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Trois personnages sont ici mis en scène. De gauche à droite : Cupidon – fils de Vénus et de Mars; Venus et une Esclave Noire. Vénus étant déesse romaine la scène de cette toilette peut se dérouler dans la Rome antique. Le pouvoir déterritorialisant de la peinture fait qu’elle peut se dérouler aussi dans d’autres lieux. Au XVII° siècle la mythologie de l’antiquité est un exotisme particulièrement séducteur. Nous pouvons aller jusqu’à imaginer une mise en scène dans une maison close ou, à domicile, dans une chambre d’un hôtel particulier. La Dame est ainsi préparée sous les yeux du client.
Rubens a probablement négocié son tableau en laissant quant à lui son client apprécier en silence certains des charmes intimes, enfin visibles et accessibles, de Vénus la Beauté. Le peintre devait être à la hauteur, y compris dans l’art de cacher ce qui est montré de manière transgressive, du fantasme vénusien.
Il y a donc trois personnages plus l’image du visage de l’un d’entre eux. Ces trois personnages regardent tous la même chose : Vénus. Cupidon regarde sa mère, Vénus, et semble la féliciter pour sa beauté; l’Esclave Noire contemple le visage de Vénus dans son rapport à la douce blondeur de ses cheveux; Vénus elle-même regarde Vénus dans le miroir que lui tend son fils Cupidon. Le spectateur du tableau est naturellement exclu de cette scène du regard. En échange il a accès à la nudité de cette partie du corps que les échanges de regards et de paroles maintiennent normalement dans le hors champ. Et, certes, de se regarder et de se parler n’implique pas qu’on ait aisément accès à la nudité de « devant ». Sauf qu’en peinture et même en sculpture le dos et les fesses sont rarement le sujet explicite et direct de la vision. Et là le dispositif, d’essence libertine, est qu’en regardant l’image d’elle-même que Vénus contemple pour son plus grand contentement il nous est donné à voir « l’arrière » du modèle. La convention du face à face humain est conservée puisque nous participons au narcissisme de Vénus. Mais, en même temps, et puisque le reflet du miroir suppose que le modèle nous tourne le dos, nous sommes en mesure de contempler et le dos et les fesses. Ils ne sont pas moins humains que la poitrine et le ventre que celui-ci soit ou non accompagné de la représentation du bas-ventre.
Dans le détail ci-dessous nous voyons comment le spectateur se trouve en situation de pouvoir voir en même temps, et non dans la succession, les deux profils du visage de Vénus. Le pouvoir hétérotopique du miroir, comme dirait Foucault, repose sur la production mécanique et immédiate, et dans n’importe quel lieu, d’une représentation plane, sans profondeur, du monde réel. La contrepartie – il faudra attendre la photographie pour que la situation change – est que les images reflétées par le miroir sont instables et ne peuvent être conservées, fixées, comme telles. A l’inverse, et à la condition d’un travail patient et savant, le peintre peut fixer une image, même celle d’un miroir, comme pour l’éternité. La vision naturelle elle-même est instable. C’est le rituel du dessinateur et du peintre qui permet de fixer une image autrement évanescente. Là, pour sa Vénus, Rubens complète sa vision naturelle, placée sous l’autorité de la peinture, par celle permise par le miroir, sorte d’oeil sans conscience et sans vie, purement mécanique. Quand le peintre s’émeut de la beauté de son modèle il peut être certain que le miroir reste d’un calme olympien. Il ne proteste pas quand on le détourne de Vénus. Il ne désire pas non plus être dirigé vers elle. C’est un regard mort.
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Autre est le regard de l’Esclave Noire! On pressent que, là, on ouvre la porte en direction de très nombreuses questions. A l’évidence ce contraire qu’elle incarne sur sa peau et dans le crépu de ses cheveux met en valeur la douceur et la blondeur des longs cheveux de la déesse. Mais, précisément, c’est une déesse, la déesse de la Beauté. Beaucoup de spectateurs, à côté de l’éclat d’une telle déesse, ne sont que des « esclaves noirs »! Le regard que la jeune femme noire pose sur Vénus est celui d’un étonnement ravi et enchanté. Une telle blondeur! Une telle douceur! Comment est-ce possible! C’est l’obscurité goûtant à la lumière. Mais, là, il se passe quelque chose de très étonnant, un brutal changement de registre. Nous ne regardons plus : nous touchons! nous caressons! L’Esclave Noire a la liberté de passer ses doigts et sa main entière dans les cheveux de la déesse de la Beauté. Le regard et les doigts, comme pour le peintre à l’oeuvre ou quand il dessine, vont ensemble. L’Esclave Noire ne regarde pas seulement une couleur, le blond, elle regarde aussi une douceur. Elle touche ainsi le blond.
Cette scène ne transforme pas un XVII° siècle voué à la traite des noirs et au commerce triangulaire. Elle peut être commentée dans le sens d’une justification de l’animalité des nègres. La beauté est blanche et blonde. L’Esclave Noire semble le constater comme si elles étaient des qualités à jamais impossibles à atteindre pour elle.
Ce qui est pourtant possible c’est précisément d’imaginer l’émerveillement inverse : une main blanche sur la douceur d’une peau noire; des doigts dans le crépu moussu d’une chevelure. Il est difficile d’imaginer qu’un peintre tel Rubens n’ait pas eu cette idée.
C’est au coeur de l’intimité de la chevelure blonde et fine de Vénus que pénètre la main noire et ses doigts, alors enchantés par tant de douceur. Pour qui a pu connaitre les rigueurs de l’esclavage une telle douceur blanche est peut-être l’annonce d’un possible bouleversement.
Le regard caresse le dos. Il y est invité. Mais il y a cet autre regard, celui de Vénus, tout entier à la contemplation de Vénus elle-même mais qui, par sa direction, semble croiser le nôtre et nous engager dans un face à face sinon une conversation. Admettons toutefois que nous cédions à la fantasmatique. Le tableau s’y prête. Il est provocant, excitant.
Je tente ici une dérive précisément fantasmatique. Le tableau fonctionne alors comme un leurre sexuel. Le spectateur retrouve un fond bestial. Il imagine pénétrer Vénus « à la levrette ». N’en doutons pas : l’époque devait être prolixe en mises en scène érotico-mythologiques. Même là, cependant, il ne pourra se soustraire au regard de celle qu’il aime bestialement. Voici bien l’écartèlement : entre animalité et humanité. C’est toute une culture de l’âme et du corps; de l’esprit et de la chair; de la grâce et de la honte qui se résume ici.
Quel est cependant ce visage? Comment était justifiée, au XVII° siècle, l’inégalité entre les hommes et les femmes? La reconnaissance du visage est d’une autre nature que celle de la chair désirable. Grâce à la complicité du miroir l’animal sexuel demeure ou redevient un homme spirituel. Mais n’est-ce pas un leurre suprême? Ce serait alors le reflet même de notre égarement. N’est-il pas alors l’allégorie de l’âme cela même dont les femmes ont été privées pendant des siècles?
Soyons spinozistes. Nous ne désirons pas ce qui est beau mais trouvons beau ce que nous désirons. Que désirons-nous alors en contemplant la beauté d’un visage qui n’aurait aucune réalité tangible si nous nous absorbions dans l’animalité du sexe? Le miroir détient-il le secret de la sublimation? Les prostituées, pour de nombreux clients, n’ont pas de visage. Elles sont comme le tableau de Rubens mais sans miroir. Je force un peu le trait. Si, elles ont un visage les prostituées. Mais tout juste bon pour rassurer les clients sur leur humanité parfois si mal en point.