique d’ « aryen ». Dasein est le mot plus comestible, pour l’université de 1927, que le mot aryen. « Dasein » est ainsi un terme illusoirement universel. Heidegger a au reste, plus tard, récuser la traduction française de Dasein par « réalité humaine ». Notez qu’il fait une claire distinction entre « faux public » et « vrai public ». Vous faites partie du « faux public », le vrai étant constitué par ceux qui savent et veulent lire positivement Etre et Temps comme un livre nazi, antisémite et hitlérien.
Mais, précisément, à propos de nazisme, vous n’en dites rien explicitement. Vous usez de l’euphémisme « outrances » pour désigner le nazisme heideggérien. L’appel à l’extermination de l’ennemi intérieur est une « outrance ». Vous écrivez le mot en majuscule comme si cela devait être le mot juste, absolument juste, pour désigner ce que j’appelle, avec d’autres, le nazisme heideggérien. Ce n’est pas parce que ça passe par Heidegger que le nazisme n’est qu’une outrance.
Vous citez, mais c’est le rite habituel, une liste de noms : Derrida, Marion, Levinas… Levinas, dans une note à ses réflexions sur l’hitlérisme, dit clairement que la nazisme n’est pas qu’un accident monstrueux mais puise ses origines dans une tradition où une certaine ontologie joue un rôle. Et de pointer explicitement l’ontologie de Heidegger. Ce Levinas-là a contribué à ce que je prenne mes distances avec Heidegger.
Aujourd’hui nous en savons assez pour démonter systématiquement le double langage de Heidegger, ce langage qui fait de Heidegger un « philosophe pour SS » (et quand bien même rares seraient ceux des SS qui l’ont lu). La SS fait effectivement partie du « vrai public » de Heidegger.
Qu’il s’agisse de l’approche « catholique » de Marion ou de l’approche « juive » de Zarader d’Etre et Temps j’avoue n’éprouver aucune admiration particulière pour des auteurs suffisamment aveugles pour se constituer en « faux public » et favoriser des lectures naïves d’Etre et Temps.
En vous souhaitant d’être en mesure de tirer les conséquences de la distinction heideggerienne entre « vrai public » et « faux public ».
Skil
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