Jean-Luc Nancy reconnaît l’antisémitisme de Heidegger

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Le Professeur Friedrich-Wilhelm von Herrmann fait circuler un écrit au sujet de Peter Trawny et des propos antisémites présents dans deux des volumes récemment publiés des « Carnets noirs » de Martin Heidegger. Cet écrit de 8 pages est traduit en français par François Fédier et Alexandre Schild.
La teneur de ces pages est tellement contraire à la rigueur philologique et philosophique aussi bien qu’au bon sens et au respect des personnes que je ne peux pas ne pas protester avec la plus grande fermeté.
Que dit le Professeur von Herrmann ?
Premièrement, que Peter Trawny, éditeur des volumes concernés, a publié à leur sujet un livre « absolument non philosophique » dans lequel il « diffame » Heidegger en imputant à sa pensée un trait antisémite. Il se serait ainsi livré à une « campagne » de dénigrement de Heidegger.
Deuxièmement, que la diffamation est clairement établie par la raison que « ces extraits ne font pas partie des éléments constitutifs de la pensée systématique à l’œuvre dans la pensée qui s’attache à l’histoire-destinée de l’être ».
Cette raison ne se soutient pas un instant.

Tout d’abord, elle se dispense complètement d’expliquer la présence des dits « extraits ». Constatant que Heidegger caractérise « le monde juif » par les traits majeurs qui décrivent pour lui l’état de l’Occident moderne, le Professeur von Herrmann en conclut que « le fait qu’il mentionne en propre le “monde juif planétarisé” et fait porter sur lui sa critique, bien que la caractérisation qu’il met ainsi en relief vaille tout aussi bien pour toute l’époque des Temps nouveaux, ce fait doit être compris comme une réaction à l’esprit de son temps ». Cela signifie au moins que Heidegger répète l’antisémitisme le plus banal de son temps à l’appui d’une critique des « Temps nouveaux » dont il reste dès lors à comprendre pourquoi cette critique a besoin, si peu que ce soit, de cette confirmation par une pensée vulgaire. Mais il reste aussi à comprendre pourquoi les traits essentiels de l’Occident moderne se trouvent concentrés dans une identité ethno-culturelle déterminée, précisément celle à laquelle s’en prend alors et déjà depuis longtemps un courant de pensée extrêmement grossier et même nourri d’écrits forgés à dessein (comme les fameux « Protocoles des Sages de Sion »).

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Mais il y a plus – il y a beaucoup plus. Contrairement aux allégations du Professeur von Herrmann, le rattachement des propos antisémites à la « pensée systématique » est parfaitement clair. Le lecteur le moins prévenu peut s’en assurer et il suffira, ici, d’un exemple décisif : l’absence de sol (Bodenlosigkeit) et l’absence d’histoire ou de destinalité historique (Geschichtslosigkeit) sont deux des traits déterminants des « Temps nouveaux ». Or selon Heidegger, les Juifs ne partagent pas seulement ces traits, ils les portent ou ils les incarnent avec une acuité particulière (qu’on se réfère à la page 97 du vol. 95 où c’est « la plus grande absence de sol » qui leur est imputée).
Ce n’est pas ici le lieu de déployer l’analyse. Je me réserve de le faire ailleurs de manière « systématique ». Mais il est hors de discussion que l’antisémitisme occupe une place déterminée dans le dispositif de pensée de ces volumes. Quelles conclusions il convient d’en tirer, c’est encore une autre question. Je ne conclus pas à un rejet indistinct de toute l’œuvre de Heidegger – car c’est de toutes façons de pensée philosophique qu’il s’agit et non d’une simple « condamnation morale » comme semble le croire le Professeur von Herrmann.

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Ce Professeur se soucie en effet beaucoup plus de l’image publique de son maître que de la portée et de la connexion philosophique des textes qu’il s’agit de lire. On comprend bien qu’il aurait préféré ne pas avoir à s’expliquer sur ces textes, puisque, précisément, il n’arrive pas à le faire. Ne s’expliquant pas, il ergote, il se livre à des approximations (« réaction à l’esprit du temps ») et surtout à des imprécations dont il n’apporte aucune preuve. Le livre de Peter Trawny sur ces textes de Heidegger est un livre parfaitement sobre et mesuré, qui donne un état clair de la situation textuelle, engage fort peu d’interprétation et avance seulement quelques pistes heuristiques. Bref, son auteur s’en tient à ce qu’il ne pouvait pas éviter de soumettre au jugement de tous une fois qu’il avait fait le travail d’éditer ces textes de manière consciencieuse.

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Puisque le Professeur von Herrmann ne se prive pas d’insinuations perfides quant aux intérêts personnels qu’il impute à son collègue Trawny, je précise ici très clairement que je n’ai pas de lien particulier avec ce dernier, que je n’ai perçu de sa part aucun comportement cherchant à se rallier des soutiens. J’ai participé à Wuppertal à un colloque sur ces « Cahiers noirs » sans m’y sentir le moins du monde invité à soutenir une position plutôt qu’une autre. La publication des actes de ce colloque permettra, je n’en doute pas, de mieux juger de ce qui est réellement en jeu.

Jean-Luc Nancy
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